Sauver l'esprit d’inclusion de la place Tahrir : égalité et non-violence
Au milieu de la polarisation politique, de l'étouffement de la liberté d’expression et d'un resserrement répressif à l'égard des dissidents de toutes opinions, certains analystes ont qualifié la révolution égyptienne de 2011 d’« occasion manquée ».
Plus de quatre ans après que le Président Hosni Mubarak ait été renversé par des manifestations de masse, les objectifs de « Pain, Liberté et Justice Sociale » sont toujours loin d'être atteints. La pauvreté et la corruption - deux des principales raisons du si large mécontentement - sont toujours omniprésentes.
L'énorme financement (20 milliards de dollars américains) injecté en Égypte par les alliés du Golfe depuis la prise de contrôle militaire du pays en juillet 2013 et les réformes avancées par le Président Sissi en juillet dernier - comprenant des coupes dans des subventions pour l'énergie et des impôts accrus sur certains produits - tardent à se traduire en de meilleures conditions de vie pour les Égyptiens.
Une loi draconienne sur les manifestations appliquée depuis novembre 2013, mine le droit de réunion et à la liberté de parole. Des milliers de partisans des Frères musulmans et des dizaines de militants laïcs languissent derrière les barreaux. Les peines de mort prononcées en masse contre les dirigeants du gouvernement islamiste évincé et ses partisans sont l'expression d'un ordre judiciaire politisé.
Les révolutions prennent du temps pour atteindre leurs buts. L'Histoire nous apprend que les années qui ont suivi la Révolution française étaient de loin les plus chaotiques dans l'histoire française. Avec aujourd'hui une insurrection dans le Sinaï, une montée subite des attaques terroristes contre le personnel de sécurité à travers le pays et une vague répressive sans précédent, tout indique qu'il faudra encore un moment avant que la poussière ne retombe en Égypte.
Le bon côté de la révolution
En dépit des nuages noirs qui s'accumulent sur l'avenir de l’Égypte, il y a un bon côté à la révolution égyptienne. La perception du peuple lui-même a changé, et dans l’Égypte d'aujourd'hui, les citoyens ont le sentiment d'avoir plus de pouvoir. Une confiance, un esprit plus positif, une détermination et une fierté nationale se sont imposés, prenant la place de l'ancienne apathie et des sentiments de désespoir qui dominaient sous l'ère Moubarak. Ayant réussi à renverser deux régimes en l'espace de moins de trois ans, l'amour-propre du peuple en est sorti grandi.
L'incapacité des gouvernements successifs à traiter l'éventail des problèmes infestant l’Égypte a incité les citoyens à prendre ces questions dans leurs propres mains. Ils proposent des idées novatrices pour affronter la pauvreté, l'analphabétisme, le harcèlement sexuel, parmi d'autres défis.
Convaincus à présent qu'ils ont un rôle à jouer dans leur pays, beaucoup d’Égyptiens prennent toute leur place dans l'espace public. Une culture de volontarisme - absente sous l'ère Moubarak - commence à prendre racine. Les jeunes en particulier s'engagent de plus en plus dans des projets de services pour la communauté, mettant le bien commun au-dessus de leur intérêt personnel. Une foule d'initiatives venues de jeunes témoignent d'une participation civique accrue pour construire la « nouvelle Égypte, » et l'utilisation permanente des médias sociaux donne une respiration vitale à la révolution.
Ces quatre dernières années, une multitude d'organisations informelles et basées sur le volontariat ont vu le jour. Les participants consacrent leur temps, leur énergie et leur savoir-faire au développement de leurs communautés. Tout comme les comités populaires qui avaient été formés pendant le soulèvement de 2011 pour organiser la défense des quartiers contre les attaques de voyous et de criminels, ces nouvelles organisations ont été mises en place pour répondre au besoin pressant des services qu'elles fournissent. La majorité de ces initiatives s'occupe des groupes les plus vulnérables et déshérités, fournissant des services de base comme la santé, l'éducation et l'aide financière aux segments défavorisés de la population. Certains de ces groupes s'occupent de renforcer les formations et qualifications pour augmenter le potentiel des jeunes et les soutenir dans le domaine du travail.
Un syndicat féminin pour les médias
Une de ces organisations est « l'Union des femmes dans les médias, » mise en place en mars 2015. Frustrée par l'atmosphère restrictive dans les médias et les risques accrus encourus par les journalistes et les femmes en particulier, Saffa Abdel Hamid - elle-même journaliste - a décidé de construire un réseau de femmes journalistes afin de leur permettre d'échanger l'information, de partager des idées et de se soutenir mutuellement. L'idée de ce réseau est venue après qu'elle se soit occupée d'un atelier de formation organisé par la télévision allemande Deutsche Welle (DW) au Caire plus tôt cette année.
L'atelier de DW s'est concentré sur les défis auxquels sont confrontés les femmes journalistes en Égypte : discrimination et harcèlement au travail, difficultés à atteindre des positions de responsabilités. Après l'atelier qui fut une révélation, Abdel Hamid a décidé qu'il était important de transmettre à des journalistes plus jeunes et moins qualifiées ce qu'elle-même et les autres participantes avaient appris. Elle a depuis organisé plusieurs ateliers et séminaires, suivis en grande partie par des étudiants et de jeunes diplômés.
Abdel Hamid a lancé parallèlement un programme de tutelle grâce auquel les journalistes vétérans peuvent conseiller des jeunes manquant d'expérience. Elle prévoit d'organiser une série d'ateliers dans diverses provinces en dehors du Caire « là où les opportunités de formation sont trop rares ou trop éloignées ».
La page Facebook qu'elle a créée est utilisée par des membres du groupe pour partager l'information et pour faire connaître les événements à venir. Parmi les 5600 abonnées à la page se trouvent de nombreux journalistes masculins qui ont montré un intérêt évident dans ces formations.
Lutter contre le harcèlement sexuel
Dans le même temps plusieurs organisations bénévoles travaillent à éveiller les consciences sur le problème de longue date du harcèlement sexuel. Leur travail a été efficace en brisant le silence sur ce qui était jadis une question tabou, et en faisant pression sur le gouvernement pour qu'il édicte une loi criminalisant le harcèlement sexuel. La loi a été décrétée par le Président Sissi en juillet 2014 suite à une série d'attaques sexuelles menées par une foule brutale sur la place Tahrir, une vidéo mise en ligne sur YouTube montrant une jeune femme déshabillée par une foule excitée. Mais contrairement aux attentes, cette loi n'a pas été un moyen de dissuasion efficace pour réduire le harcèlement. Un rapport publié la semaine dernière par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) révèle « une montée subite de la violence sexuelle contre les femmes par le personnel de sécurité depuis juillet 2013 ».
Les initiatives comme Les Gardes du Corps de Tahrir}, J'ai assisté à un Harcèlement et Opération anti-Harcèlement Sexuel ont été lancées en réponse aux avertissements des groupes de défense des droits de l'homme après le soulèvement de janvier 2011, qui signalaient que le problème avait atteint des « proportions épidémiques » en Égypte. Au moins 500 femmes ont été sexuellement agressées par la foule entre 2011 et 2014, selon Human Rights Watch. Non seulement les attaques ont augmenté en nombre, mais elles sont également devenues plus brutales.
Se servant des médias sociaux, les ONGs continuent de mobiliser le public contre la violence fondée sur le sexe, encourageant plus de femmes à rapporter des incidents de harcèlement et d'agression. Les groupes rapportent et documentent les cas de harcèlement et avertissent les femmes sur les environnements « potentiellement dangereux ». Ils « fournissent également une plate-forme confidentielle pour que celles qui ont subi un viol ou toute autre agression sexuelle partagent de façon anonyme leurs terribles expériences ». Après la publication du récent rapport de la FIDH, les jeunes volontaires se sont voués à intensifier leur campagne.
« Les auteurs de crimes d'agression sexuelle doivent être jugés et tenus pour responsables », insiste Azza Kamel, responsable d’ACT, une ONG qui a tenu l'année dernière des sessions de sensibilisation au harcèlement pour les étudiantes sur le campus de l'université du Caire. Elle a exhorté le gouvernement à agir pour en finir avec la « culture de l'impunité ».
Initiative artistique
Pendant ce temps, « Colorier la ville grise » est une initiative artistique qui vise à mobiliser la communauté tout en embellissant le Caire. Sur une idée de Marwa Nasser, une étudiante de troisième année à la faculté des Arts d'Helwan, l'initiative a été lancée en août 2014. Après avoir créé une page de Facebook, Marwa a invité ses camarades de la faculté à se joindre au projet qui a apporté de la couleur et de l'éclat à une partie plutôt terne et à des espaces publics grisâtres du Caire.
En adoptant l'année passée le slogan « Si vous voulez voir le changement, soyez le changement », Marwa et ses amis artistes ont fait plusieurs « voyages artistiques » dans plusieurs districts ouvriers tels que Ghamra et Kit Kat, où ils ont réalisé des peintures murales hautes en couleurs sur les murs, les poteaux d'éclairage public, les ponts et les escaliers publics. La page Facebook, qui porte le même nom que la campagne, est suivie à ce jour par 43 000 personnes et de nouveaux volontaires de l'extérieur de la faculté s'y joignent chaque jour.
Cette initiative et d'autres du même genre conservent l'esprit de Tahrir, pour garder vivants les objectifs de cohésion sociale, d'égalité et de non-violence. Non seulement la vie des Égyptiens a été transformée par la révolution, mais ce sont les Égyptiens eux-mêmes qui ont changé, devenant des citoyens actifs et efficients. La participation citoyenne et son renforcement - deux éléments essentiels d'un développement durable - donnent l'espoir d'un avenir meilleur en Égypte, plus juste et plus équitable.
- Shahira Amin est une journaliste indépendante basée au Caire. Elle a gagné plusieurs prix dont le Spain’s Julio Anguita Parrado Journalism Award en 2012 et le Global Thinkers Forum’s Excellence in Promoting gender equity Award en 2013.
Photo : juillet 2013, Place Tahrir au Caire - De jeunes égyptiens se sont grimés aux couleurs de l'Égypte (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Lotfallah.
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