Sissi mène l’Égypte à la catastrophe
Abdel Fattah al-Sissi a fourni ce mardi l’indication la plus claire jusqu’ici qu’il avait l’intention de faire pendre le président démocratiquement élu dont il a usurpé le pouvoir. Pestant contre l’incapacité de l’Etat à stopper l’insurrection violente qu’il a lui-même alimentée, Sissi a exigé que la loi permette à ses tribunaux de rendre une justice expéditive :
« Le bras de la justice est enchaîné par la loi. Nous n’allons pas attendre pour cela. Nous allons modifier la loi pour nous permettre de mettre en application la justice dès que possible… Réunir des cours [de justice] dans de telles circonstances ? Ces lois fonctionnent-elles ? Elles fonctionnent avec les personnes normales… S’il y a une peine de mort, alors elle sera mise en application… La loi ! La loi ! »
Deux ans après le coup de force qui l’a renversé, Mohamed Morsi et 105 des ses partisans, dont 15 dirigeants des plus importants des Frères musulmans, sont sous le coup d’une condamnation à mort. Sissi préside un Etat qui sous nos yeux échoue en tout. Sous son règne, l’Egypte est entraînée dans la spirale infernale d’une répression impitoyable qui inclut maintenant les « disparitions » dans le mode sri-lankais et une insurrection de plus en plus active. Si Sissi met sa menace à exécution, l’explosion en Egypte, un pays de 90 millions d’habitants dont la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté, fera que les violences en Syrie, en Irak et en Libye sembleront insignifiantes en comparaison.
Aucun groupe n’a revendiqué la responsabilité de l’assassinat du procureur général Hisham Barakat dans un attentat à la voiture piégée lundi. Mais sa mort marque un coup à l’autorité du régime qu’il représente. Depuis que le porte-parole du parlement égyptien Rifaat al-Mahgoub a été tué par balles en 1990, il n’y avait pas eu d’assassinat d’une figure si proéminente de l’Etat égyptien.
Si l’ordre judiciaire jouait une partie essentielle dans la répression, Barakat en était la personnification. Il était l’homme qui a signé les mandats d’arrêt de plus de 40 000 personnes. Il a assuré la protection juridique nécessaire au ministère de l’Intérieur et aux troupes de l’armée qui ont massacré plus de 1 000 manifestants en une seule journée au centre du Caire en août 2013. Il a tout fait pour que soient prononcées et confirmées des peines de mort en masse. Il s’était également entendu avec d'autres officiels, selon les fuites authentifiées des conversations dans les bureaux de Sissi, pour mentir au sujet de la détention de Morsi. En vertu de ce qui subsiste de la loi égyptienne, Morsi n’aurait pas dû être incarcéré dans une caserne de l’armée. Barakat a perverti le cours de la justice en essayant de faire passer des casernes de l’armée pour des prisons gérées par le ministère de l’Intérieur.
Il y a trois principales théories concernant la question de qui est derrière cet attentat à la télécommande d’une telle précision. Le premier suspect serait l’Etat lui-même, Sissi pouvant chercher une justification pour mettre en application la peine de mort déjà prononcée pour Morsi, ou des généraux de premier rang qui soutiennent des rivaux du même clan comme Ahmed Shafiq qui vit en exil.
Comme théorie conspiratrice, ce n’est pas aussi choquant qu’il y parait au premier abord. Le conducteur de Barakat était, semble-t-il, indemne. Il y a des rumeurs contradictoires au sujet de Barakat lui-même, selon lesquelles il aurait pu quitter et s’éloigner de la voiture sans aide, se rendant dans un hôpital civil avant d’être traité par les médecins militaires. Il y a de la confusion au sujet de combien de voitures ont été impliquées dans l’attentat.
Les soupçons quant à ce qui s’est exactement produit lundi sont suffisamment forts pour qu’un haut dirigeant des Frères musulmans, aujourd’hui en exil, réclame sur la mort de Barakat une enquête internationale des Nations unies.
Il a déclaré : « L’importance de la mort de Barakat ne sera pas moindre que le meurtre de Rafic Hariri au Liban. Elle a besoin du même niveau d’enquête, en toute indépendance du régime. Cette mort ne doit pas être laissée à Sissi pour qu’il l’exploite ».
La deuxième catégorie de suspects serait un groupe lié ou aux franges des Frères musulmans. Alors que l’organisation condamnait l’attentat et niait toute implication, il y a tant de victimes du régime dans ses rangs que l’assassinat du procureur général pourrait être interprété comme une réplique à la condamnation de Morsi. La troisième catégorie de suspects serait une filiale de l’Etat Islamique (EI) ou d’al-Qaïda, ou un groupe révolutionnaire de gauche non-islamiste. Il en existe un qui se nomme « la Punition Révolutionnaire ».
Indépendamment de celui qui l’a réalisé, le meurtre est une très mauvaise nouvelle pour Sissi. C’est le signe le plus flagrant que la mission qu’il s’est donnée est un échec. Il s’est approprié le pouvoir en affirmant vouloir rétablir la stabilité en Egypte, mais deux ans après, il est dans l’incapacité de protéger les personnages clé dans son propre gouvernement. Le militaire sauveur de l’Egypte devient rapidement sa Némésis.
En juin 2013, Sissi pouvait penser qu’un rapide coup de force était tout ce qu’il fallait. Morsi aurait pu démissionner et quitter le pouvoir tranquillement et les Frères musulmans auraient pu se retrouver à nouveau et avec docilité assis sur leurs lits superposés dans leurs cellules si familières, tout en s’abstenant de contester la légitimité de l’Etat. Cela ne s’est pas exactement passé ainsi. Les millions qui se sont montrés le 30 juin [2013] pour dénoncer Morsi ne sont jamais réapparus dans les rues d’Egypte. Mais les millions qui ont protesté à travers tout le pays contre le coup de force militaire n'ont jamais cessé de manifester et de lutter.
Sissi pouvait également s’être persuadé que la tactique qui a stoppé l’insurrection d’al-Gama’a al-Islamiyya dans les années 1992-1998, pouvait à nouveau fonctionner en 2013. S’il pensait ainsi, c’est alors une erreur mortelle. Cette insurrection s’était terminée parce que le groupe insurgé lui-même ne disposait pas d’un véritable appui populaire. Tandis que les Frères musulmans, si.
Dès que l’on tente de mesurer l’état de l’opinion en Egypte, il apparaît que les Frères musulmans conservent un appui solide d’environ 30 % des Egyptiens. Il y a deux ans il y avait plus de quarante partis politiques, dont beaucoup ont maintenant disparu. Les Frères musulmans demeurent le plus grand mouvement politique en Egypte. Si Sissi a l’intention de déclarer la guerre à tous ces gens ainsi qu'à leurs familles, il devra s’en prendre à des millions d’Egyptiens, dont une partie se tournera alors vers la violence.
Nous avons déjà vu cela avant. Un dictateur emploie la violence contre une protestation politique pacifique, la forçant à répliquer par la violence. Puis il justifie ainsi le niveau de répression contre ces mêmes opposants. Ce scénario a fonctionné pour Hafez al-Assad, mais cela n’a pas fonctionné pour son fils Bachar, qui a maintenant perdu le contrôle de la majeure partie de son pays. Et il n’y a aucune garantie que la violence sera la solution pour Sissi.
La deuxième différence avec l’insurrection à laquelle l’Egypte a fait face pendant les années 1990, est ce qui se produit dans la région elle-même. La vaste Egypte, l’Etat arabe le plus densément peuplé au monde, est entouré par des Etats défaillants ou des conflits régionaux de grande ampleur. Il y a la Libye à l’ouest, le Sinaï à l’est, Gaza au nord et le Yémen au sud. Les armes qui ont inondé la Libye pour accélérer la chute de Mouammar Kadhafi ont trouvé leur chemin vers Gaza. Il n'y a désormais plus guère de frontières et le chaos dans un pays représente une raison d’intervenir dans un autre.
Sissi peut encore commettre sa plus grande erreur, qui serait de faire exécuter Morsi. Sayyid Qutb n’était pas une figure majeure des Frères musulmans quand il a été pendu en 1966 pour avoir comploter l’assassinat de Nasser. Il était un penseur et un écrivain devenu islamiste après avoir été un athéiste et un libéral pendant onze ans. La mort de Sayyid Qutb l’a rendu infiniment plus influent sur les générations futures qu’il l’a été sur sa propre génération. Morsi a été élu démocratiquement. Il détient aux yeux de millions d’électeurs plus de légitimité que Sissi. Dans la mort, Morsi ne deviendra pas moins un martyre pour la cause islamiste que Qutb.
Quelqu’un se rend-t-il compte des dangers que courre l’Egypte ? À coup sûr, l’ambassadeur de la Grande-Bretagne en Egypte ne voit rien. John Casson a déclaré après avoir rencontré Magdy Abdel Ghaffar, le ministre égyptien de l’Intérieur en présence de l’ambassadeur des Etats-Unis :
« Je partage l’engagement du ministre de renforcer l’association entre le Royaume-Uni et l’Egypte. La sécurité est une base essentielle pour l’Egypte que nous voulons tous voir : plus sûre, plus prospère, et plus démocratique. Cela signifie de sévères mesures de sécurité pour s’opposer à l’idéologie extrémiste, et le progrès dans l’économie, la démocratie et les droits de l’homme, qui sont essentielles pour la sécurité sur le long terme. »
Si Sissi reste au pouvoir, une autre « surprise » attend l’Occident en Egypte. Elle sera d’une ampleur bien plus forte que la chute de Mossoul devant les troupes de l’Etat islamique.
David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian, où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.
Photo d'archives : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
Traduction de l’anglais (original) par Lotfallah.
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