Les nouveaux oligarques américains, garants de la guerre perpétuelle
Chaque guerre contre le terrorisme comporte son lot d’arnaques nationales. Des milliards d’Irak volatilisés aux contrats gouvernementaux sans appels d’offre ayant approvisionné le compte Haliburton de Dick Cheney pour un montant de 40 milliards de dollars d’argent du contribuable, la guerre perpétuelle de l’Amérique a enrichi quelques privilégiés aux dépens des finances du pays, à l’instar des magnats des banques d’investissement du XXe siècle ou des industriels véreux qui les ont précédés.
Le Nobel d’économie Paul Krugman a un jour lancé malicieusement que « l’Amérique s’est transformé d’un pays qui fait des choses à un pays qui invente des choses ». Alors que Krugman se référait spécifiquement aux inégalités économiques, au transfert de richesse de la classe moyenne au sommet causé par « l’ingénierie financière » de Wall Street, son bon mot pourrait également s’appliquer au complexe industrialo-sécuritaire national, en plein essor.
La « guerre contre la terreur » a engendré une nouvelle classe d’oligarques américains et a transféré une part extraordinaire de la richesse publique à un petit nombre de charlatans, d’initiés des sphères du pouvoir à Washington et d’opportunistes. Si la guerre corrompt, comme le dit l’adage, et bien la guerre perpétuelle corrompt énormément.
« La création d’un complexe national en matière de sécurité à une époque de guerre interminable nous a octroyé la version centrale de la guerre contre le terrorisme – des contes modernes de cupidité qui se sont entremêlés à des histoires d’abus de pouvoir », écrit James Risen dans Pay Any Price: Greed, Power, and Endless War.
Le budget fédéral des Etats-Unis consacre plus de 60 milliards de dollars à la sécurité nationale. Cela correspond à une augmentation de 300 % par rapport aux dépenses de 2001. Le Washington Post a révélé que près de 2 000 sociétés et organisations privées « travaillent dans le contreterrorisme, la sécurité nationale et les programmes de renseignements ». Ainsi que James Risen le documente clairement, nous assistons à « l’un des plus grands transferts de richesse du secteur public au secteur privé de l’Histoire des Etats-Unis ».
Les frères Neal et Linden Blue, qui possèdent General Atomics Aeronautical Systems (GAAS), sont un bon exemple de cette nouvelle classe oligarchique. La seule chose que vous devez savoir au sujet de leur société est qu’elle produit les drones Predator et Reaper. En 2001, les recettes de GAAS s’élevaient à 110 millions de dollars. Dix ans plus tard, la société recevait l’équivalent d’1,8 milliard de dollars de contrats gouvernementaux.
Eric Prince, le fondateur de Blackwater Worldwide, une organisation qui effectue des « opérations gouvernementales top secrètes », est un autre spécimen de ce groupe qui a gagné gros dans la guerre sans fin. Sa société a décroché l’équivalent d’1,6 milliard de dollars en contrats gouvernementaux. La vente de Blackwater a boosté la richesse personnelle d’Eric Prince à 2,4 milliards de dollars net.
En outre, le complexe industrialo-sécuritaire national est presque entièrement dépourvu de réglementation. « Les Américains les plus fortunés ont découvert que la meilleure façon de se faire de l’argent était d’infiltrer l’appareil sécuritaire national de Washington », remarque James Risen. « En raison des nouvelles régulations, Wall Street n’est plus aussi attractif qu’il ne l’était avant la crise du système bancaire, donc les hommes les plus futés de la nation se sont mis à cibler le flux constant de millions de dollars injectés dans les programmes anti-terrorisme. »
Cette ruée vers l’or des temps modernes s’achèveraient demain si la menace terroriste disparaissait aujourd’hui. C’est pourquoi de nombreux « experts en terrorisme », que vous connaissez grâce aux chaînes de télévision satellitaires, sont payés rubis sur l’ongle pour assurer une guerre perpétuelle. Il s’agit d’une relations symbiotique à trois dimensions : si la menace terroriste diminue, alors l’argent alloué à la combattre diminuera aussi ; et s’il n’y a pas de menace terroriste, alors il n’y aura plus besoin de payer des « experts en terrorisme ».
Ces « experts en terrorisme » forment ce que Glenn Greenwald appelle une « petite clique incroyablement incestueuse, qui s’admire mutuellement et se meut à l’intérieur et autour de Washington ». Drapés du voile de « l’expertise », ces « experts en terrorisme » n’opèrent pas différemment de tout autre groupe de lobbying défendant ses intérêts propres. Employés par les médias et les think-tanks, leur objectif global est d’entretenir « le mythe de la grave menace du terrorisme islamique afin de justifier leurs carrières fondées sur la peur », explique Greenwald.
Suite aux attaques de Charlie Hebdo, le journaliste d’investigation Jeremy Scahill a accusé CNN et d’autres chaînes de télévision de « faire à nouveau vrombir le moteur de la peur ». Scahill ne se définit pas comme un expert en terrorisme alors qu’il serait justifié qu’il le fasse : il a passé du temps avec des « terroristes » pour son livre Dirty Wars qui examine les contrecoups et la folie des programmes militaires clandestins des Etats-Unis.
« CNN, MSNBC et Fox sont impliqués dans le complexe industriel des experts du terrorisme, qui est composé d’analystes rémunérés qui sont pour la grande majorité des imposteurs ayant gagné beaucoup d’argent en s’auto-définissant comme des experts en terrorisme sans aucune expérience concrète sur le terrain », a déclaré Jeremy Scahill dans une interview à CNN. « Certains des analystes que votre chaîne, ou d’autres, rémunèrent sont en fait tout simplement en train de gagner de l’argent en s’autoproclamant experts en terrorisme alors qu’ils n’ont en fait aucun bagage académique ni expérience sur le terrain permettant de justifier leur présence sur votre chaîne et celles de vos concurrents. »
Dans une interview pour Democracy Now, Glenn Greenwald suggère que pour les médias américains, il suffit d’« ignorer les faits, de blâmer les musulmans et de propager haut et fort la propagande américaine » pour être considéré comme un expert qualifié en terrorisme.
Steve Emerson est représentatif du phénomène décrit par Greenwald. Il est régulièrement sollicité par Fox News pour commenter les attaques terroristes menées contre des cibles occidentales. Dans les jours qui ont suivi les attentats de Paris, Emerson a affirmé que certaines zones de France et d’autres pays européens étaient des « zones interdites » aux non musulmans et à la police – une déclaration qui a été rejetée à l’unanimité, du maire de Paris au Premier ministre britannique. L’objectif de Steve Emerson était limpide : attiser la peur de la menace islamique.
L’« expert en terrorisme » de NBC se dénomme Evan Kohlmann. Il a bâti toute sa carrière sur les commentaires qu’il prodigue aux médias sur le terrorisme. Il dirige Flashpoint Global Partners, une société qui « fournit à ses clients les données et l’expertise nécessaires pour démystifier le ‘’réseau obscur’’ et transformer l’inconnu et l’invisible en renseignements d’intelligence pratiques permettant d’aider les corporations, les gouvernements et les individus à protéger leurs intérêts et leurs obligations ». Or, le problème est que lorsque ses qualifications et son expertise ont été remises en cause lors d’une interview conduite par John Hockenberry, Kohlmann a admis qu’il n’était jamais allé au Pakistan, en Afghanistan, ou dans n’importe lequel des nombreux autres endroits où la guerre contre le terrorisme a lieu.
« Matthew Levitt [est un autre exemple…] il a un long parcours d’incroyables affirmations erronées qu’il profère au service de cet agenda politique », déclare Greenwald. « Ils gagnent beaucoup d’argent. Ils sont diffusés par NBC News. Ils sont invités en tant qu’analystes du terrorisme. Ils sont payés pour ça. »
Ce sont des « experts en terrorisme » comme Emerson qui fournissent la couverture politique de cette massive explosion des dépenses de contreterrorisme. Une étude universitaire de John Mueller (université de l’Etat d’Ohio) et Mark Stewart (université de Newcastle en Australie) a calculé que les dépenses gouvernementales en matière de sécurité nationale sont si excessives que « pour être considérées comme étant rentables, [elles] devraient dissuader, empêcher, déjouer ou protéger contre 1 667 attentats réussis du type de ceux de Times Square chaque année, c’est-à-dire plus de quatre par jour ».
Etant donné que seulement 2,5 % de toutes les attaques terroristes recensées aux Etats-Unis depuis 1970 ont été perpétrées par des musulmans, on se rend compte à quel point la menace terroriste pour la sécurité du pays est exagérée.
La guerre des Etats-Unis contre le terrorisme dure désormais depuis une quinzaine d’années, et il y a très peu de raisons de penser qu’elle va ralentir. « Les arnaqueurs et les pirates continuent de profiter pleinement, et les conséquences non prévues de la guerre s’accumulent », écrit James Risen. Avec autant d’argent en jeu, et aussi peu de transparence et de contrôle, cette nouvelle classe d’oligarques américains qui s’enrichit sur la peur exagérée de la « Grande Menace Islamique » n’est pas prête de disparaître.
- CJ Werleman est chroniqueur pour Salon et Alternet, et auteur des livres Crucifying America et God Hates You. Hate Him Back. Vous pouvez le suivre sur Twitter : cjwerleman.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale du Middle East Eye.
Légende photo : les frères Neal et Linden Blue, dont la compagnie fabrique les drones Predator et Reaper, sont représentatifs de la nouvelle oligarchie américaine (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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