Les épouses des disparus de Turquie et une approche de genre des droits humains
Kiraz Sahin avait vingt ans lorsque son mari, Ismail Sahin, a « été disparu » des rues d'Istanbul. C'était en janvier 1996 ; leur fille avait alors quatre ans, leur fils, un an et demi. Des centaines de personnes étaient déjà portées disparues en Turquie – la plupart d'entre elles ont probablement été victimes de meurtres politiques, orchestrés par les forces de sécurité turques.
Durant les dix-neuf années qui suivirent la disparition de son mari, Kiraz Sahin a lutté pour le retrouver, une expérience qu'elle a partagée avec des centaines d'autres femmes dans la même situation. Elle ne s'est jamais remariée, et n'a jamais intégré un emploi formel. Avec le support de sa famille et de ses amis, elle a élevé ses enfants, pris soin des membres de la famille de son mari, et est devenue grand-mère, comme en témoignent des membres de l’organisation Human Rights Association (IHD) à Istanbul. Elle a rejoint les « Mères du samedi » – aujourd’hui souvent appelées « les gens du samedi » – un groupe composé principalement de proches de « disparus ». Ce groupe continue de se réunir tous les samedis midi sur la place Galatasaray, la place centrale d'Istanbul, pour honorer la mémoire des disparus et protester. Par le passé, ces regroupements étaient à peine tolérés, et même souvent considérés comme illégaux. Kiraz Sahin, comme beaucoup de personnes participant à ces rassemblements, a souvent été aspergée de gaz lacrymogène, battue et arrêtée par la police, toujours selon des membres de l’IHD.
Au mois de janvier de cette année, le jour du dix-neuvième anniversaire de la disparition d'Ismail Sahin, Kiraz Sahin n’a pas pu se rendre au regroupement habituel des « Mères du samedi ». Tout ce qu'elle a pu faire a été d’adresser aux personnes présentes sur la place un enregistrement qui a été diffusé à travers les haut-parleurs du groupe.
« Dès que je me lèverai et quitterai ce lit d'hôpital, je serai là avec vous, avec mes petits-enfants. »
Le vendredi 27 février 2015, Kiraz Sahin est décédée d'un cancer de l'estomac.
« Sur les quarante années que compta sa vie, Kiraz Sahin en a passé dix-neuf à la recherche de son mari », raconte Maside Ocak, sœur d'un autre homme disparu, Hasan Ocak, lors de la réunion des « Mères du samedi » qui suivit le décès de Kiraz Sahin. « La vie de Kiraz n'a toutefois pas été suffisamment longue pour lui permettre de découvrir le sort de son mari. »
Selon le Truth Justice Memory Centre d'Istanbul, le nombre de « disparus » depuis le coup d’Etat de 1980 a atteint les 1 500 personnes. A ce nombre s'ajoutent les centaines d'individus victimes d'assassinats extrajudiciaires ou morts en détention. Le nombre de cas référencés connut un pic dans la décennie 1990, caractérisée par de lourds affrontements entre l'Etat Turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un conflit de trente ans qui a coûté la vie à 40 000 personnes depuis 1984. Le mari de Kiraz Sahin était turkmène alevi et a disparu alors qu'il habitait Istanbul. Cependant, la majorité des disparus sont des Kurdes qui ont disparu dans les régions du sud-est de la Turquie, où les Kurdes sont majoritaires. 97 % des victimes étaient de sexe masculin.
Ismail Sahin était employé par la municipalité d'Istanbul comme nettoyeur des rues. Il a disparu alors qu'il travaillait en pleine rue, au centre de la ville, à l’emplacement même où les « Mères du samedi » se réunissent actuellement. Le gouvernement ne montre que peu d'intérêt à mener une enquête. Le sort de Sahin, tout comme celui de 67 % des personnes victimes de disparition forcée, selon le Truth Justice Memory Center, demeure inconnu. Ismail Sahin était membre du syndicat Genel-Is. Sa femme, Kiraz, parlait très peu de politique.
« C'était une personne apolitique issue d'une famille apolitique », raconte à Middle East Eye Zeynep Yildiz de l’IHD. « Elle s'est politisée suite à la disparition de son mari ».
Les déchirements en marge du drame
Les épouses des disparus, telles que Kiraz Safin, ont longtemps été à l'avant-garde de la recherche et de la lutte pour la vérité et leurs histoires, selon certains chercheurs en droits humains, ont trop longtemps été négligées.
« Je lis tous les rapports concernant les disparitions forcées en Turquie, et je suis bien incapable de trouver la moindre référence à la question du genre », indique à MEE Ozgur Sevgi Goral, directrice de projet à l’IHD, durant un entretien accordé dans les bureaux de l'organisation.
« C'est très frappant car une disparition est un processus caractérisé par une forte dimension de genre », explique-t-elle. « Dans un premier temps, les personnes de sexe masculin disparaissent puis, dans un deuxième temps, ce sont les femmes qui partent à la recherche des hommes [disparus]. »
Lors d’une enquête de terrain, les membres du Truth Justice Memory Centre ont remarqué la tendance suivante : « Les épouses disaient toujours : ‘’Ça ne vaut pas la peine de parler de moi. Parlons plutôt de lui. Parlons de ce qui s'est passé ce jour là’’. C’était un vrai crève-cœur pour nous », confie Goral.
« Ce que vivent ces femmes est extrêmement important pour deux raisons. Premièrement, vous n'obtiendrez pas une vision complète de l'histoire si vous ne savez pas ce qui se produit après la disparition. Une disparition forcée n'est pas qu’une catastrophe d’un moment », dit-elle. « L'avant et l'après, caractérisés par le conflit et les violations des droits humains qui affligeaient la Turquie à l'époque, révèlent l'ampleur plus large du traumatisme », continue-t-elle.
« Vous ne pouvez comprendre l'aspect scandaleux d'une disparition forcée si vous ne savez pas ce qui s'est produit après. Car ce qui se passe ensuite est une tragédie. Comment ont-elles fait pour élever leurs enfants ? Comment ont-elles pu survire économiquement ? Ont-elles été forcées de se remarier ? »
La nécessité d'une approche de genre
En 2013, le groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires des Nations unies publiait : « […] les effets des disparitions forcées sont vécus et affrontés de façons différente par les femmes et les filles en raison des rôles liés au genre, qui sont fortement intégrés à l'histoire, à la tradition, à la religion et à la culture ».
Cette observation se confirme de diverses façons en Turquie. Selon Ozgur Sevgi Goral, les rôles attribués à chaque genre par les structures patriarcales, traditionnelles et familiales produisent souvent une identité qui se révèle ambiguë pour les épouses des disparus. Un rapport de 2014, publié par le Truth Justice Memory Center, décrit ces femmes comme n’étant « ni ‘’mariées’’, ni ‘‘veuves’’, ni ‘‘divorcées’’ », et détaille comment ce fardeau social complexe interagit avec l'identité, le statut social et les enjeux de la vie quotidienne. De nombreuses épouses doivent ainsi assumer les responsabilités de leurs maris dans une société à dominance masculine en dehors du foyer.
Souvent, ces femmes ne parlent pas le turc. Or, pendant des années, parler kurde était interdit dans tout cadre officiel ou institutionnel.
Cela n'a pas seulement représenté un obstacle dans la vie quotidienne. « Cela change les contours de la recherche entreprise par ces femmes », dit Goral. Les femmes ne parlant pas turc ne peuvent bénéficier d'un accès aisé aux services offerts par les autorités locales en vue d'obtenir des informations concernant leurs maris et sont souvent contraintes de mener des recherches de façon plus informelle. « Il s'agit d'un obstacle supplémentaire empêchant les femmes d'avoir accès à la justice. »
En moyenne, les femmes des disparus se sont mariées à l'âge de quinze ans. Suite à la disparition de leur mari, beaucoup d'entre elles ont subi des pressions en vue de se remarier, souvent avec un beau-frère. Bien que beaucoup d'entre elles refusent, un nouveau mariage peut être source de bénéfices économiques, sociaux et émotionnels et peut soulager ces femmes des préjugés traditionnels. Comme l’a dit une femme interviewée par les chercheurs, l’une des raisons l’ayant poussée à se remarier était qu'« ainsi, les gens ne me traiteront pas de traînée ».
Une femme dont le mari a disparu peut recevoir certaines aides de la part de l'Etat, mais le statut du mari doit pour cela être défini comme étant « absent » ou mort. Mis à part les complications judiciaires et bureaucratiques, les auteurs du rapport décrivent comment de nombreuses femmes refusent d'affronter le choc émotionnel supplémentaire que provoquerait le fait de formaliser la mort de leur mari.
« Il faut considérer que l'espoir de ces femmes de disparus effectue un mouvement de pendule. Habituellement, à la fin d'une semaine, elles sont persuadées qu'il est mort... Mais demeure malgré tout un processus d'attente. Après trois ans, elles ont davantage d'espoir... Peut-être s'est-il échappé, pensent-elles, peut-être s'est-il enfui au Kurdistan du Sud [nord de l'Irak]. »
L'espoir est également maintenu vivant par ce qu’Ozgur Sevgi Goral décrit comme une « industrie » : des individus qui semblent souvent connectés aux forces de sécurité contactent la famille afin de proposer des informations en échange d'argent. « Et les familles paient », affirme Goral. Les tuyaux s'avèrent invariablement être des mensonges.
De nombreuses femmes et d’autres membres de la famille refusent d'exclure la possibilité que le disparu puisse revenir un jour. Ainsi, Goral décrit une femme qui continue à nier les récits compatissants de témoins oculaires confirmant la mort de son mari (il a été attaché à des grenades qui ont explosé), préférant, dans son esprit bouleversé, croire que son mari a fui et est devenu un agent des services secrets turcs.
Une lutte élargie
Actuellement, les droits des femmes figurent au sommet de l’agenda politique national en Turquie. Des activistes turcs, des journalistes et des politiciens œuvrent dans le but de sensibiliser davantage de personnes à cette difficile situation. Leur travail est compliqué. L'an passé, le président turc Recep Tayyip Erdogan, dans une déclaration devenue célèbre, a publiquement affirmé que l'homme et la femme ne pouvaient être considérés comme égaux.
Mais la lutte des femmes qui ont été affectées par des disparitions forcées ne doit pas être considérée comme une simple sous-partie de cette lutte plus large en faveur des droits des femmes, indique Goral. Une approche de genre des violations des droits humains révèle la profondeur et la diversité des conséquences négatives de ces violations et offre une perspective plus large, au delà de celle des victimes les plus évidentes.
« Relever les relations hiérarchiques et de genre liées aux violations des droits humains n'est pas la même chose que militer en faveur des droits des femmes. Cela représente davantage », selon elle.
Toujours selon Goral, à travers le dépassement de ces difficultés, les réseaux de solidarité et d'activisme créés par ces femmes ont produit, malgré la catastrophe au cœur de leur expérience, quelque chose qui, autrement, aurait pu s'avérer impossible.
« L'événement tragique qu'elles ont vécu les a renforcées. »
Traduction de l'anglais (original).
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