L'inefficacité totale des lois autoritaires en matière de sécurité
Les attentats perpétrés par des extrémistes musulmans au cours des derniers mois au Canada, en Australie et en France ont ramené la question du « terrorisme endogène » au cœur des discussions politiques du monde occidental. D'Ottawa à Paris, les gouvernements investissent financièrement et législativement dans le renforcement des services de police et de sécurité, vendus par leurs enthousiastes partisans comme étant vitaux à la sécurité publique.
La raison officielle donnée à cette accentuation du contrôle policier et de la surveillance est qu’elle permettra de réduire le terrorisme et la radicalisation. Pourtant, l’examen attentif de la nature de ces questions suggère que ces politiques sécuritaires musclées auront finalement un effet contre-productif.
La nouvelle législation antiterroriste présentée le mois dernier au Canada par le Parti conservateur du Premier ministre Stephen Harper en est un bon exemple. La « Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada » (ou projet de loi C-51, comme on l'appelle maintenant) constitue l'ensemble de lois le plus radical proposé par l'administration canadienne post-11 septembre pour combattre le terrorisme.
Ce texte de loi coïncide avec la participation du Canada à la campagne de bombardement contre l'« Etat islamique » (six avions de chasse canadiens et deux avions de reconnaissance opèrent depuis les bases aériennes koweïtiennes), étayée par une rhétorique de la peur incessante depuis les attentats du 11 septembre 2001. Dans la politique nationale canadienne, ce discours se manifeste entre autres dans la façon dont la menace de la radicalisation et du terrorisme endogène est traitée par le gouvernement.
Le projet de loi C-51 en est juste l'exemple le plus récent. Il propose entre autres d'étendre davantage les pouvoirs et les mandats du service d'espionnage du pays, le SCRS, tout en cherchant à criminaliser « tout matériel promouvant ou encourageant des actes de terrorisme contre les Canadiens en général, ou la perpétration d'un attentat spécifique contre les Canadiens ». Ces lois sont déposées alors que le Canada a déjà construit un appareil de sécurité démesuré qui manque de surveillance civile.
Selon Yasin Dwyer, qui a officié en tant qu'aumônier musulman auprès du Service correctionnel du Canada pendant douze ans et a eu à traiter avec des délinquants coupables de terrorisme, cette approche résolument sécuritaire se montre sévère face au crime mais pas face à ses causes. Cette démarche ne met pas l'accent sur la nécessité de remonter à la source de ces problèmes qui, selon lui, est bien moins liée à la croyance religieuse qu'à des griefs et des frustrations personnels. Au lieu de cela, les gouvernements sont en train de construire des structures massives afin de réguler les symptômes plutôt que de traiter la maladie.
Le Canada fait déjà partie de l’alliance tristement célèbre en matière de surveillance connue sous le nom des « Five Eyes », qui inclut également les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Ottawa a ainsi pris des mesures colossales pour renforcer les services de police et de renseignement sur son territoire. Une section des archives révélées par Edward Snowden indique, par exemple, que le Centre de la sécurité des télécommunications (CST, anciennement CSTC) a surveillé des millions de téléchargements sur Internet dans le cadre d'un programme baptisé « Levitation ».
Il ne s'agit là que d'un aspect de ce qui est essentiellement l'appareil de surveillance mondiale du Canada, qui continuera de se développer si le projet de loi C-51 entre en vigueur. D'après des documents découverts par Michael Geist, un juriste spécialiste des questions de sécurité, les entreprises canadiennes de télécommunications se montrent étrangement coopératives avec le gouvernement fédéral au sujet de l'installation de systèmes de surveillance et d'interception dans leurs réseaux et de la divulgation des données des utilisateurs à l'Etat lorsque celui-ci le leur demande. Les défenseurs des libertés à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement ont émis des mises en garde contre le fait que les lois antiterroristes canadiennes fragilisent les libertés civiles fondamentales.
A l'heure actuelle, l'idée qui anime l'antiterrorisme est que le renforcement des mesures de police et de surveillance augmente les possibilités de déjouer les complots terroristes avant qu'ils ne soient mis à exécution. Une fenêtre d’opportunité a été ouverte pour de nombreux politiciens occidentaux souhaitant revenir à une rhétorique axée sur la peur afin de grimper dans les sondages après les événements d'octobre dernier au Canada et suite au massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo à Pari en janvier 2015. La France a investi une quantité importante de ressources dans l'appareil de renseignement du pays, et le Canada fait de même. Pourtant, rien ne permet d'attester que la radicalisation et la menace du terrorisme s'intensifient au Canada.
Ce que l'on omet, c'est la montagne de preuves réfutant l'idée qu'un appareil de sécurité nationale disproportionné contribue à renforcer la sécurité publique. Une des études les plus approfondies sur le sujet, réalisée par la New America Foundation, a examiné 225 affaires de complots aux Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001, qui ont abouti à des condamnations, des morts ou d’autres issues. D'après les conclusions du rapport, seules quatre de ces affaires avaient un lien significatif avec la collecte massive de métadonnées privées par la NSA.
En outre, plusieurs études menées par des organismes de sécurité et de renseignement, comme le groupe Soufan, ont souligné que la meilleure façon de réduire la radicalisation est de collaborer avec les groupes populaires et associations locales qui sont capables de prendre le pouls des communautés.
Par exemple, Stéphane Pressault, coordinateur de projet pour le Conseil canadien des femmes musulmanes (CCFM), a travaillé avec un grand nombre de jeunes à travers le Canada. Il note que le processus de radicalisation n'est vraiment perceptible que par ceux qui sont proches des individus touchés, et que ces personnes devraient être intégrées dans la solution, c'est-à-dire que les responsables de la sécurité devraient coopérer beaucoup plus étroitement avec les membres des communautés qui se préoccupent sincèrement de la sécurité publique.
C'est le seul moyen reconnu permettant de comprendre les dynamiques spécifiques qui se cachent derrière la trajectoire très individualisée et multidimensionnelle de la radicalisation ; il est impossible d'avoir la situation en main si l'Etat contrarie délibérément ou par inadvertance ces communautés et les appréhende de façon monolithique.
Or, c'est pourtant ce qui se passe en ce moment entre les communautés musulmanes de l'ensemble du monde occidental et les gouvernements sous lesquelles elles vivent. Un lien direct, bien qu'implicite, est établi entre la politique étrangère vis-à-vis du Moyen-Orient et la stratégie nationale visant à réduire le terrorisme endogène. Le discours politique qui étaye ces deux sphères politiques consiste à reporter tout le mal sur un groupe particulier. Dans ce cas, les valeurs qui animent les communautés musulmanes vivant en Amérique du Nord et en Europe sont perçues comme étant analogues aux idéologies qui soutiennent l'« Etat islamique ».
Cette forme de paranoïa et d'antagonisme engendrera davantage de paranoïa et d'antagonisme au sein de ces communautés, dans la mesure où ce discours fait le jeu des extrémistes musulmans qui font eux aussi la promotion d'une vision du monde « Occident contre islam ». C'est exactement ce type de mentalité qui doit être évité. Et pourtant, bon nombre de gouvernements mettent en œuvre des politiques qui ne feront que renforcer son attrait.
- Steven Zhou est un collaborateur régulier d'Al-Jazeera English, The American Conservative, Ricochet Media et Muftah, entre autres. Il rédige régulièrement des chroniques pour The Islamic Monthly, dont il est rédacteur adjoint. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @stevenzzhou
Légende photo : les défenseurs des libertés ont émis des mises en garde contre le fait que les lois antiterroristes soutenues par le Parti conservateur du Premier ministre Stephen Harper fragilisent les libertés civiles fondamentales au Canada (AFP).
Traduction de l'anglais (original).
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