Yémen : des enjeux de taille
L'Arabie saoudite se trouve à un moment critique de sa campagne aérienne contre les Houthis au Yémen. Il y a eu des victoires. Les Houthis ont été repoussés par les forces tribales à Marib, au nord, et dans certains secteurs du centre d'Aden, au sud. Leur coalition avec les unités armées fidèles à l'autocrate déchu Ali Abdallah Saleh et à son fils Ahmed montre également des signes d'usure.
Pour tenter de déjouer une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui a imposé un embargo sur les armes à l'encontre, entre autres, d'Ahmed Ali Saleh, ancien chef de la Garde républicaine, Saleh père a appelé à un cessez-le feu, niant toute ambition de revenir au pouvoir, que ce soit de sa part ou d’un membre de sa famille. Un rare signe de complaisance de la part d'un homme qui a si activement miné la présidence d'Abd Rabbo Mansour Hadi, son ancien vice-Président, ou simple réalisme ?
En trois semaines, aucun des principaux objectifs politiques de la campagne aérienne n'a encore été rempli. Les Houthis n'ont pas quitté les villes qu'ils ont prises ; Hadi n'a pas repris son poste de Président à Sanaa et le dialogue national pour aboutir à un gouvernement d'union nationale n'a pas encore commencé. Sur le plan militaire, les Saoudiens n'ont pas encore trouvé de figure nationale pour mener la riposte sur le terrain au Yémen, et ont encore moins réussi à unifier sous un seul commandement les forces luttant contre les Houthis.
Les tentatives visant à obtenir un cessez-le feu se sont jusqu'ici heurtées à l’exigence du retrait des Houthis des principales villes qu'ils ont prises. Lors de sa dernière visite, le Président turc Recep Tayyip Erdogan n'a pas réussi à convaincre son homologue iranien, Hassan Rohani, de la nécessité d'un retrait des Houthis de Sanaa et d'Aden pour qu'un cessez-le-feu soit déclaré. Les Iraniens insistent pour que le cessez-le feu soit basé sur la position actuelle des milices. Le marchandage n'est pas terminé et la recherche d'un cessez-le-feu sous les auspices de l'ONU est toujours en cours. Le fait que la Russie n'a pas opposé son veto à la résolution de l'ONU pourrait être significatif.
L'impasse actuelle laisse deux options aux Saoudiens : soit lutter contre les Houthis avec les forces locales, soit rassembler des forces combattantes étrangères et entrer par Aden. Ces deux options posent des défis de taille.
Le soutien aux forces tribales impliquerait nécessairement un apport d'armes à al-Islah, qui rassemble des clans yéménites et les Frères musulmans. La famille royale se montre prudente à ce sujet, puisque cela constituerait un retour en arrière en matière de politique ; sa politique consistait en effet à combattre les Frères musulmans dans tous les pays arabes où ils sont devenus une force politique majeure.
C'est pourquoi la principale faction de conseillers à la cour du roi Abdallah avait ouvert des contacts secrets avec les Houthis, bien que ceci soit en train d'émerger comme étant une conspiration émiratie plutôt que saoudienne. Un représentant politique de haut rang d'al-Islah s'est récemment rendu à Riyad, brisant ainsi le tabou des Saoudiens quant à des contacts directs avec un groupe affilié aux Frères musulmans. Toutefois, il en faudrait plus pour qu'un gouvernement soutenu par al-Islah s'installe à Sanaa, et il est permis de se demander si Riyad le souhaite.
L’Arabie saoudite s'est engagée à réinstaller Hadi à Sanaa et à entamer un dialogue national pour la formation d'un gouvernement d'union. Mais la réputation du Président exilé en tant que leader national n'est pas ressortie grandie de cet épisode. Bien au contraire. Les Yéménites le considèrent comme un chef de guerre faible, qui a hésité sous la pression et qui a fini par s'enfuir. Hadi n'a rien d'un Winston Churchill. Cette semaine, il a été forcé de faire de son Premier ministre, Khaled Bahah, son vice-Président. Bahah a la réputation d'entretenir des liens plus étroits avec les autres partis qu’Hadi. La nomination de Bahah comme vice-Président indique que les Saoudiens reconnaissent la faiblesse politique d’Hadi au Yémen.
Le leader de choix, l'homme avec les qualités nécessaires pour diriger une guerre, serait Ali Mohsen Saleh al-Ahmar, le commandant militaire en exil dont la maison a été saccagée par les Houthis. Toutefois, Hadi résiste au général sur deux points : il est originaire du nord et il est trop proche d'al-Islah.
La deuxième option est une invasion terrestre, passant très probablement par Aden. Ici, l'Arabie saoudite se sent dépendante de ses alliés, consciente qu'elle ne dispose pas de troupes capables de faire le travail seules. La coalition soutenant l'Arabie saoudite se retrouve vite épuisée lorsque l'on compte les pays disposant d'une capacité de combat. Deux de ces pays sont des pays non arabes : la Turquie et le Pakistan. Tandis que la Turquie n’entend pas déployer des troupes avant la tenue d’élections, le Pakistan a ses propres raisons de retarder l'échéance.
Selon mes sources, l'Arabie saoudite n'a pas demandé au Pakistan de déployer de troupes au Yémen, mais de garder les frontières longues et vulnérables du royaume. Le Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a esquivé la question en se servant d’une résolution parlementaire soigneusement construite comme couverture pour retarder l'échéance.
L'armée pakistanaise est une institution plus puissante que le parlement et le Premier ministre civil. Comme l'armée égyptienne, elle décide de l'endroit où elle acceptera d'être déployée ; il existe en outre des arguments rationnels contre l'idée d'un déploiement au Yémen. Le Pakistan fait face à son propre conflit frontalier avec l'Iran et à sa propre minorité chiite. Alors que le pays a déjà deux autres insurrections à gérer (les talibans et les Baloutches), il se pourrait qu’importer un conflit en provenance du Golfe soit loin d'être à l'ordre du jour pour l'armée.
Il reste donc la Jordanie et l'Egypte, les deux seuls autres pays arabes disposant de forces terrestres fonctionnelles. Les relations entre la Jordanie et l'Arabie saoudite sont tendues dans la mesure où Amman a exprimé sa volonté d'ouvrir un nouveau chapitre diplomatique avec l'Iran. Nasser Judeh, ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre, vient de se rendre en Iran. En outre, Ammar al-Hakim, dirigeant chiite irakien et président du conseil suprême islamique d'Irak qui entretient des liens étroits avec l'Iran, s'est rendu à Amman. Le roi Abdallah a participé au sommet de la Ligue arabe à Charm el-Cheikh pendant seulement une heure et n'a pas prononcé le discours de la Jordanie. Ce qui constitue un autre signe de malaise du côté des Hachémites.
Pour l'Egypte, le Yémen est une situation perdant-perdant. Si les troupes égyptiennes entrent au Yémen, des pertes humaines seront à prévoir et des souvenirs douloureux pourraient ressurgir. La dernière fois que les troupes égyptiennes ont combattu au Yémen, le pays a perdu au moins 22 000 hommes. Cette guerre ne bénéficiera pas du soutien populaire en Egypte, où l'armée est déjà étirée à l'extrême entre le Sinaï et les cibles stratégiques à garder à l'intérieur du pays. Les relations avec la Russie et l'Iran seraient également endommagées. Toutefois, si l'Egypte refuse une demande saoudienne, ce serait la goutte qui ferait déborder le vase pour le principal financeur du régime d'Abdel Fattah al-Sissi.
Par ailleurs, le nouveau roi d'Arabie saoudite a volé la vedette à Sissi en lançant l'attaque aérienne trois jours avant le sommet de Charm el-Cheikh. Salmane a quitté le sommet après avoir donné son discours, laissant son ministre des Affaires étrangères s'engager dans une dispute virulente avec ses hôtes égyptiens suite à la lecture d'une lettre de soutien du Président russe Vladimir Poutine. Les médias pro-Sissi ont lancé une vague d'attaques contre l'Arabie Saoudite au sujet de la campagne au Yémen. Les médias égyptiens sont clairement contrôlés par l'Etat et diffusent des messages calculés. Sissi voulait que le sommet fasse de lui le leader d'une force militaire arabe de stabilisation, mais il n’en a rien été.
Un compromis pourrait être trouvé avec les manœuvres conjointes annoncées ce mercredi sur le territoire saoudien. Toutefois, cela ne résout pas la problématique du Yémen.
Les relations entre les Saoudiens et les Emiratis, qui fournissent le deuxième contingent d'avions de la campagne aérienne, se détériorent également. Et aucun des deux camps ne prend même la peine de le cacher. Ni le prince héritier émirati Mohammed ben Zayed, ni son Premier ministre, ne se sont présentés au sommet de la Ligue arabe.
La chaleur et l'attention royale dont l'Emir du Qatar a fait l'objet lors de sa récente visite à Riyad contrastait avec la froideur accordée à ben Zayed, qui a dû attendre dix jours pour avoir la permission de s'y rendre.
L'inquiétude des Emirats arabes unis va plus loin. Le Dr Anwar Gargash, actuellement ministre des Affaires étrangères, a récemment indiqué dans un tweet que sa cible était les partenaires non arabes des Saoudiens, à savoir la Turquie et le Pakistan :
« Le ministre turc des Affaires étrangères partage le point de vue de l'Iran sur le Yémen et estime que la solution politique relève de la responsabilité des Saoudiens, des Iraniens et des Turcs. Les positions de neutralité sont en train d'être abandonnées. On demande au Pakistan d'adopter une position claire pour préserver ses relations stratégiques avec les Etats du golfe Persique. Les positions incohérentes et incertaines sur cette question extrêmement importante ont un coût très élevé. Le golfe Persique est engagé dans une confrontation grave et critique, et sa sécurité stratégique est compromise. Ce moment de vérité distingue un véritable allié d'un simple allié dans les médias et dans les déclarations. Les positions incertaines et incohérentes du Pakistan et de la Turquie sont la meilleure preuve que la sécurité du monde arabe, de la Libye au Yémen, est une question qui s'adresse aux Arabes. Le test auprès des pays voisins en est le meilleur témoignage. »
Salmane n'est pas d'humeur à s'adapter aux Emiratis, étant donné qu'il connaît personnellement leurs liens avec les Saleh, père et fils. Mais les Emiratis sentent que l'opération au Yémen est plus qu'une réaction à un plan qui a mal tourné. Les Emiratis sont alarmés par ce qui pourrait être selon eux le produit d'un succès des Saoudiens au Yémen : un changement d'alliance stratégique qui verrait l'Arabie saoudite former une coalition avec les Turcs.
Si les Saoudiens recherchent un partenaire stratégique clé pour contenir l'influence iranienne au Yémen, en Irak et en Syrie, c'est vers Ankara que les regards sont tournés. De leur côté, les Turcs auraient besoin du soutien de l'Arabie saoudite pour mener à bien leur projet, paralysé depuis longtemps, d’établissement d’une zone d'exclusion dans le nord de la Syrie ; Barack Obama s'est opposé à ce projet par le passé, mais le Président américain ne pourra maintenir cette position beaucoup plus longtemps.
L'analyste saoudien Jamal Khashoggi a appelé cette stratégie « la doctrine Salmane », un pacte formé en l'absence du leadership américain mais avec son approbation tacite.
« Les Turcs, qui seront le prochain partenaire de l'Arabie saoudite dans le processus de "résolution des crises" sans les Etats-Unis, partagent également cette ligne de pensée, explique Khashoggi. Ibrahim Kalin, le conseiller du Président que j'ai rencontré jeudi dernier à Ankara, m'a dit qu'"effectivement, il existe des similitudes et des différences entre la Syrie et le Yémen. Toutefois, les problèmes, les circonstances et les rivaux sont les mêmes. L'opération saoudienne peut être réitérée sur ce terrain et nous devons y réfléchir". Le Président turc Recep Tayyip Erdogan a exprimé à plusieurs reprises son désir d'imposer une zone d'exclusion aérienne, et plus tard une zone tampon, dans le nord de la Syrie. Il a même proposé cette idée au roi Salmane lors de leur dernier sommet, et celle-ci a reçu le soutien du roi. Cependant, le point commun est que cet objectif ne peut être atteint sans l'approbation des Etats-Unis. En cas de succès de la campagne ‘’Tempête décisive’’, cette règle pourrait changer et l'accord américain pourrait ne plus être une condition ; Erdogan pourrait alors dire : "Si les Saoudiens l'ont fait, pourquoi ne pas faire comme eux ?" »
De la même manière, un succès rapide des Saoudiens au Yémen, même s'il se limitait simplement à chasser les Houthis de Sanaa et Aden, pourrait renforcer les relations du royaume avec la Turquie et aboutir à une deuxième phase en Syrie. Ces puissances régionales formeraient un contrepoids face à l'Iran dans deux pays déchirés par la guerre.
Si l'Etat islamique a prospéré dans le vide créé par l'absence de leadership sunnite, les Saoudiens et les Turcs peuvent tirer profit de cette situation en le récupérant. En réalité, deux conflits se jouent actuellement au Yémen. Le premier est une lutte pour le pouvoir dans le pays. Le second doit déterminer quels pays domineront militairement le monde arabe sunnite. Au Yémen, les enjeux sont de taille.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant européen, et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : l'artillerie de l'armée saoudienne tire des obus en direction du Yémen depuis un poste situé près de la frontière saoudo-yéménite, dans le sud-ouest de l'Arabie saoudite, le 13 avril 2015.
Traduction de l'anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].