« Foudre et terreur » : les tremblements de terre historiques qui détruisirent l’Antioche romaine
Lorsqu’il s’agit de décrire les ravages causés à Antioche par le tremblement de terre de 526, le chroniqueur byzantin Jean Malalas raconta une histoire de feu et de soufre qui n’est pas sans rappeler le double séisme qui a frappé la Turquie le 6 février 2023.
« La surface de la terre se mit en ébullition et les fondations des bâtiments furent frappées par la foudre dégurgitée par les tremblements de terre et réduites en cendres par le feu, de sorte que même ceux qui fuyaient furent accueillis par les flammes », écrit-il.
« Antioche offrit dès lors un paysage désolé, car il ne restait plus que quelques bâtiments à côté de la montagne. Aucune chapelle sainte, monastère et autre lieu saint ne fut épargné. Tout avait été complètement détruit. »
« Dans cette terreur », écrit le natif de la ville levantine, « jusqu’à 250 000 personnes périrent ».
Les bâtiments qui ne furent pas détruits par le tremblement de terre furent consumés par les incendies qui suivirent.
Malalas rapporte la découverte de personnes sous les décombres qui décédèrent par la suite. Il raconte que des gens qui fuyaient avec leurs biens se les firent dérober.
Il dit cependant que la volonté de Dieu fut révélée lorsque tous ces voleurs – dont un homme prénommé Thomas, qui passa quatre jours à « détrousser les fugitifs » – « moururent violemment ».
« D’autres mystères de l’amour de Dieu pour l’homme furent également révélés », poursuit le chroniqueur.
« Car des femmes enceintes enterrées depuis vingt voire trente jours furent extraites des décombres en bonne santé. Beaucoup de celles qui accouchèrent sous les décombres furent sorties indemnes avec leurs bébés. »
Des enfants furent évacués des décombres trente jours plus tard. Le troisième jour suivant le tremblement de terre qui détruisit Antioche, « la Sainte Croix apparut dans le ciel dans les nuages au-dessus du quartier nord de la ville, et tous ceux qui la virent pleurèrent et prièrent pendant une heure ».
« L’empereur », écrit Malalas, « fournit beaucoup d’argent aux villes qui avaient souffert ».
Origines grecques
Antioche se trouvait là où s’élève aujourd’hui une partie de la ville turque moderne d’Antakya et fut réduite en poussière par de puissants tremblements de terre au cours de l’histoire – puis reconstruite. La zone se situe au sommet d’une convergence de trois plaques tectoniques : africaine, arabe et anatolienne.
C’est cette convergence qui a donné naissance aux deux tremblements de terre du 6 février 2023, lesquels ont fait plus de 56 000 victimes et ont une nouvelle fois anéanti de grandes parties d’Antakya, rappelant les destructions, mais aussi les sauvetages miraculeux, décrits par Malalas.
Les tremblements de terre de l’an 115 de notre ère, au cours desquels 260 000 personnes auraient péri, et de 526, dont Malalas parle, furent particulièrement importants pour Antioche, bien que les anciennes estimations des décès survenus lors de ces deux séismes soient considérées comme extrêmement exagérées.
En fait, le tremblement de terre du VIe siècle fut le premier d’une série d’événements – dont une invasion perse et une pandémie – qui virent Antioche passer du statut de l’une des villes les plus importantes de l’Empire romain à celui de cité plus modeste, connue principalement pour ses branches inhabituelles du christianisme.
Qui vécut ces catastrophes, à quoi ressemblait la région à l’époque et que devint-elle après de telles destructions ?
Antioche est à l’origine le produit d’un monde bouleversé par l’étonnante série de conquêtes réalisées par Alexandre le Grand (356-323 avant notre ère).
Après la mort du conquérant, les terres qu’il avait conquises, qui s’étendaient de la Grèce et de l’Afrique du Nord à la Perse et au Pendjab, se divisèrent en quatre royaumes.
« [Antioche] était un endroit où l’on aimait s’amuser. Ils adoraient se divertir. Elle bénéficiait de jolis faubourgs pour les excursions »
- Anthony Kaldellis, Université de Chicago
L’un des généraux d’Alexandre, Séleucos Ier Nicator, fonda Antioche à l’embouchure du fleuve Oronte, à environ 500 km de Jérusalem au sud et à une trentaine de km de la Méditerranée à l’intérieur des terres.
Après ses débuts macédoniens, Antioche passa sous la domination de l’Empire romain, qui prit le contrôle total de la ville en 25 avant notre ère.
Selon Anthony Kaldellis, professeur à l’Université de Chicago et auteur de The New Roman Empire: A History of Byzantium, Antioche devint ensuite la quatrième ville la plus importante de l’Empire romain derrière Rome, Constantinople et Alexandrie.
La Syrie, dont Antioche était la ville principale, était prospère sur le plan agricole, riche d’une importante production de blé, d’huile d’olive et de vin. Au cours des siècles qui suivirent son intégration à l’Empire romain, la campagne environnante fut progressivement peuplée et de nouveaux villages apparurent.
La pierre commença à être utilisée plus fréquemment dans la construction et les toits des maisons furent recouverts de tuiles plutôt que de chaume, signe d’une prospérité croissante.
« Antioche était une ville de plaisirs jouissant d’une mauvaise réputation », explique Kaldellis à Middle East Eye. « C’était un endroit où l’on aimait s’amuser. Ils adoraient se divertir. Elle bénéficiait de jolis faubourgs pour les excursions. »
L’empereur romain Trajan et son successeur Hadrien subirent le tremblement de terre de 115 mais s’en sortirent avec seulement quelques blessures mineures. Ils lancèrent ensuite un programme de reconstruction de la ville. À cette époque, la population d’Antioche était encore majoritairement païenne.
Un centre du christianisme
Certains adoraient les dieux grecs, d’autres les dieux romains et d’autres encore les divinités syriennes locales.
Un nombre important de juifs vivaient également à Antioche depuis sa fondation ; selon le livre des Actes des Apôtres de la Bible, « ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens ».
Saint Paul, décédé en 64 ou 65 de notre ère, était originaire de la ville de Tarse à proximité, au cœur de la zone touchée par le tremblement de terre de l’an 115. Peu de temps après sa mort, Antioche – et la Syrie en général – devinrent célèbres pour leurs cultes chrétiens.
L’un des premiers chrétiens, Ignace le Théophore, troisième évêque d’Antioche, fut arrêté par l’empereur Trajan et escorté à Rome pour y être mis à mort, à une époque où les empereurs romains étaient encore païens. Près de deux siècles plus tard, Constantin, qui dirigea l’empire de 306 à 337, devint le premier empereur à se convertir au christianisme.
Malgré ce bouleversement religieux, Antioche resta un pôle économique ; la ville bénéficiait de nombreux échanges commerciaux depuis l’est.
La ville était également un nœud stratégique pour les défenses romaines tournées vers les empires perse ou parthe à l’est et un quartier général de commandement pour la frontière orientale situé à proximité de celle-ci – c’est la raison pour laquelle Trajan et Hadrien se trouvaient à Antioche au moment du tremblement de terre de 115.
Antioche vit naître de nombreuses personnalités de premier plan, avant même l’extension de la citoyenneté romaine universelle en 212.
Au IIe siècle, Tiberius Claudius Pompeianus, issu d’une famille relativement modeste de la ville, épousa la fille de l’empereur Marc Aurèle.
Célèbre général, Pompeianus est la principale source d’inspiration du personnage fictif de Maximus Decimus, incarné par Russell Crowe dans le film Gladiator. Hollywood étant Hollywood, cependant, dans la version cinématographique, Maximus n’est pas originaire du Moyen-Orient mais d’Espagne, en Europe de l’Ouest.
Pompeianus se vit offrir le trône impérial à trois reprises, mais le refusa à chaque fois. En 182, Lucille, l’épouse de Pompeianus, organisa l’assassinat – manqué – de son frère Commodus (immortalisé par Joaquin Phoenix dans Gladiator), qui avait succédé à son père Marc Aurèle.
Commode fit exécuter sa sœur mais Pompeianus, qui n’avait pas été impliqué dans le complot, fut épargné.
À sa mort en 395, l’empereur romain Théodose Ier laissa la moitié occidentale de l’empire à l’un de ses fils et la moitié orientale à un autre. Si l’ouest était gouverné depuis Rome et l’est depuis Constantinople, selon Kaldellis, « il n’y eut jamais qu’un seul empire ».
Au Ve siècle, l’empire d’Occident s’effondra et se transforma en une série de royaumes barbares, dont certains affichaient une allégeance de façade à l’idée d’un empire gouverné depuis Constantinople. Cet empire oriental était désormais appelé byzantin – il signait « la fin des Romains », comme le décrit l’auteur britannique Paul Cooper.
Au VIe siècle, les habitants de la région d’Antioche étaient désignés sous le nom de Syriens, mais il ne s’agissait pas d’une étiquette ethnique. Le terme pouvait par exemple s’appliquer aux Grecs, lesquels constituaient la majorité de la population de la ville. Environ cinq millions de personnes vivaient le long de la côte méditerranéenne, de la Syrie à l’Égypte.
La majorité d’entre eux parlaient le syriaque, une forme de l’araméen ancien, la langue vernaculaire du Moyen-Orient pendant l’Antiquité et l’une des langues originales de la Bible.
« Vers 500, Antioche était très chrétienne », explique Kaldellis. « Il y avait beaucoup d’adeptes du christianisme… Des ascètes et des ermites, des monastères à la campagne. »
L’un des plus célèbres fut l’ascète syrien Siméon le Stylite, qui vécut pendant 37 ans sur une minuscule plate-forme au sommet d’une colonne près d’Alep.
Construits pour résister au feu, pas aux séismes
Selon Anthony Kaldellis, au moment du tremblement de terre de 526, trois principaux types de maisons existaient dans l’Empire romain : les villas de l’élite, souvent situées dans les villes, comportaient un ou deux étages. Elles étaient construites sur de vastes domaines, disposant de cours et de fontaines, plutôt qu’en hauteur. Si elles s’effondraient, leurs propriétaires avaient les moyens de les reconstruire.
Il y avait aussi de petits logements et immeubles d’habitation souvent composés de quatre étages qui pouvaient s’avérer très dangereux s’ils étaient surpeuplés.
Une source primaire donne une idée de ce à quoi ressemblaient ces bâtiments : dans une lettre, un résident se plaint de la famille qui habite au-dessus de chez lui. Ils possèdent un cochon et son urine coule continuellement par le plafond jusque dans son appartement.
Les bâtiments étaient principalement construits en brique, en pierre et à l’aide de divers types de mortier et de béton.
Ailleurs dans l’empire, Sainte-Sophie, la vaste église grecque orthodoxe de Constantinople, fut construite à l’aide d’un nouveau type de béton. Si les tremblements de terre qui se succédèrent au fil des siècles provoquèrent des fissures dans son dôme, elle est toujours debout près de 1 500 ans après son édification.
« Ils réfléchissaient bien à rendre leurs constructions résistantes aux tremblements de terre, mais la principale préoccupation était de loin les incendies, car ils utilisaient beaucoup de bois. Dans l’Antiquité, les lois sur la construction se soucient des incendies », indique Kaldellis.
Les séismes étaient quelque chose dont on pouvait se remettre. « Les tremblements de terre n’ont généralement qu’un impact local », explique le professeur à MEE.
« Il n’y a pas d’immeubles d’habitation de plus de quatre étages. Les villes sont moins denses… Les empereurs reconstruisent, des allègements fiscaux sont mis en place. Les empereurs romains sont réactifs : ils n’avaient pas d’élections à gagner, mais ils ne voulaient pas que les gens soient en colère ou mécontents… Les élites urbaines comptent dans le monde romain. »
Mais au VIe siècle, ce processus fut entravé : le tremblement de terre de 526 ne représentait en effet que la première salve d’une série de désastres qui allaient dévaster la région romaine.
En 540, Antioche fut entièrement réduite en cendres lors d’une invasion perse ; les survivants furent déportés par Khosro, le roi sassanide d’Iran, vers une nouvelle ville qu’il baptisa « la meilleure Antioche de Khosro ». Cette nouvelle cité fut construite par des architectes de l’Antioche originelle.
Outre les survivants, les œuvres d’art, les statues et autres objets de valeur d’Antioche furent transportés par bateaux le long de l’Euphrate jusqu’en territoire sassanide.
Puis, alors que les Byzantins étaient en train de reconstruire l’Antioche d’origine – qui avait été rebaptisée Théopolis, ce qui signifie « ville de Dieu », afin de la prémunir contre de nouveaux désastres –, la peste de Justinien frappa.
On estime que cette pandémie, qui débuta en 541, tua entre 30 et 50 millions de personnes, soit environ la moitié de la population mondiale de l’époque.
Antioche fut ensuite confrontée à de nouvelles difficultés, se retrouvant en première ligne des guerres arabo-byzantines pendant près de quatre siècles et, plus tard, du conflit entre les croisés et les forces islamiques.
« Elle ne revient probablement jamais aux niveaux où elle se trouvait en l’an 500 environ », estime Kaldellis, alors que le centre de la région se déplaça de Damas à Bagdad.
Antioche devint une « ville chrétienne reculée dans le vaste califat islamique » ainsi qu’une frontière militarisée entre la Syrie et le plateau anatolien.
Ce voyage loin du centre de l’histoire ne fut pas provoqué par le tremblement de terre de 526. Mais tout commença là, alors que les gens creusaient dans les décombres, cherchant un moyen de s’éloigner de la souffrance et de la destruction qui les entouraient.
Traduit de l’anglais (original).
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