Gaza, un an après : « je mourais mille fois par minute »
À l’occasion de l’anniversaire de la guerre à Gaza, qui a coûté la vie à 2 251 Palestiniens et 73 Israéliens et qui a dévasté une enclave qui était encore en état de reconstruction suite aux deux guerres précédentes, MEE a rencontré deux Palestiniennes qui ont écrit sur les événements de juillet dernier.
Qu’ont-elles exprimé, et dans quelle mesure l’année écoulée les a-t-elle changées ?
Shujaiya, quartier situé dans l’est de la ville de Gaza, est l’une des zones les plus densément peuplées de la bande de Gaza. Aux petites heures du 20 juillet 2014, Israël a bombardé le secteur sans discernement, tuant plus de 70 personnes et en blessant plus de 200 autres. Les images de quartiers entiers détruits attestaient de l’ampleur du pilonnage subi par Shujaiya.
Marah Elwadia, une journaliste de 24 ans qui a grandi à Shujaiya et qui y vit toujours, a écrit un récit de l’attaque pour le quotidien libanais Assafir, décrivant notamment la matinée durant laquelle se sont déroulées les frappes aériennes :
Les cris ont redoublé et nous avons demandé de l’aide dans la maison située à quelques mètres de la nôtre. La fumée montait de l’étage supérieur et nous suffoquions, entourés de flammes.
Les tirs d’artillerie se sont intensifiés autour de nous, nous attendions notre heure. J’attendais la chute de ce missile pour imaginer la terrible scène qui aurait été présentée à la télévision. Nous ne ressentions que la mort ce jour-là, même si nous respirions. Je souriais un instant puis je fronçais les sourcils l’instant suivant tandis que le film de mes souvenirs se déroulait devant mes yeux. Chaque recoin de ma maison renferme un souvenir, mais aujourd’hui, elle est notre tombe, suspendue dans le temps.
Nous pensions que la situation se serait calmée avec le lever du soleil, et nous avons donc refusé de quitter notre maison. Les choses se sont intensifiées de façon inattendue, ce qui a poussé beaucoup de gens dans notre rue à quitter leur maison. Notre rue était bientôt évacuée ; il ne restait que nous. Un missile est tombé sur une maison dans la rue voisine, et tous ses occupants ont été tués. Personne n’a pu s’approcher d’eux, ni l’ambulance, ni les pompiers, ni même la Croix-Rouge.
Nous avons été contraints de quitter notre maison sous la pression de nos parents. Nous avions seulement pris avec nous nos papiers d’identité, de l’argent et nos téléphones portables. Nous sommes sortis, nous préparant à une mort pouvant arriver à tout moment. Les rues étaient vides, à l’exception de ceux qui fuyaient, de photographes et de médecins. Quant aux blessés, ils nous regardaient, attendant que la mort les emporte.
Quand nous sommes arrivés à l’intersection de Shujaiya, nous étions sur le point de fondre en larmes : des familles entières étaient déplacées, certains portaient leurs enfants et poussaient leurs aînés sur des fauteuils roulants, tandis que les jeunes transportaient des vêtements. Les voitures municipales et les ambulances étaient également sur place. Un grand nombre de journalistes nous regardaient depuis la périphérie du quartier, chacun d’entre eux essayant d’aider.
Quand nous avons quitté Shujaiya, nous avons commencé à saisir ce qui venait de se passer, et nous nous sommes rendu compte que l’âge des miracles n’était pas encore terminé : nous étions encore en vie et physiquement indemnes, nous respirions, mais nous ne nous sentions pas bien. Le « Sabra et Chatila » de Shujaiya a anéanti notre vie, même si nous sommes encore vivants.
Plus tôt cette semaine, Middle East Eye a demandé à Marah Elwadia ce qu’elle pensait de son avenir à Gaza un an après son récit.
Marah Elwadia : Quand je réfléchis au sens de la vie, je ne trouve pas de réponse. Soit nous sommes enterrés vivants, soit nous [vivons] comme des morts condamnés avec sursis. Contrairement à la façon dont certaines personnes nous dépeignent, nous ne vivons pas, avec toutes ces destructions et cette situation de siège prolongé. Chaque jour qui passe, nous perdons une partie de nous. Chaque jour qui passe, nous perdons notre vie. Tant que je suis à Gaza, je n’ai pas d’avenir. J’essaie de trouver une opportunité de partir, mais cela dépend de l’ouverture du passage frontalier [de Rafah]. Si nous envisageons de partir par le poste-frontière d’Erez, il y a des chances que nous soyons refusés pour des « raisons de sécurité ». Quelle que soit notre façon de voir les choses, toutes les portes sont fermées devant notre nez. Où est donc notre avenir ici ?
Khaled, je lui raconterai nos rêves
Hala Shehadeh, photojournaliste, était enceinte de trois mois lorsque son mari, Khaled Hamad, journaliste, a été tué le 20 juillet 2014 en couvrant les combats à Shujaiya. Khaled et un ambulancier ont tous deux été tués par une frappe israélienne sur une ambulance, alors qu’ils tentaient d’évacuer les blessés.
Un mois plus tard, Hala Shehadeh a écrit cette publication sur Facebook, reprise ensuite sur divers sites web de médias palestiniens :
La grossesse est l’une des plus belles étapes que Khaled et moi désirions tant vivre ensemble. Nous attendions que mon ventre grossisse et, comme il le disait, que je devienne comme un ballon de football et que je me dandine comme un canard. Nous avions prévu la distance que nous aurions parcourue ensemble à pied pendant mon dernier mois de grossesse, même s’il allait faire très froid, comme cela aurait été le cas en janvier. Nous étions d’accord sur tout, sauf sur l’endroit où le bébé aurait dormi. Je te disais que le bébé aurait dormi entre nous deux, mais tu refusais, car tu voulais que le bébé dorme dans son berceau. Nous avions planifié notre façon de l’éduquer, et je t’ai dit un jour avant ta mort que j’allais élever moi-même l’enfant et que je ne t’aurais pas laissé intervenir, ce à quoi tu as répondu « Dans tes rêves », en souriant. L’idée que je serais en réalité seule à élever l’enfant et que j’en aurais la responsabilité seule ne m’avait pas traversé l’esprit.
Khaled, mon ventre est maintenant de plus en plus gros, alors que je suis à la fin de mon quatrième mois. Notre enfant dormira à côté de moi, pas dans le berceau. Il sera seul, sans frères ni sœurs. Je l’élèverai comme je te l’ai dit, Khaled, avant que tu deviennes un martyr. Je resterai la même, comme tu m’as toujours connue. J’attends l’arrivée de notre enfant pour sentir qu’il reste encore du bon dans ce monde. J’ai hâte de raconter à notre enfant qui tu étais, ta gentillesse et l’amour infini que tu me portais. Je l’apprendrai à aimer, je lui raconterai tant de choses sur nos secrets, nos rêves, et le fait qu’il ou elle en faisait partie. Je commencerai à réaliser le reste de nos rêves, pour que tu puisses être fier de moi, tout comme j’ai toujours été fière d’être ta femme et ta partenaire.
Un an plus tard, Hala Shehadeh explique à MEE comment sa vie a été bouleversée.
Hala Shehadeh : Je passe mes journées à prendre soin de ma fille, Touleen, et à poursuivre mes études. J’étudie les médias à l’université al-Aqsa.
Je me souviens de mon état après que Khaled a été tué. Je voyais mon ventre grossir de jour en jour et je souhaitais désespérément que Khaled soit avec moi. Je pleurais tout le temps, mais après six mois, Dieu m’a offert une enfant portant l’esprit de Khaled, ainsi que ses traits. Elle a compensé ma privation et ma peine.
La douleur de la séparation me déchire encore, comme si Khaled était seulement parti hier. Une année s’est écoulée depuis l’offensive israélienne et, dans quelques semaines, une année se sera écoulée depuis le meurtre de Khaled. Je me souviens encore de tout, comme si c’était hier. Les jours ont passé, rapidement et dans la douleur, et mon cœur est orphelin de l’amour de mon mari devenu martyr. Un an après, la plaie de mon cœur est encore ouverte.
Ma vie a été bouleversée depuis la naissance de Touleen. Je devais reconstituer mes rêves, pour elle. Ma personnalité est devenue plus forte, même si la douleur dans mon cœur ne me quitte jamais. Mais mon bébé mérite de voir de la joie dans sa vie.
J’ai peur de l’avenir. J’ai même peur d’y penser. Je veux juste que mon bébé puisse grandir en paix et en sécurité, afin que jamais aucun mal ne l’afflige. C’est pourquoi je continue d’être occupée par mes études pour trouver un emploi dans le domaine du journalisme. Même si c’est dans ce domaine que j’ai perdu mon mari, cela n’éteint pas mon désir d’y travailler.
J’ai vécu trois mois avec Khaled. Il est parti si soudainement, alors que j’étais encore enceinte. Je mourais mille fois par minute. Je souffrais intérieurement en voyant les gens autour de moi reprendre leur vie en main. Je sentais que ma vie était finie, moi, enceinte d’un enfant condamné à être orphelin avant même de voir la lumière du jour.
Aujourd’hui, je sens que la présence de notre enfant sur cette terre est ce qui rend la vie digne d’être vécue. Mon bébé mérite d’être heureux. Ma vie tourne désormais autour de ma fille. Je ne perçois pas la beauté de la vie, si ce n’est dans le sourire de mon bébé.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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