A la recherche d’un nouvel équilibre des puissances au Moyen-Orient
Il a fallu plus de deux semaines au guide suprême d’Iran, l’ayatollah Khamenei, pour condamner l’Opération « Tempête décisive » menée sous initiative saoudienne la qualifiant de « génocide ». Cela contraste avec les déclarations initiales réalisées par le ministre des Affaires étrangères iranien Mohamed Javad Zarif, qui s’était montré diplomate et prudent, affirmant qu’« il ne faudra ménager aucun effort pour contenir la crise au Yémen ».
Sur la même ligne, le Président turque Recep Tayyip Erdogan, a fait preuve de mépris envers la politique étrangère iranienne en appuyant l’Opération « Tempête décisive », alors qu’il n’y a pas si longtemps il visitait Téhéran avec toute une délégation de ministres, afin d’encourager une solution pacifique au conflit. De façon similaire, le Premier ministre du Pakistan Nawaz Sharif a dans un premier temps fourni son soutien absolu à la coalition en affirmant qu’il y prendrait part, avant que son parlement ne décide de réaliser une déclaration contradictoire.
Les déclarations politiques vont bon train, alors que les positions adoptées par plusieurs pays de la région manquent de cohérence. Pourquoi ?
Désengagement américain
Le désengagement manifeste des Etats-Unis vis-à-vis de la région semble être un élément marquant de la politique régionale au Moyen-Orient.
Stephen Walt, professeur de relations internationales à Harvard, estime que la meilleure manière pour les Etats-Unis de parvenir à leurs objectifs stratégiques au Moyen-Orient est le recours à « une politique d’équilibre des puissances réaliste, similaire à celle menée par les Etats-Unis de 1945 à 1990 ». En d’autres termes, « les Etats-Unis n’ont pas à dominer la région eux-mêmes, ils doivent simplement s’assurer que personne d’autre ne le fera ». Cette politique est connue sous le nom d’ « équilibrage à distance », terme adopté par l’auteur et par d’autres spécialistes en stratégie.
Walt ajoute : « Quand on parle de la stratégie des Etats-Unis au Moyen-Orient, il faut commencer par reconnaître que c’est un pays en très grande forme, et que la majorité des événements qui se produisent dans cette partie du monde sont, pour eux, dépourvus d’importance sur le long terme. Autrement dit, ce qui se passe là-bas importe peu, les Etats-Unis pourront presque assurément s’adapter et continuer à bien se porter ».
Voilà peut-être la raison pour laquelle les Etats-Unis ont rayé l’Iran et le Hezbollah de leur liste des « menaces terroristes » et pour laquelle ils se sont longtemps montrés absents alors que les Houtis avançaient, n’affichant leur soutien à l’Opération « Tempête décisive » qu’après son lancement. Ainsi, il semble logique que de nombreux chroniqueurs arabes perçoivent le Yémen comme un « piège » pour l’Arabie saoudite, tel que l’aurait affirmé le Sultan Qaboos d’Oman au roi Salman.
De fortes tensions et de forts enjeux
La coalition formée autour de l’Arabie saoudite est à l’évidence le fruit de la diplomatie et d’un leadership renouvelé et proactif, sous la houlette du roi Salman. Manifestement, la coalition rassemblée pour l’Opération « Tempête décisive » a pris l’Iran de court, surpris également par le ralliement d’Etats arabes au-delà des membres du CCG ainsi que du Pakistan, voisin de l’Iran et doté de l’arme nucléaire. Cependant, la coalition a été formée hâtivement en réponse à la prise de contrôle des Houthis au Yémen, et au fur et à mesure que le temps écoulé permettait d’assimiler les répercussions et risques potentiels d’une réponse militaire terrestre, les pays alliés commencèrent à se montrer hésitant.
Bien que l’Iran ait été un voisin belligérant, élargissant sa zone d’influence directe à quatre pays de la région, des nations comme le Pakistan et la Turquie continuent à posséder des intérêts mutuels avec l’Iran qu’ils ne peuvent ignorer.
La Turquie et l’Iran, qui partagent une frontière, ont beaucoup d’intérêts en commun qui les poussent à résoudre pacifiquement tout conflit. Malgré des positions et opinions clairement divergentes en matière de politique régionale, à savoir la Syrie, les échanges commerciaux entre les deux pays se poursuivent. Suite à la dernière visite de Recep Tayyip Erdogan, les deux pays prévoient de doubler le volume de leurs transactions commerciales qui devrait atteindre 30 milliards de dollars. En outre, l’Iran exporte 10 milliards de mètres cubes de gaz vers la Turquie, faisant de lui le deuxième plus grand exportateur de gaz vers la Turquie, qui elle-même est le principal client de l’Iran.
L’importance stratégique du Yémen pour la Turquie est certes relative, mais ce n’est pas le cas de la Syrie. La Turquie est plus à même de faire pression sur l’Iran au sujet de la Syrie qu’au sujet du Yémen. Pourtant, le besoin de la Turquie de voir l’Arabie saoudite résoudre la crise syrienne impose un fardeau économique et sécuritaire important pour la Turquie. Bien que des échanges visant à renverser le gouvernement de Bachar al-Assad aient eu lieu, rien n’est encore définitif.
De manière semblable, au Pakistan beaucoup de voix s’élèvent pour dire que le pays ne se trouve pas en mesure d’envoyer des troupes à l’étranger et d’irriter son voisin, l’Iran. Avec des tensions à la frontière indienne, des problèmes internes d’activisme, une minorité shiite considérable et des conflits intercommunautaires déjà bien présents, le Pakistan se doit d’être prudent avant d’envoyer des troupes terrestres au Yémen. Si l’Iran commence à considérer le Pakistan comme ennemi, il pourrait facilement lui causer davantage de problèmes.
Bien que la motivation principale du Pakistan soit les risques sécuritaires qu’implique l’envoi de troupes terrestres au Yémen, il existe également un risque économique considérable pour lui. Un projet de grande envergure de gazoduc entre l’Iran et le Pakistan est actuellement en cours de réalisation et devrait être achevé d’ici la fin 2016 ou début 2017. Ce gazoduc aurait du être mis en service à la fin de l’an dernier, mais le Pakistan n’a pas encore complété sa part des travaux et pourrait se voir imposé par l’Iran, au titre de pénalités de retard, une sanction de 3 millions de dollars par jour de retard.
Options saoudiennes
Pris dans cette tourmente régionale, le désengagement relatif des Etats-Unis et ces rapports de force changeants, chaque pays doit prioriser ses intérêts et se réaligner en fonction des nouvelles donnes régionales. Les nombreux changements en cours dans cette région ont laissé des vides en termes de pouvoir que les différents acteurs régionaux sont avides de remplir. Quant aux Etats-Unis, ils semblent se montrer de plus en plus indifférents à la suite des événements, et il incombe donc aux différents pays de la région de prendre l’initiative ainsi que les risques qui en découlent.
La Turquie et le Pakistan ne sont que deux pays de la région parmi d’autres, avec leurs propres luttes internes et intérêts en politique étrangère. La complexité du réseau de relations régionales rend difficile la consécution d’un équilibre, si l’on tient compte des poids respectifs des pays, et des intérêts et conflits bilatéraux existant entre eux. Chaque pays essaie ainsi de choisir judicieusement les batailles à livrer, et de défendre ses intérêts sans rompre les liens avec ses partenaires, ni avec ses adversaires.
L’Arabie saoudite a déjà obtenu une grande victoire diplomatique grâce à la résolution récemment adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies. La Russie s’est abstenue de voter au lieu d’émettre son veto à une résolution avec laquelle elle est en désaccord. Cette résolution va dans le sens des intérêts saoudiens, mais les frappes aériennes ne seront pas suffisantes pour donner la victoire à la coalition menée par l’Arabie saoudite.
L’Arabie saoudite va d’ailleurs continuer à bombarder les Houthis et les forces d’Ali Abdallah Saleh jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment affaiblis. Il faut savoir que l’embargo reste en vigueur et qu’aucune arme ne parvient aux mains des Houtis, qui ne peuvent ainsi pas compenser leurs pertes.
L’objectif est d’amener les Houthis à la table des négociations sans leurs armes, mais seul le temps dira si cela est réalisable ou non. L’Arabie saoudite semble persister à vouloir défaire ce qu’elle considère comme une menace pour la sécurité nationale sur sa frontière sud. Cela pourrait prendre bien plus de temps que prévu. L’Arabie saoudite pourrait se voir obligée d’armer lourdement les partisans du président actuel légitime, Abd Rabo Mansour Hadi, y compris le parti Islah des Frères musulmans.
Au bout du compte, le conflit au Yémen fait partie du rééquilibrage des puissances. Une solution politique est inévitable, à condition d’être basée sur des accords qui puissent apaiser toutes les parties concernées. D’ailleurs, en l’état actuel des choses, chacune des parties en cause est tenue d’accepter un certain degré de compromis.
Mustafa Salama est analyste politique, consultant et rédacteur freelance. Il possède une vaste expérience et une formation académique en affaires du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Des enfants font la queue au Yémen pour récolter de l’eau potable (AA).
Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.
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