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Le séisme a frappé le berceau de la civilisation

Un certain nombre de sites inscrits au patrimoine de l’UNESCO ont été gravement endommagés par la catastrophe. Les opérations de restauration en cours en souffriront inéluctablement
Les piliers sur le site archéologique de Göbekli Tepe à Şanlıurfa, en Turquie, le 18 mai 2022 (AFP)
Les piliers sur le site archéologique de Göbekli Tepe à Şanlıurfa, en Turquie, le 18 mai 2022 (AFP)

L’ampleur de la série désastreuse de séismes dans le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie est difficile à assimiler, en particulier dans une région déjà brisée par dix ans de guerre, de déplacements, de sécheresses et de maladies.

Comme si tout cela ne suffisait pas, la météo difficile vient ajouter une couche à la souffrance avec son inconfortable tapis de neige qui rend les opérations de secours encore plus dures, tout en laissant des milliers de pauvres âmes en état de choc geler en plein air, sans abri.

Sur cette photo prise le 12 février 2023, une femme passe devant la mosquée Habib’i Neccar détruite dans la ville historique d’Antakya, au sud de Hatay (AFP/Yasin Akgul)
Sur cette photo prise le 12 février 2023, une femme passe devant la mosquée Habib’i Neccar détruite dans la ville historique d’Antakya, au sud de Hatay (AFP/Yasin Akgul)

Pour beaucoup de gens hors de la région, c’est en apparence une tragédie lointaine qui n’a aucune répercussion directe sur leur vie.

Mais pour moi qui ai visité la région à de multiples reprises sur plusieurs décennies, j’ai l’impression qu’au-delà de la crise humanitaire qui se déroule au jour le jour, il faut expliquer le cadre général pour faire comprendre à quel point on est tous liés par des liens culturels et historiques souvent oubliés.

Dans les années 1990, la découverte des plus anciens temples du monde, une série de mystérieuses structures circulaires au sommet du Göbekli Tepe (colline ventrue, en turc), a infirmé tout ce qu’on pensait jusqu’alors des débuts de l’histoire de l’homme.

Dominant les prairies autrefois verdoyantes du Croissant fertile, au nord-est d’Urfa, ces temples furent construits par des chasseurs-cueilleurs nomades il y a quelque 12 000 ans, précédant Stonehenge de 6 000 ans et la plus ancienne ville au monde, Çatal Höyük (elle aussi en Turquie), de plus de 3 000 ans. 

Des témoignages de la prospérité de la région

Des ensembles similaires de temples circulaires ont été identifiés dans le nord de la Syrie, prouvant que les premières constructions humaines ne visaient pas à s’implanter mais à vénérer des divinités liées au soleil, à la lune et aux cycles saisonniers dont ils dépendaient.

Les temples furent découverts initialement en 1994 par l’archéologue allemand Klaus Schmidt, mort tragiquement avant de voir l’UNESCO les inscrire à sa liste du patrimoine mondial en 2018. 

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En 2021, l’UNESCO a ajouté Aslantepe (colline du lion), site de la fin de l’ère hittite situé près de la ville de Malatya et de l’Euphrate, reconnaissant son importance pour illustrer comment une société étatique émergea d’abord au Proche-Orient, avec un système bureaucratique sophistiqué qui précéda l’écriture.

Parmi les découvertes figurent les plus anciennes épées connues au monde, preuve des premières formes de combat organisé utilisées par la nouvelle élite pour maintenir son pouvoir politique.

Se dressant au-dessus du Tigre, l’autre site du patrimoine mondial de l’UNESCO (2015) qui se situe dans la zone du séisme est la ville ténébreuse de Diyarbakır, dont l’humeur semble refléter se refléter dans les murs massifs de basalte noir.

Lui aussi fait partie de l’ancien Croissant fertile, important centre régional régnant sur les plaines fertiles environnantes à travers les époques hellénique, romaine, perse sassanide, byzantine, islamique et ottomane. Son élégant pont « à dix yeux », bâti par les Seldjoukides en 1065, enjambe encore la rivière en contrebas. 

Autre témoignage de la prospérité de la région jadis, le site de Zeugma sur l’Euphrate, célèbre pour sa collection de superbes mosaïques, parmi les plus belles du monde. Autrefois florissante ville frontalière en bordure orientale de l’Empire romain, où 5 000 soldats étaient en garnison pour se défendre contre les Perses aux IIe et IIIe siècles, elle était connue sous le nom de Belkis, en référence à la reine de Sabba et à sa richesse légendaire.

Ceux qui connaissent Alep trouveront à Gaziantep de nombreux échos de la plus célèbre des villes syriennes. Ce n’est pas pour rien que de nombreux Syriens fuyant la guerre dans leur propre pays ont choisi de se réfugier à Gaziantep

Sauvées, comme bien d’autres sites antiques, des inondations provoquées par le barrage de Birecik sur l’Euphrate, les mosaïques spectaculaires qui ornaient les sols des riches villas sont aujourd’hui abritées dans un musée construit à cet effet à Gaziantep, épicentre du premier séisme d’une magnitude de 7,8 qui a frappé à l’aube du 6 février. 

Ceux qui connaissent Alep trouveront à Gaziantep de nombreux échos de la plus célèbre des villes syriennes. Ce n’est pas pour rien que de nombreux Syriens fuyant la guerre dans leur propre pays ont choisi de se réfugier à Gaziantep.

Avant les frontières artificielles imposées par la Grande-Bretagne et la France après la Première Guerre mondiale, les deux villes étaient étroitement liées. De loin la ville la plus sophistiquée du sud-est de la Turquie, Gaziantep, longtemps réputée « capitale de la pistache », s’érige autour de sa célèbre citadelle seldjoukide avec un vieux quartier, construit en grande partie par le gouverneur ottoman d’Alep.

Ironie des frontières

Comme Alep, sa population est mixte (musulmane et chrétienne), même si la population chrétienne à l’époque ottomane était bien plus importante qu’aujourd’hui. Leurs églises et maisons sont toujours disséminées dans le vieux quartier chrétien, souvent converties aujourd’hui en lieu de musique ou en hôtel de charme.

La citadelle elle-même a été endommagée par le séisme, alors le quartier historique dont elle forme le cœur doit également avoir été affecté.

Comme le centre historique d’Alep, d’importants projets de restauration avaient été entrepris et l’endroit avait connu un boom ces derniers temps, ces habitants étant profondément fiers de leur identité et de leur patrimoine partagé.

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Les tremblements de terre ne reconnaissent pas les frontières politiques, et tout comme Gaziantep faisait partie de la province ottomane de Syrie jusqu’en 1922, Alep (à moins de 200 km au sud) a également subi des dommages.

Son iconique citadelle ainsi que les quartiers historiques autours ont été touchés. Des amis m’ont dit que leurs maisons, tout juste restaurées après la guerre, ont été encore une fois endommagés, par cette catastrophe, comme si elles étaient maudites.

La grande mosquée omeyyade d’Alep, située au pied de la citadelle, était en pleine rénovation, financée par Ramdan Kadyrov, le président tchétchène. Le minaret seldjoukide unique et millénaire de la mosquée a survécu par miracle à de nombreux séismes, avant de s’effondrer sous les tirs croisés en 2013. Sa reconstruction est un puzzle éminemment complexe qui doit encore débuter.

Autre ironie frontalière, la province de Hatay au sud-est de la Turquie a appartenu à la Syrie jusqu’en 1939. Appelé autrefois sandjak d’Alexandrette, elle a été incorporée à la Syrie sous le mandat français en 1918 lors de la chute de l’Empire ottoman. Mais les Français l’ont cédée à la Turquie en anticipant une nouvelle guerre contre l’Allemagne, un pot-de-vin pour acheter la neutralité turque.

Les Syriens n’ont jamais accepté ce transfert et la plupart des cartes syriennes la désignent toujours comme appartenant à la Syrie.

Des amis m’ont dit que leurs maisons, tout juste restaurées après la guerre, ont été encore une fois endommagés, par cette catastrophe, comme si elles étaient maudites

Aujourd’hui éclipsée par les mosaïques de Zeugma, Hatay peut revendiquer son propre musée des mosaïques, bien plus ancien, dans sa capitale d’Antakya (anciennement Antioche), également frappée par le tremblement de terre.

Construit par les Français, il était considéré à son époque comme le deuxième musée au monde juste après le musée du Bardo à Tunis, exposant dans des scènes telles que Narcisse et Écho et Dionysos ivre, le style de vie licencieux fait de banquets et de danses contre lequel avaient prêché ici les premiers chrétiens.

L’église Saint-Pierre creusée dans les falaises derrière la ville fut fondée en 47 par Pierre, Paul et Barnabé première église après Jérusalem. Mathieu aurait rédigé son évangile à Antioche. Avant même l’arrivée du christianisme, la ville était d’une grande hétérogénéité, on parlait le grecs, l’hébreu, le perse et le latin dans ses rues.

« Si en voyageant, vous voulez découvrir de diverses cultures et styles de vie, il suffit de visiter Antioche », écrivit l’historien romain Libanios. « Il n’y a pas d’autre lieu au monde qui rassemble autant de cultures en un même point. »

Cycles de l’histoire

Aujourd’hui, la population reste très hétérogène, de grandes communautés – à la fois musulmanes et chrétiennes – mélangées. Parmi les premières églises d’Antioche figuraient la Domus Aurea octogonale (maison dorée), structure magnifique qui aurait été la chapelle du palais de Constantin le Grand, construite en 327.

Détruite par les incendies et les secousses sismiques en 588, son emplacement exact est perdu à ce jour, mais on sait via la description de ses contemporains qu’elle fut le prototype de la basilique octogonale Saint-Vital à Ravenne, en Italie, dont l’empereur Charlemagne s’est inspiré pour la chapelle de son palais d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. 

Un fidèle chrétien de l’Église orthodoxe d’Antioche marche près de l’Église orthodoxe grecque détruite dans la ville historique d’Antakya, dans le sud du pays, le 12 février 2023 (AFP/Yasin Akgul)
Un fidèle chrétien de l’Église orthodoxe d’Antioche marche près de l’Église orthodoxe grecque détruite dans la ville historique d’Antakya, dans le sud du pays, le 12 février 2023 (AFP/Yasin Akgul)

Certaines sections du château de Margat (Markab) des croisés, construit en basalte noire en surplomb de la plaine côtière méditerranéenne, ont également été endommagées par le tremblement de terre, notamment les tours qui se sont effondrées. Arrivant second juste derrière le puissant Krak des Chevaliers, ses celliers contenaient suffisamment de provisions pour nourrir un millier d’hommes pendant cinq ans de siège.

Fort arabe fortifié en 1062 à l’origine, il fut pris par les Byzantins en 1104, puis vendu aux chevaliers-Hospitaliers (ordre de Saint-Jean de Jérusalem). Il tomba après un bref siège de l’armée mamelouke du sultan Kalaoun en 1285, qui a blanchi et ainsi préservé les fresques de la chapelle.

L’une d’elle décrit une vision frappante de l’Enfer : un énorme évêque est assis nu dans un feu, deux diables s’occupent des flammes et des personnes à deux têtes de monstres survolent la scène.

Ces cycles de l’histoire, remplis de tant de secousses sismiques et de revirements tels des tremblements de terre, des guerres et des invasions ont tous joué leur rôle dans l’équilibre du pouvoir toujours fluctuant dans cette région d’une grande importance stratégique.

Les plaques tectoniques des si nombreuses civilisations passées qui se sont battues pour survivre ici, apprenant des échecs et succès des uns et des autres, nous ont tous façonnés

Quand on regarde les horreurs qui se déroulent dans le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie aujourd’hui, il est impossible de prédire comment la catastrophe actuelle façonnera le futur de cette région des plus volatiles. 

Le paysage politique complexe dont il est question dans les deux pays est susceptible, sans énorme soutien international, d’entraver les progrès en vue de la livraison impérative d’aide, tandis que les efforts timides faits pour restaurer les sites du patrimoine culturel, en particulier dans le territoire ruiné et fracturé de la Syrie, seront inéluctablement relégués en bas de la liste des choses à faire.

Une chose toutefois est certaine : les plaques tectoniques des si nombreuses civilisations passées qui se sont battues pour survivre ici, apprenant des échecs et succès des uns et des autres, nous ont tous façonnés.

- Diana Darke est une experte de la culture du Moyen-Orient, spécialiste de la Syrie. Diplômée en langue arabe de l’université d’Oxford, elle a passé plus de trente ans à se spécialiser sur le Moyen-Orient et la Turquie, travaillant à la fois pour les secteurs gouvernemental et commercial. Elle a écrit plusieurs ouvrages consacrés à la Turquie, notamment Eastern Turkey (2014) et The Ottomans (2022), ainsi qu’à la société moyen-orientale, dont My House in Damascus: An Inside View of the Syrian Crisis (2016) et The Merchant of Syria (2018), un récit socio-économique, et Stealing from the Saracens: How Islamic Architecture Shaped Europe (2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Diana Darke is a Middle East cultural expert with special focus on Syria. A graduate in Arabic from Oxford University, she has spent over 30 years specialising in the Middle East and Turkey, working for both government and commercial sectors. She is the author of several books on Turkey, including Eastern Turkey (2014) and The Ottomans (2022) as well as on Middle East society, including My House in Damascus: An Inside View of the Syrian Crisis (2016), The Merchant of Syria (2018), a socio-economic history and “Stealing from the Saracens: How Islamic Architecture Shaped Europe” (2020).
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