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« Biden ne nous a pas écoutés » : ces Arabes et musulmans américains qui voteront Trump par dépit

Aux États-Unis, de nombreux électeurs musulmans et arabes qui n’auraient pas voté en temps normal pour Donald Trump refusent de voter pour Joe Biden et son soutien indéfectible à Israël
Manifestation près de l’Université Columbia à New York, le 2 février 2024 (Alexi J. Rosenfeld/AFP)

Dania se tenait dans le gymnase d’une école publique de Dearborn, dans l’État du Michigan, et a sorti son stylo. Elle votait pour la première fois dans le cadre d’une primaire présidentielle et voulait que son vote compte.

Le mardi 27 février, elle est entrée et ressortie du bâtiment en moins de cinq minutes. Elle n’a pas eu à réfléchir – en fait, elle dit qu’il n’y avait absolument pas besoin de réfléchir.

Elle a voté « Non engagée », tout comme quelque 100 000 autres habitants du Michigan. Elle affirme qu’il était « hors de question » de voter pour quelqu’un qui a permis « le meurtre de plus de 30 000 personnes et qui a mangé une glace en parlant d’un éventuel cessez-le-feu ».

Le Michigan compte environ 300 000 habitants dont les racines remontent au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, et joue un rôle électoral déterminant aux États-Unis en tant qu’« État-pivot ». Le Michigan est en effet considéré comme essentiel pour assurer la victoire lors des élections présidentielles, dont les résultats sont souvent déterminés par de faibles marges.

En 2016, Donald Trump a été le premier républicain à remporter l’État du Michigan depuis 1988, en séduisant les électeurs de la classe ouvrière qui lui ont permis de devancer Hillary Clinton de près de 11 000 voix. En revanche, Joe Biden a remporté l’État du Michigan avec un écart d’environ 150 000 voix en 2020.

Si la part des votes non engagés reflète les 11 % observés lors de la campagne de réélection du démocrate Barack Obama en 2012, cela ne représente qu’environ 20 000 votes.

Selon les spécialistes, ces votes comptent, surtout dans un État-pivot comme celui du Michigan. Dania le sait, tout comme ses amis et d’autres jeunes Arabo-Américains, qui, comme elle, sont en colère contre Joe Biden.

C’est pourquoi elle a décidé, comme d’autres, de voter pour Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre.

« Croyez-moi, je sais que Trump n’est pas un ange. Mais qui a déterminé que Biden était le moindre des deux maux ? », déclare-t-elle à Middle East Eye.

« On verra bien quand on y sera » 

Dania et ses amis ont eu de longues conversations sur les prochaines élections. Elle explique qu’en tant qu’Arabes du Michigan, bien que leurs voix comptent, cela n’a pas beaucoup d’effet si seule une poignée d’entre eux vote pour Trump.

Mais cela ne la dérange pas.

« Honnêtement, je ne me soucie même pas de savoir si Trump gagne ou perd. Je ne veux pas que Biden gagne. Je ne veux pas que Biden figure sur mon bulletin de vote en novembre. Je voterai pour Trump parce que je le peux », explique-t-elle.

« Biden ne nous a pas écoutés et, franchement, il est trop tard. Pardonnez-moi de refuser de voter pour un homme qui a essentiellement autorisé l’assassinat des proches de mes amis à Gaza. Trump a-t-il fait cela ? Pas encore, mais on verra bien quand on y sera. » 

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Quand on lui demande s’il pense que Trump serait meilleur que Biden, Aziz Mohammad, étudiant en Pennsylvanie, avoue ne pas savoir. Mais il préfère prendre ce risque plutôt que de voter consciemment pour un homme qui, selon lui, a permis un génocide. D’après lui, c’est le journaliste Mehdi Hasan qui l’a le mieux expliqué.

Dans un entretien accordé à CNN, Mehdi Hasan a déclaré à la journaliste Abby Phillip : « Joe Biden a le pouvoir de décrocher le téléphone et de mettre fin à cette guerre. Il peut appeler le Premier ministre israélien et lui dire : "Nous mettons fin à notre soutien" », a-t-il déclaré.

« Il ne l’a pas fait lorsqu’on a atteint les 10 000 morts, puis les 20 000 morts. Aujourd’hui, on a dépassé les 30 000 morts. Il faut se poser la question : pourquoi ? C’est un homme qui est considéré comme le grand consolateur-en-chef... Comment diable n’a-t-il pas arrêté la guerre ? »

Aziz Mohammad confie qu’il en a assez. Tous les jours, à son réveil, la première chose qu’il fait est de parcourir sa page Instagram. Son fil d’actualité ne contient que des vidéos de la violence qui sévit à Gaza. Des mères assises près des cercueils de leurs enfants, en train de pleurer. Un enfant qui marche avec un seul bras. Un père se tenant le visage en proie à une souffrance atroce.

« Les États-Unis sont le pays le plus puissant au monde. Nous ne devons rien à Israël, pourtant nos dirigeants traitent cet endroit comme s’il s’agissait de La Mecque. Ils peuvent cesser de financer Israël en cinq minutes. Ils peuvent cesser de clamer leur soutien. Joe Biden peut faire tout cela, mais il choisit de ne pas le faire », déplore Aziz Mohammad.

« Je voterai donc pour Trump non pas parce qu’il est formidable – parce qu’il ne l’est pas. Mais parce que 30 000 innocents ne sont pas morts sous sa responsabilité. »

Selon le ministère palestinien de la Santé, le bilan total des Palestiniens tués depuis le début de la guerre d’Israël à Gaza, le 7 octobre, s’élève à plus de 31 000 morts, dont une majorité de femmes et d’enfants, et au moins 7 000 personnes sont toujours portées disparues.

« Abandonnez Biden »

Imran Salha est l’imam du Centre islamique de Détroit. Le 12 octobre, Randa Ajaj, 37 ans, résidente de la ville de Deir Jarir, au nord-est de Ramallah, a été tuée d’une balle dans le dos par des colons israéliens, tandis que son fils a été touché à la jambe et à l’épaule alors qu’ils se trouvaient dans une voiture. Elle était une parente d’Imran Salha.

« Je veux juste que vous arrêtiez de tuer ma famille », déclare Imran Salha en s’adressant à Joe Biden.

Il explique qu’il s’est joint à de jeunes Arabes et musulmans lors de repas du soir et qu’ils lui ont affirmé que, quel que soit le prix à payer, ils étaient prêts à prendre le risque pour en tirer un bénéfice potentiel à long terme.

Au cours de l’année fiscale 2023, les services américains de l’immigration et des douanes (ICE) ont expulsé plus de 142 000 immigrants, soit près du double du chiffre de l’année précédente, dans le cadre d’une initiative de l’administration Biden visant à intensifier les efforts d’application de la loi et à réduire les entrées non autorisées aux frontières, selon le Washington Post.

Parmi les personnes expulsées, près de 18 000 étaient des parents et des enfants qui faisaient partie d’unités familiales, un chiffre supérieur aux 14 400 membres de familles expulsés sous l’administration Trump au cours de l’année fiscale 2020.

« Voyez-vous une différence entre Biden et Trump ? », interroge Imran Salha.

« Je ne suis pas niais. Et je ne suis pas assez sot pour dire que Trump est un modèle de moralité. Il est loin de l’être », poursuit l’imam.

Un public écoute les discours lors de l’élection primaire à Dearborn, Michigan, le 27 février 2024 (Kevin Dietsch/AFP)
Un public écoute les discours lors de l’élection primaire à Dearborn, Michigan, le 27 février 2024 (Kevin Dietsch/AFP)

« Nous allons enseigner à tous les responsables politiques à l’avenir que la fin de leur carrière politique pourrait venir des mains des organisateurs qui soutiennent la Palestine. »

Pour comprendre pourquoi de plus en plus de jeunes musulmans et Arabes menacent de voter pour Donald Trump, il est important de voir d’abord pourquoi ils se détournent de Joe Biden.

En décembre, la campagne « Abandon Biden » (abandonnez Biden) a été lancée. Des organisateurs musulmans d’Arizona, de Floride, de Géorgie, du Minnesota, du Nevada et de Pennsylvanie se sont réunis pour annoncer une action coordonnée à l’échelle nationale visant à empêcher Biden de briguer un second mandat en raison de son soutien indéfectible à l’assaut militaire d’Israël sur la bande de Gaza.

Selon eux, la question n’est pas de savoir pourquoi les musulmans et les Arabes se détournent de Biden, mais plutôt pourquoi Biden ne choisit pas d’écouter ses électeurs.

« Il a choisi d’enfreindre les règles morales. Et lorsque vous enfreignez les lignes de la moralité, vous causez de la douleur. C’est la raison pour laquelle la morale existe », déclare Imran Salha.

« Si je devais cocher le nom de Joe Biden, l’encre que j’utiliserais pour signer ce bulletin serait imprégnée du sang des 30 000 civils innocents »

- Imran Salha, imam

« La moralité existe afin de protéger les gens contre les dommages qu’ils peuvent s’infliger les uns aux autres, et parce qu’il a enfreint les lignes de la moralité, les gens ont réagi en l’abandonnant. »

En octobre, alors que le ministère palestinien de la Santé indiquait que les attaques israéliennes avaient fait plus de 6 500 morts, dont environ 2 700 enfants, il a été demandé à Joe Biden lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche si Israël ignorait les appels des États-Unis à réduire le nombre de victimes civiles.

« Ce qu’ils me disent, c’est que je n’ai aucune idée [de si] les Palestiniens disent la vérité sur le nombre de personnes tuées. Je suis sûr que des innocents ont été tués, et c’est le prix à payer pour mener une guerre », a déclaré Biden.

Le président américain a ensuite ajouté : « Je n’ai aucune confiance dans les chiffres avancés par les Palestiniens. »

Quand les médias grand public ont continué à propager des allégations non vérifiées provenant d’Israël selon lesquelles les combattants du Hamas violaient et mutilaient des femmes, Biden a repris ces allégations non vérifiées.

Quatre jours après les attaques du 7 octobre menées par le Hamas en Israël, Joe Biden s’est adressé aux dirigeants de la communauté juive à Washington DC. Il leur a déclaré : « Je fais cela depuis longtemps. Je n’aurais jamais vraiment pensé que je verrais et que j’aurais la confirmation de photos de terroristes décapitant des enfants. »

Or il n’a jamais vu ces photos parce qu’il n’y en a pas. Le Hamas a réfuté ces allégations, et d’autres journalistes israéliens sur le terrain ont commencé à signaler qu’ils n’avaient observé aucune preuve de telles décapitations, et qu’aucun des soldats israéliens avec lesquels ils s’étaient entretenus n’avait mentionné de tels incidents, a rapporté le magazine en ligne d’investigation The Intercept.

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Quelques jours plus tard, Joe Biden est revenu sur ces allégations, tandis que le Washington Post rapportait qu’un porte-parole de la Maison-Blanche avait précisé que « des officiels des États-Unis et le président n’avaient pas vu d’images ni confirmé de tels rapports de manière indépendante ».

Mais c’était trop tard.

« À cause de ces mensonges, Wadea al-Fayoume, 6 ans, a été poignardé à mort 26 fois devant sa mère. Kinnan, Tahseen et Hisham ont été abattus parce qu’ils portaient un keffieh palestinien. Un Palestinien d’Austin a été poignardé à la poitrine alors qu’il participait à une manifestation pro-palestinienne avec des amis », explique Imran Salha.

L’imam affirme que lui et d’autres ne permettront à personne d’essayer de leur attribuer le stéréotype de l’« Arabe en colère ».

« Certes, nous sommes incapables de choisir qui sera le prochain président. Mais nous sommes capables d’évincer le président actuel par notre vote. Notre objectif est que l’histoire retienne que Biden a perdu la présidence et qu’il n’a exercé qu’un seul mandat présidentiel en raison de ce qu’il a fait aux Palestiniens », ajoute-t-il.

« Si je devais cocher le nom de Joe Biden, l’encre que j’utiliserais pour signer ce bulletin serait imprégnée du sang de Randa Ajaj, de mon village. Elle serait imprégnée du sang des 30 000 civils innocents. Ce serait aussi imprégné de la sueur des pères qui se demandent comment ils vont pouvoir nourrir leur famille », explique-t-il.

Le moindre des deux maux

Tom Facchine est actuellement directeur de recherche sur l’islam et la société à l’Institut Yaqeen pour la recherche islamique. Il consacre également son temps à organiser des activités avec des jeunes musulmans et Arabes, et participe à la campagne Abandon Biden.

Il explique que les électeurs musulmans ne forment pas un bloc unique, que certains soutiennent Trump, d’autres un troisième parti et que d’autres encore ne voteront pas du tout.

« Ce sur quoi nous pouvons nous unir, c’est sur ce qu’il ne faut pas faire. Il s’agit d’avoir un effet assez conséquent pour modifier le calcul politique des deux partis, qui pensent essentiellement que nous, les musulmans, nous passerons outre », précise Tom Facchine.

Et puis il y a ceux qui choisissent de voter pour Trump par dépit.

« Il se donne du mal pour faciliter ce génocide contre notre population »

- Tom Facchine, chercheur

« Nombreux sont ceux qui affirment que la situation sera pire sous Trump. Mais cela ne semble plus être le cas. Trente mille personnes massacrées. Il est difficile d’imaginer que les choses puissent être réellement pires », poursuit-il.

Il rapporte que pour ce qui est de Trump, il y a des gens qui disent toutes sortes de choses comme « Peut-être qu’il aurait quand même pu y avoir un génocide semblable sous [sa présidence] ».

« Mais nous parlons d’un génocide réel confirmé par rapport à un génocide potentiel », souligne-t-il. « Si je devais choisir entre les deux, je choisirais un génocide potentiel. »

Selon lui, le concept du « moindre mal » est beaucoup plus complexe en ce moment. Lors des élections précédentes, il était facile à comprendre, car il y avait une personne qui « aboyait au visage » des musulmans et une autre qui leur parlait gentiment.

« Maintenant, vous avez quelqu’un qui a été directement impliqué, qui a non seulement donné son feu vert, mais qui a également apporté son aide active. Il se donne du mal pour faciliter ce génocide contre notre peuple. Il est donc très difficile d’affirmer que quelqu’un d’autre est pire. »

Imran Salha est du même avis.

« Comment savoir si le mal qui existe au sein du parti républicain est moins grave que celui qui existe au sein du parti démocrate », s’interroge-t-il.

« Nous sommes confrontés à une situation où un parti souhaite éliminer nos familles tandis qu’un autre souhaite éradiquer nos valeurs. Et dans ce combat, entre la préservation de la vie et la préservation des valeurs, beaucoup affirmeront que la continuité de l’Amérique –son colonialisme de peuplement – demeurera inchangée », déclare-t-il.

« Il est donc peut-être temps de pouvoir au moins préserver nos valeurs. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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