En Égypte, les voleurs sont en froid
Abdel Fattah al-Sissi a profité de deux années de pouvoir et de soutien pour développer une base politique. Au cours de cette période, il a reçu 39,5 milliards de dollars en espèces, en prêts et en dérivés du pétrole de la part des Etats du Golfe jusqu’au mois de janvier de l’année dernière. Depuis, il est possible que le chiffre se soit rapproché des 50 milliards de dollars. Si un leader avait l’opportunité de refaire la politique à son image, c’était lui.
Au lieu de cela, c'est tout le contraire qui s’est produit. Le général devenu président a connu une hémorragie dans ses soutiens. Les premiers à se retirer furent les libéraux qui s’étaient bercés d’illusions en pensant que le renversement du premier président d’Egypte élu de manière démocratique mènerait à une plus grande démocratie.
Lorsqu’Ayman Nour, fondateur du parti Ghad al-Thawra, quitta l’Egypte après le coup d’Etat (il se rappelle parler avec Abdel Fattah al-Sissi tenant d'une main son téléphone portable et faisant sa valise avec l’autre), Mohamed el-Baradei l’accusa de les abandonner au moment où ils avaient besoin de lui. Quelques semaines plus tard, Mohamed el-Baradei a fini par faire la même chose. Le vice-président et membre fondateur du Front de salut national quitta l’Egypte, avec l’étiquette de traître. Les leaders du 6 avril suivirent la Fraternité en prison.
Les troupes d’Abdel Fattah al-Sissi brisèrent les rangs une par une. Certains reconnurent avoir été dupés. Moheb Doss, un des fondateurs de Tamarod, le mouvement populaire qui avait soi-disant collecté 22 millions de signatures faisant appel à Mohamed Morsi pour annoncer les élections présidentielles anticipées, a admis qu’ils avaient été utilisés par les services de renseignement militaire, la source d'influence d’Abdel Fattah al-Sissi dans l’armée.
« Comment est-on passé d’une telle petite chose, cinq hommes essayant de changer l’Egypte, au mouvement qui a fait descendre des dizaines de millions de gens dans la rue pour balayer les Frères musulmans ? La réponse est que ce n’était pas nous. Je comprends maintenant que ce n’était pas nous, nous avons été utilisés comme façade pour quelque chose qui nous dépasse », déclare Moheb Doss. « Nous étions naïfs, et nous n’étions pas responsables. »
En mai de l’année dernière, Abdel Fattah al-Sissi a dû persécuter, soudoyer et menacer les votants pendant trois jours afin de renverser les votes en sa faveur. Les millions du 30 juin s’étaient volatilisés pour ne plus jamais revenir.
Cette hémorragie interne ne s’est jamais arrêtée. Récemment, j’ai écrit un article sur les fêlures émergeant parmi les généraux égyptiens, dont certains avaient parlé avec sincérité à leurs collègues dans le Golfe. La semaine dernière, certaines de ces fêlures sont apparues en première page du journal de Dar Al-Shourouk, un tableau d’affichage du gouvernement.
Ahmad Shafiq, le candidat affiché par l’armée opposé à Mohamed Morsi pour les élections présidentielles, a été accusé d’essayer de monter un coup d’Etat.
« Les agences de sécurité ont surveillé les mouvements et les communications d’Ahmad Shafiq, qui réside à Abou Dabi, avec certaines personnalités occupant des postes 'sensibles' qui continuent de le soutenir et qui œuvrent en vue d’'ébranler' la légitimité d’Abdel Fattah al-Sissi dans l’espoir qu’Ahmad Shafiq puisse devenir le président de la République après un coup d’Etat contre le leader du coup d’Etat. »
Il n’y avait aucune ironie dans tout cela. La source gouvernementale citée par Dar Al-Shourouk était sincère quant à la portée du défi interne. Non seulement le complot implique des « personnalités de la sécurité et des personnalités politiques » — c’est-à-dire des généraux de l’armée et des oligarques —, mais également des agents officiels des Emirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis.
La froideur entre le nouveau roi Salmane et Sissi est un fait politique auquel nous reviendrons. Mais l’inclusion des Emirats dans la liste des acteurs anti-Egypte est nouvelle quant à elle. Si Abdel Fattah al-Sissi a effectivement perdu le soutien de Mohammed ben Zayed en même temps que celui de Salmane, il est vraiment dans une situation problématique parce qu’il s’agit de deux de ses donateurs principaux. Les Emirats fournissent des armes pour l’intervention secrète d’Abdel Fattah al-Sissi en Libye.
Juste au cas où Ahmad Shafiq n’aurait pas compris l’allusion, un avertissement supplémentaire a été envoyé le lendemain par Yousef al-Houssaini — le journaliste décrit comme « le boy » par les hommes d’Abdel Fattah al-Sissi dans les enregistrements divulgués. Youssef al-Houssaini a dit qu'un gang de quatre aurait pris part au complot. Des ombres de la révolution culturelle ? Les quatre qu’il a nommés étaient Ahmad Shafiq, Gamal Moubarak, le général Sami Hafez Annan et Mohamed Morsi, qui est à présent dans le couloir de la mort.
Ahmad Shafiq, niant le complot, et des présentateurs de la télévision comme Amir Adib ont rejoint la clameur et ont avancé le même argument : « Est-ce que les hommes d’Ahmad Shafiq ne se tenaient pas aux côtés d’Abdel Fattah al-Sissi pendant les élections (présidentielles de 2014) ? » En effet, c’était le cas. Il s’agit d’une lutte fratricide qui s’est déroulée au vu et au su du grand public entre les membres du même clan politique et militaire. Ahmad Shafiq et Abdel Fattah al-Sissi étaient autrefois des collègues officiers. S’il existe une vérité dans la maxime qui dit que les voleurs sont en froid, elle doit être illustrée par ce qui se passe actuellement en Egypte.
En réfutant ces déclarations, l’avocat d’Ahmad Shafiq, Yahya Qadri, a insisté sur le fait que Sami Hafez Annan, l’ancien vice-président du Conseil suprême des forces armées, avait appelé Ahmad Shafiq la veille de l’annonce des résultats de l’élection présidentielle pour le féliciter d’avoir remporté la présidence.
Il est possible qu’un cinquième membre ait rejoint le gang. Naguib Sawiris, le troisième magnat le plus riche d’Egypte, à la fois copte et fervent opposant aux Frères musulmans, a subi d’intenses critiques en public de la part des commentateurs de la télévision pro-Sissi qui l’accusaient d’avoir la nationalité américaine et qui affirmaient que sa loyauté envers le pays était désormais remise en question. Le « crime » de Naguib Sawiris réside dans sa tentative de créer une coalition qui serait candidate pour le poste de Premier ministre.
Il s’agit encore d’un poste sensible pour Sissi car selon la constitution actuelle, le Premier ministre conserve un pouvoir important. C’est ce qui l’empêche d’organiser des élections parlementaires. S’il le faisait, le poste de ministre de la Défense resterait à l’abri du contrôle présidentiel. Evidemment, il s’agissait d’une disposition qui avait été mise en place pour protéger Sissi alors qu’il était ministre de la Défense sous la présidence de Mohamed Morsi.
Tahani al Gebali, ancien membre de la Cour constitutionnelle, a reconnu la chose lorsqu’elle a déclaré qu’Abdel Fattah al-Sissi voulait que cette disposition soit retirée de la constitution. Sissi est pris au piège dans sa propre toile.
Je comprends qu’il ait déjà essayé une fois de destituer le ministre de la Défense actuel, le colonel-général Sedki Sobhi, tentative qui se solda par un échec. Si Abdel Fattah al-Sissi souhaite poursuivre dans cette voie, la seule solution serait que Sedki Sobhi perde son immunité constitutionnelle. Il est possible que le général ne soit pas le seul à s’inquiéter de la direction qu’Abdel Fattah al-Sissi fait prendre à son pays. Il m’a été rapporté que la moitié des membres du Conseil suprême des forces armées (SCAF) expriment des inquiétudes similaires.
Si cela est vrai, le problème interne pour Abdel Fattah al-Sissi — avec un malaise à la fois avec le SCAF et avec les grandes entreprises proches de l’Église copte — est en train de peser aussi lourd que le problème externe. Retour en Arabie saoudite
Dimanche, un autre article est apparu dans al-Shurouk, avertissant Salmane qu’il avait franchi une « ligne rouge » en fournissant des armes à l’Islah — un groupe politique lié aux Frères musulmans— au Yémen. Selon l'article : « Une des personnes ayant parlé à al-Shurouk affirme que 'l’Arabie saoudite elle-même, et malgré la politique de sécurité intérieure sévère, risque d’être confrontée à une nouvelle situation délicate associée aux Frères musulmans — tout comme les autres Etats du Golfe. Et à cet égard, nous avons parlé à nos frères dans les Emirats arabes afin de tenter de soulever la question calmement dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe. »
Ce n'est pas tout. Non seulement Riyad s’est rapproché d’Islah au Yémen, mais l’Arabie saoudite ne fait plus appel à des intermédiaires pour parler avec les dirigeants de l’opposition égyptienne. Mes informations indiquent que désormais des réunions ont lieu entre les dirigeants égyptiens laïcs et islamistes en exil et les associés de la cour royale saoudienne. Y compris les Frères musulmans. Aucune conclusion n’a été atteinte, mais un dialogue est toujours en cours.
Il existe également d’autres indices indiquant un changement dans le regard que l’Arabie saoudite porte sur les Frères musulmans. Les propos du ministre saoudien des Affaires islamiques, Saleh ben Abdel-Aziz al-Ascheikh disant que le fait d’afficher le symbole Rabia n’était plus considéré comme un crime ont été cités par le journal al-Ahdath basé à Londres. Il disait que certaines des personnes qui avaient sympathisé avec les Frères musulmans ne l’avaient fait que pour exprimer leur opposition à la destruction et aux assassinats qui eurent lieu au Caire en août 2013. De ce fait, il affirmait qu’il était obligatoire d’être juste et minutieux au moment de juger les sympathisants.
Lorsque l’ancien roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud avait banni les Frères musulmans en tant qu’organisation terroriste dans le royaume, des milliers de Saoudiens avaient affiché le symbole Rabia sur leurs comptes Twitter ou avaient été persécutés en tant que sympathisants des Frères musulmans. Désormais, le symbole a été réhabilité dans le royaume.
Si Abdel Fattah al-Sissi veut faire appel à ses « frères au CCG », il ferait mieux de le faire rapidement. Il lui en reste peu.
— David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian, où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman où il était correspondant sur l’éducation.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi se tient sur scène le jour de l'ouverture du Forum économique mondial sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord 2015, le 22 ma,i dans la station balnéaire de la mer Morte de Shuneh, à l'ouest d'Amman, la capitale jordanienne.
Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.
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