Une odyssée en camping-car initie l’Amérique profonde à l’art arabe
NEW YORK – De l’extérieur, le camping-car de 9 mètres de long ressemble à ces véhicules américains qui empruntent les autoroutes d’une côte à l’autre. Mais à l’intérieur, les tissus au rouge intense et les tapis arabes racontent une autre histoire.
Ce six roues, mieux connu par ses occupants sous le nom de « Gulf Stream », est devenu le domicile ambulant d’artistes du Moyen-Orient qui pendant trois ans sillonnent les expositions d’art et les universités du pays jusqu’aux confins les plus reculés afin de combler les écarts entre Orient et Occident.
Jusqu’à présent, plus de vingt-cinq artistes venus du Moyen-Orient ont grimpé dans ce véhicule pour réaliser des œuvres d’art et rencontrer des marchands d’art, des étudiants et des Américains lambda, des gratte-ciel de New-York aux coins perdus de l’Alabama.
Cette invraisemblable Odyssée a été organisée par le collectif d’artistes Edge of Arabia et l’organisation Art Jameel.
« Nous voulions mettre en relation deux grands centres d’idéologie et de puissance qui font l’Histoire : d’une part le monde musulman, centré sur l’Arabie saoudite, et de l’autre le capitalisme consumériste américain », déclare à Middle East Eye Stephen Stapleton, co-fondeur du collectif Edge of Arabia.
« Selon nous, les artistes sont des conteurs, et ce format leur permet de voyager entre ces deux mondes et d’offrir de nouvelles perspectives. Sans cela, nous serions saturés par le récit médiatique conventionnel, qui se focalise sur la violence, l’extrémisme religieux et le prétendu choc des civilisations. »
L’un des participants, l’artiste palestinien Yazan Khalili, doit ainsi visiter trois villes, toutes appelées Palestine et situées dans le Michigan, l’Ohio et au Texas. Un autre artiste, Faisal Samra, qui vit au Bahreïn, tentera de comprendre pourquoi les Indiens de la réserve Pine Redge, dans le Dakota du Sud, rejettent les projets de logements publics.
Les visiteurs de l’Armory Show, une foire annuelle d’art moderne qui se tient à New York en mars, ont pu observer avec amusement l’artiste américano-iranien Darvish Fakhr, vêtu de façon traditionnelle, « planer » sur son tapis volant – en réalité un tapis persan posé sur une planche à roulette motorisée.
Pendant ce temps, l’artiste américain Matthiew Mazzotta se trouve dans la ville saoudienne de Djedda, sur la côte, afin de faire revivre une douzaine de bâtiments délabrés de la vieille ville enfouis au beau milieu d’un dédale de ruelles cosmopolites, d’étals d’épices et de cafés à chicha qui rappellent les contes des Milles et Une Nuits.
Le réalisateur palestinien Husam al-Sayed, qui est né et a grandi en Arabie saoudite, a aussi profité de cette initiative. De retour à Djeddah, il a aidé à gérer le réseau satirique de vidéos en ligne Telfaz11. A Manhattan, la ligne d’horizon a ravivé sa créativité.
« La ville de New York est très accueillante pour les cinéastes », déclare à MEE cet homme de 30 ans au crâne rasé. « Je suis un photographe de rue, je me nourris de la vie de ces rues, et c’est un défi de faire la même chose à mon retour en Arabie saoudite. C’est ma passion, je l’ai découverte ici. »
Une fois à New York, Husam al-Sayed a rencontré Brian Zegeer et réalisé un documentaire sur les racines arabes de l’artiste américain et sur ses efforts visant à sauver ce qu’il reste de « Little Syria », une zone de Manhattan qui fut le foyer d’immigrants orientaux des années 1880 aux années 1940.
« La zone couvrait autrefois dix à vingt pâtés de maison, mais ne comprend maintenant plus que trois bâtiments, dont l’un est une église et l’autre un restaurant chinois de plats à emporter. C’est une histoire triste qui m’a tout de suite touché. C’est un truc de Palestinien. Cela me rappelle l’errance de ma famille, la mienne, ne trouvant aucun endroit qui nous appartienne. »
De son côté, Brian Zegeer a exploré l’histoire d’un parent éloigné, l’écrivain américano-arabe Ameen Rihani, et de sa famille, qui ont vécu dans ce quartier arabe autrefois animé finalement démoli à la fin des années 40 pour faire place au tunnel Brooklyn-Battery.
Le projet de Zegeer a atteint son apogée en mars lors d’un spectacle historique dans les vestiges de Little Syria. Une fois le camping-car garé, les militants ont parcouru la zone, malgré la neige et la boue, en portant des bannières colorées représentant les bâtiments du quartier au temps de son âge d’or arabe.
« Le projet de Little Syria offre une représentation positive de la diaspora du Moyen-Orient, acceptant - et acceptée par - la culture américaine. C’est une histoire d’interpénétration culturelle intense, un récit positif qui contraste avec les divisions superficielles que nous ingurgitons chaque jour. »
Les organisateurs d’Edge of Arabia ont dépensé entre 10 000 et 15 000 dollars pour chacun des projets présentés par les artistes et leur frais de déplacement. L’argent provient de la riche famille saoudienne Jameel, qui distribue les voitures de marque Toyota ou Lexus à travers le Moyen-Orient.
La tournée nationale en camping-car est le dernier chapitre d’un projet vieux de douze ans qui a commencé dans le sillage des attaques du 11 septembre 2001 et s’est poursuivi dans le contexte des tensions entre l’islam et l’Occident et des années de guerres et de conflits civils au Moyen-Orient.
Le projet a vu le jour en 2003 quand Stephen Stapleton rencontra au village d’arts al-Meftaha de la ville d’Abha, au sud de l’Arabie saoudite, Ahmed Mater, un médecin et artiste qui travaille avec des rayons X, des aimants et de la limaille de fer. Ils furent plus tard rejoints par un autre artiste saoudien, Abdulasser Gharem.
Animés par le désir de promouvoir l’Arabie saoudite à l’étranger, ils ont tenu leur première exposition à la galerie Brunei de Londres en 2008. Ils ont ensuite exposé à la Biennale de Venise puis à Berlin, Dubaï et Istanbul.
Aux Etats-Unis, les représentations artistiques données à l’Armory Show, à l’université de Columbia, au siège des Nations unies, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à la Smithsonian Institution et à la chapelle Rothko de Houston ont attiré en tout un public de plus de 70 000 personnes, selon Stephen Stapleton.
Mais ce chiffre est éclipsé par les cinq millions de personnes qui pourront se rattraper et voir ces représentations via Telfaz11 ou d’autres chaînes de télévision en ligne, ajoute-t-il.
Stephen Stapleton a passé plus d’une décennie à promouvoir des artistes à travers l’Arabie saoudite et l’Occident. Après des années consacrées aux échanges d’idées entre les deux cultures, il a fini par croire qu’elles ne sont peut-être pas si différentes après tout.
En septembre, durant son voyage en camping-car à travers le Sud profond, il a répondu aux questions d’habitants locaux qui exprimaient leurs préoccupations sur l'islam et le Moyen-Orient, préoccupations suscitées par les informations alarmistes propagées par les chaînes d'information, déclare-t-il.
« Mais après avoir vu les projets des artistes, ils ont compris qu’ils avaient des préoccupations communes. Un artiste de Ramallah peut rencontrer les mêmes problèmes que les habitants d’une petite ville de Louisiane. Dans ces deux endroits, les gens s’inquiètent des disparités entre les puissants et les laissés-pour-compte, ainsi que de l’influence des cercles économiques sur la politique et de son effet néfaste sur la cohésion des communautés ».
Traduction de l’anglais (original) par Hassina Mechaï.
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