Aller au contenu principal

De la conquête des cœurs et des esprits au largage de bombes barils : Ramadi incarne l’échec de l’Irak d’Abadi

Si Bagdad ne promet pas d’autonomie politique aux régions sunnites en échange de leur soutien contre l’État islamique, d’autres villes connaitront le même sort que Ramadi

La chute de Mossoul a remis en question la politique sectaire de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki. Beaucoup d’observateurs, le gouvernement américain non des moindres, ont appelé à un changement de dirigeant, afin de corriger certaines erreurs politiques sectaires commises depuis la victoire électorale contestée de Maliki en 2010.

Avec l’élection du Premier ministre Haidar Abadi, le gouvernement irakien était censé tourner la page, et se montrer plus attentif aux revendications des sunnites irakiens. Il s’agissait alors de s’assurer que les cœurs et les esprits sunnites ne cèderaient pas si facilement aux sirènes de l’État islamique.

Presqu’un an plus tard, la chute de Ramadi a un air de déjà vu. Pourquoi la capitale du gouvernorat d’Anbar est-elle occupée par l’État islamique ? Depuis l’accession d’Abadi au pouvoir, qu’est-ce qui a changé pour la population sunnite irakienne ?

Vu de Falloujah, berceau des manifestations anti-Maliki en décembre 2012, pas grand-chose, en fait. Depuis début 2004, la ville est totalement contrôlée par l’État islamique, et les résidents me disent qu’ils sont, depuis, soumis par le gouvernement à un déluge permanent de bombes à baril.

Les bombes à baril, celles-là même que le dirigeant syrien Bachar al-Assad largue sur sa population sans défense, sont illégales en vertu du droit international humanitaire : l’utilisation incessante qu’en fait le gouvernement irakien constitue un crime de guerre. En outre, les résidents de Falloujah sont si pauvres qu’ils ne peuvent même pas s’offrir d’aller vivre sous tente dans une autre région du pays : ils endurent également désormais le feu des roquettes Katioucha tirées des positions tenues par les milices chiites, toutes proches.

Si le Premier ministre Abadi se montre plus diplomate que son prédécesseur (il sait concéder des faveurs à ses alliés, soit américains, soit iraniens, selon comme le vent tourne), la réalité du terrain à Anbar, telle que la supportent le cœur et l’esprit du résident lambda, n’a pas changé.

Alors pourquoi Ramadi est-elle tombée ? Tout d’abord, les commentateurs sont prompts à remarquer que ce n’est pas tant du fait de la puissance de l’État islamique que de l’inefficacité des tribus sunnites locales et des forces de sécurité irakiennes, formées par les États-Unis.

L’armée brisée de Maliki

L’armée irakienne a hérité son piteux état actuel de la politique sectaire de l’ancien Premier ministre Maliki, qui a favorisé l’expansion de groupes désormais connus sous le nom de milices chiites, au lieu de renforcer une armée irakienne représentative de la diversité religieuse du pays.

Avant la chute de Mossoul l’an dernier, l’armée irakienne souffrait de nombreux maux : elle manquait d’armes de dernière génération ; du fait des divisions sectaires du pays, son renseignement militaire peinait à obtenir la moindre information exploitable ; ses troupes étaient totalement démotivées et la corruption sévissait à tous les niveaux ; ses forces spéciales ne recevaient plus d’entraînement depuis le retrait des États-Unis et affichaient un taux de désertion endémique.

Le Premier ministre Abadi ayant donc hérité d’une armée irakienne moribonde, il est étonnant que Ramadi ne soit pas tombée plus tôt. L’opération du mois dernier sur Tikrit n’est pas une exception.

Tikrit n’a jamais été « reprise », contrairement à ce qui a été triomphalement annoncé ; pour raisons stratégiques, elle a surtout été abandonnée par l’État islamique, qui n’a laissé que quatre-vingt combattants à l’intérieur de la ville, pour concentrer ses forces sur d’autres théâtres d’opération. L’État islamique joue comme d’habitude au chat et à la souris, sa marque de fabrique depuis le début de ses opérations militaires.

Gardons à l’esprit que la chute de Mossoul a été précipitée la semaine dernière par l’attaque de la ville chiite de Samarra, pour leurrer les troupes irakiennes. La seule préoccupation de l’armée sectaire irakienne était de protéger le sanctuaire chiite, ce qui rendit d’autant plus facile la prise de Mossoul, le moment venu.

Alors que l’armée irakienne possède les capacités tactiques de mener une guerre contre l’État islamique, elle n’a pas encore trouvé une stratégie capable de transformer toute percée militaire en une victoire décisive.

Rallier les tribus irakiennes

Que manque-t-il donc au Premier ministre Abadi pour contrer l’État islamique à armes égales, stratégiquement parlant ? L’inclusion des tribus sunnites est certainement un bon début.

Il y a seulement quinze jours, d’anciennes tribus irakiennes du « réveil » sous commandement américain ont rejoint les rangs des milices chiites dans la ville d’Ameriyat-al-Fallujah. Problème : ces tribus ne sont armées que d’armes légères, tandis que leurs homologues chiites disposent des dernières technologies. Cela pourrait s’avérer fâcheux lors d’un affrontement.

A Tikrit, la tribu sunnite Jibouri a pris le nom d’Asaeb Ahl al-Haq, d’inspiration chiite, avant de combattre en partenariat avec les milices chiites afin d’attaquer Tikrit. Les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par les milices chiites après l’offensive, combinées aux intimidations ressenties par le reste de la tribu Jibouri dans et autour de la ville de Dhulluyia, ne vont guère inciter d’autres tribus sunnites à les rejoindre.

La création des Hashd al-Shaabi, unités de mobilisation populaire, n’est rien d’autre qu’un changement de nom de l’ex-réveil irakien. Le gouvernement a déjà fait le plein de toutes les tribus qui voulaient le rejoindre. Les autres risquent d’être réticentes à aider le régime irakien si cela revient à l’aider à affirmer sa domination politique sur la population sunnite. À moins de promettre l’autonomie politique aux régions sunnites en échange de leur soutien contre l’État islamique, la situation restera la même. La stratégie la plus efficace contre l’État islamique en Irak, c’est encore de trouver une issue politique.

Le Premier ministre Abadi devrait prendre des mesures concrètes pour mettre fin au sectarisme dans son pays. Politiquement, cela signifie accorder leur autonomie aux régions sunnites. Militairement, il s’agit de mettre un terme à son offensive armée illégale contre des zones peuplées de civils. A long terme, ce sont deux des stratégies possibles contre l’État islamique.

- Victoria Fontan, docteur ès Affaires politiques, est présidente par intérim du département de Politique et Politiques publiques à l’université américaine Duhok au Kurdistan ; elle est aussi doctorante en Etudes sur la guerre, au King College de Londres.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : 20 mai 2015, frontière sud-ouest de Bagdad, des résidents irakiens de la ville de Ramadi attendent de traverser le pont Bzeibez. Ils ont abandonné leurs foyers pour fuir les militants de l’État islamique, qui a durci son siège autour des dernières positions encore tenues par le gouvernement dans la capitale de la province d’Anbar (AFP).

- Pour plus d’information, visitez le site : http://www.middleeasteye.net/columns/hearts-and-minds-barrel-bombs-ramadi-symbolises-failure-abadi-s-new-iraq-1252242686#sthash.ewdgRF8s.dpuf

Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].