Ennemis perpétuels : comment les États-Unis soutiennent Daech en le combattant
La géopolitique est un jeu trouble. Précisément quand trouble se traduit par l'expression éculée « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ».
Qu'advient-il, cependant, lorsque vous suivez ce vieux proverbe avec la foi d'un croyant religieux ?
Maintenant que la guerre contre le groupe « État islamique » (Daech) est visiblement en plein essor, les États-Unis se font des « amis » d’ennemis, anciens et nouveaux. Parmi nos nouveaux amis se trouve al-Qaïda.
Sauf qu'ils ne sont pas censés être « nos » amis, mais des amis de nos alliés.
Al-Qaïda, combattants de la liberté pour les monarchies du Golfe
L’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie travaillent actuellement pour soutenir le bras officiel d'al-Qaïda en Syrie, Jabhat al-Nosra, afin de reprendre le territoire syrien à Bachar al-Assad. La stratégie a abouti à une coalition de groupes rebelles, dirigée par la faction d'al-Qaïda, qui a conquis Idlib en avril.
Les trois puissances régionales affirment qu'elles espèrent contraindre al-Nosra à renoncer à sa relation avec al-Qaïda - mais en réalité ils financent la filiale d'al-Qaïda sans aucune garantie significative de pouvoir la contrôler.
« Al-Nosra restera avec al-Qaïda à moins que les autres forces rebelles soient en mesure de s'unifier en une seule force », a déclaré un membre d'al-Nosra. « [Le leader d'al-Qaïda Ayman] Al-Zawahiri affirme que l'unification des musulmans est plus importante que l'appartenance à un groupe. »
Selon Rami Abdelrahman de l'Observatoire syrien pour les droits de l'homme, al-Nosra n’est « pas si différent de Daech. Ils veulent faire un émirat, mais sont à la recherche de la bonne occasion ».
Publiquement, la ligne officielle est que la stratégie arabo-qatari-turque ne finance pas directement al-Nosra, bien que la coalition géopolitique soit consciente qu’al-Nosra bénéficiera de l'appui aux groupes rebelles islamistes.
En privé, une source dans la famille royale saoudienne, impliquée dans la politique de sécurité, a déclaré que 90 % des rebelles reçoivent l'aide militaire et que d'autres étaient des membres d'al-Nosra et du groupe djihadiste rival Ahrar al-Sham, dont le membre fondateur, Mohamed Bahaiah, est aussi un agent supérieur d’al-Qaïda. Ainsi, 40 % des besoins des rebelles sont fournis par les Saoudiens, les Turcs et le Qatar, le reste étant autofinancé.
Selon le journaliste Gareth Porter, la stratégie a été approuvée au sommet de Camp David en mai. Les États du Golfe et la Turquie auraient consenti à l'accord nucléaire américano-iranien dans la mesure où les États-Unis garantiraient le contrôle de l'influence iranienne dans la région – ce qui impliquerait en partie de fermer les yeux sur le soutien de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie au Front al-Nosra et autres factions djihadistes sunnites.
Al-Qaïda, nos nouveaux rebelles « modérés »
Mais, selon le Washington Post, les « dirigeants du Golfe qui financent l'opposition » ont été invités par l'administration Obama pour, en quelque sorte, « garder le contrôle de leurs clients, afin que le régime post-Assad ne soit pas contrôlé par les extrémistes de Daech ou d’al-Qaïda ».
Comme ses alliés, les gouvernements occidentaux désavouent publiquement la responsabilité de la stratégie, prétendant être « inquiets » de l'initiative car ils sont fermement opposés à « l'armement et au financement des djihadistes extrémistes ». Des experts naïfs mettent en avant les bombardements américains de positions d’al-Nosra à Alep au cours de la première phase de la campagne contre Daech.
Mais en privé, plusieurs chefs rebelles ayant mené les récentes opérations d’Idlib ont dit à Charles Lister de l'Institut Brookings « que le centre opérationnel sous commandement américain dans le sud de la Turquie, coordonnant la fourniture d'un appui létal et non létal aux groupes d'opposition, a contribué à faciliter l’implication [des islamistes] dans l'opération à partir de début avril. Ce centre opérationnel - avec un autre en Jordanie, qui couvre le sud de la Syrie - semble également avoir considérablement augmenté son niveau d'assistance et de fourniture de renseignements à des groupes sélectionnés au cours des dernières semaines ».
En d'autres termes, un bras officiel d'al-Qaïda en Syrie, et un autre groupe étroitement affilié à al-Qaïda, ont été parmi les groupes « modérés » recevant des armes et de l'aide des États du Golfe et de la Turquie, sous la supervision d’agents de renseignement militaire américains sur le terrain.
« Considérant que ces centres opérationnels multinationaux ont déjà exigé que les bénéficiaires de l'aide militaire cessent leur coopération directe avec des groupes comme Jabhat al-Nosra », a écrit Lister, « la dynamique récente à Idlib semblent avoir démontré quelque chose de différent. Non seulement les livraisons d'armes aux prétendus « groupes sélectionnés » ont augmenté, mais le centre opérationnel a spécifiquement encouragé une coopération plus étroite avec les chefs islamistes des opérations de première ligne.
L'explication la plus probable d’une telle démarche est la pression de l'alliance régionale nouvellement encouragée comprenant la Turquie, l'Arabie saoudite et le Qatar. Les États-Unis sont également à la recherche de moyens pour prouver leur alignement constant avec ses alliés traditionnels du Golfe sunnite, au milieu du contexte plus large de son rapprochement avec l'Iran ».
Al-Qaïda, pas si nouveaux rebelles « modérés »
Alors, le soutien aux rebelles islamistes affiliés d'al-Qaïda est-il vraiment nouveau ?
Pas vraiment, selon le vice-président Joe Biden, qui l'an dernier a admis que les États du Golfe et la Turquie ont « versé des centaines de millions de dollars et des dizaines voire des milliers de tonnes d'armes à tous ceux qui voulaient lutter contre Assad - sauf que ceux qui ont été fournis étaient al-Nosra et al-Qaïda ainsi que des éléments extrémistes de djihadistes en provenance d'autres parties du monde ».
Joe Biden a même admis que ce financement était allé à al-Qaïda en Irak, qui a élargi ses opérations en Syrie en vertu de la stratégie secrète anti-Assad - avant de se métamorphoser en Daech : « Où tout cela peut-il aller ? Tout d'un coup, tout le monde s’est réveillé parce que cette organisation appelée EIIL était « al-Qaïda en Irak », qu’elle a trouvé un espace ouvert sur le territoire de l'est de la Syrie quand elle a été jetée hors d'Irak, et a travaillé - et travaille toujours - avec al-Nosra que nous déclarions être un groupe terroriste dès le début ... »
Mais la revendication de Joe Biden disant que « nous ne pouvions pas convaincre nos collègues de cesser de les approvisionner » dissimule le fait que la CIA a été directement impliquée dans la gestion de ces réseaux d'approvisionnement rebelles.
En 2012, comme l'a révélé un rapport de renseignement déclassifié de l'Agence du renseignement de défense du Pentagone (DIA), la communauté du renseignement des États-Unis était entièrement consciente que le précurseur de Daech « al-Qaïda en Irak » était au cœur du mouvement rebelle anti-Assad , soutenu par les « les pays occidentaux, les États du Golfe et la Turquie » - et que la poursuite de la stratégie secrète engendrerait probablement un « État islamique » salafiste et djihadiste.
Ni cette prévision sinistre, ni le prétendu échec américain de « convaincre » ses alliés de cesser de financer al-Qaïda, n’ont retenu les responsables américains du renseignement militaire de superviser la fourniture d'armes et l'aide des États du Golfe et de la Turquie, à partir des mêmes centres de commandement opérationnel dans le sud de la Turquie et en Jordanie, qui continuent d'être coordonnés conjointement par les services de renseignement occidentaux et arabes à ce jour.
Deux c'est bien, trois c'est trop
Des commandants rebelles syriens ont déjà admis que leurs États-bienfaiteurs leur disaient régulièrement de détourner des armes vers d'autres groupes extrémistes.
Jamal Maarouf, chef du Front révolutionnaire syrien (SRF), financé en grande partie par l'Arabie saoudite, a admis que si « les gens [à savoir les États-Unis et l'Arabie saoudite] qui nous soutiennent nous disent d'envoyer des armes à un autre groupe, nous leur envoyons. Ils nous ont demandé il y a un mois d’envoyer des armes à Yabroud [une ville en Syrie] donc nous avons envoyé beaucoup d'armes là-bas. Quand ils nous demandent de le faire, nous le faisons ».
Jamal Maarouf a également admis partager le centre des opérations sous commandement américain en Jordanie avec le Front Sud dirigé par Bachar al-Zoubi, et reçu aussi des armes lourdes en collaboration avec les Saoudiens et la CIA.
« Le Front révolutionnaire syrien, le Front islamique et Jabhat al-Nosra, Muhajureen et Ansar, nous sommes tous ensemble dans les combats contre le régime [d’Assad] », a déclaré Marouf dans un message sur Twitter en janvier 2014.
Mais il y a un problème élémentaire ici. Qu'est-ce qui se passe quand l'ennemi de notre ennemi, réputé donc être un « ami », n’est pas vraiment un ennemi de notre ennemi à tous, mais leur ami, et notre ennemi ?
Steve Chovanec, étudiant en sociologie de l'université Roosevelt, qui dirige le blog populaire « rapports de métro », recueille ainsi une série de preuves démontrant que l'an dernier, il n'y avait pas de distinction significative entre l'Armée syrienne libre (ASL) « modérée », al- Qaïda, et même Daech.
En septembre dernier, par exemple, le commandant de l’Armée syrienne libre, soutenue par les États-Unis, Bassel Idris a admis : « Nous collaborons avec l'État islamique et le Front al-Nosra » parce que « nous avons atteint un point où nous devons collaborer avec n’importe qui contre l’iniquité et l’injustice ».
Un autre commandant rebelle financé par les pays occidentaux, Col Okaidi, a concédé son admiration pour al-Qaïda et Daech : « Ma relation avec les frères de l’EIIL [Daech] est bonne ... je communique presque quotidiennement avec les frères de l’EIIL ... la relation est bonne, même fraternelle ». Il a également dit : « Ils [al-Nosra] ne présentent pas un comportement anormal, contrairement à celui de l’ASL ».
Des combattants syriens rapportent que, malgré le schisme idéologique entre al-Qaïda et Daech, les deux groupes travaillent ensemble dans le camp de réfugiés de Yarmouk près de Damas, pour arracher la localité au contrôle d’Assad. Certains rapports suggèrent qu’al-Nosra peut même avoir fait allégeance à Daech à Yarmouk.
La convergence stratégique s’accélère, comme illustré par le nombre croissant d'alliances ad hoc entre al-Qaïda et Daech.
En juin, de hauts fonctionnaires d’Obama ont confirmé que des frappes aériennes américaines avaient été menées sur un rassemblement de « membres du noyau dur d'al-Qaïda et de l’EIIL [Daech] » dans l'est de la Libye. Ce rassemblement était le dernier d'une série de réunions djihadistes récentes, selon des responsables de la sécurité des deux gouvernements rivaux de Libye, pendant lequel les deux groupes terroristes planifiaient une offensive conjointe pour conquérir le bassin de Syrte, détenant 80 % du pétrole libyen.
Les États-Unis, Assad et Daech : amis et ennemis
Ce lien ambigu de relations changeantes ami-ennemi se reflète dans la relation entre les États-Unis, Assad et Daech.
Les responsables américains et britanniques ont récemment souligné l'évidence croissante que, malgré la menace de Daech pour son régime, Assad a non seulement acheté du pétrole au fief de Daech dans l’est de la Syrie pour garder les lumières allumées, mais dirige même conjointement avec le mouvement terroriste quelques installations de pétrole et de gaz.
Le Département d'État américain a également accusé Assad d'aider directement les combattants de Daech à saper le soutien populaire à la rébellion syrienne, par un nouvel affaiblissement des forces « modérées » déjà marginalisées. La stratégie, qui a renforcé l'avance de Daech sur Alep, semble être conçue pour favoriser les divisions parmi les rebelles.
Simultanément, malgré les dénégations officielles, des frappes aériennes américaines contre Daech sont coordonnées avec le régime d’Assad. L'US Air Force utilise l'espace aérien syrien avec l'approbation expresse d’Assad.
Selon le journaliste d'investigation vétéran Robert Parry, anciennement de l'Associated Press et de Newsweek, une source qui connait l'entente secrète, a expliqué qu’elle avait été obtenue par l'administration Obama par l’intermédiaire des services secrets russes.
« Pourtant, cette collaboration secrète peut aller encore plus loin et inclure une aide du gouvernement syrien dans le ciblage des attaques américaines, selon la source qui a parlé sous couvert d'anonymat », écrit Robert Parry. « C’est une autre caractéristique du protocole militaire américain dans la conduite des frappes aériennes : avoir quelqu’un sur le terrain est une aide pour l'identification des attaques. »
Dans certains cas, cela a abouti à des frappes aériennes en miroir et au même rythme d’Assad et des États-Unis contre des cibles de Daech. Et, selon un autre haut responsable américain, Assad reçoit régulièrement des renseignements sur le ciblage du gouvernement américain par le biais de son allié l’Irak.
La Maison Blanche prétend publiquement que c’est de la faute de Bagdad, et non de la politique américaine. Mais l'armée de l'air irakienne n’a pas accès à l'espace aérien syrien, et n'a pas besoin de ces informations de ciblage - ce qui signifie que la raison américaine du partage de ces informations de ciblage syrien avec l'Irak est précisément de les transmettre à Assad tout en maintenant un « déni plausible ».
La guerre est un racket
Donc, au prétexte de lutter contre Assad, les États-Unis ont armé et financé les rebelles extrémistes syriens à travers ses alliés régionaux, y compris al-Qaïda en Irak, qui a continué à engendrer l’État islamique.
Les États-Unis ont maintenant l'intention de lutter contre l'ennemi d’Assad, Daech, en renforçant Assad à son tour.
Simultanément, la relation stratégique et énergétique ambigüe d'Assad avec Daech renforce le mouvement, et les États-Unis coopèrent avec Assad pour exécuter des frappes aériennes contre le premier ennemi régional d'Assad, Daech.
Mais, les États-Unis travaillent toujours avec ses alliés pour armer une coalition de rebelles « modérés » pour combattre à la fois Daech et Assad.
Cette coalition « modérée », cependant, comprend le bras d'al-Qaïda en Syrie, Jabhat al-Nosra, qui est soutenu en raison de sa rivalité avec Daech. Pourtant al-Nosra entretient des alliances tactiques avec Daech, tandis que d'autres « modérés » de l’ASL coopèrent également avec Daech pour lutter contre Assad, au point que les approvisionnements occidentaux, des États du Golfe et de Turquie aux « modérés » risquent d'être systématiquement détournés vers al-Nosra et Daech.
Si vous avez du mal à comprendre, ne vous inquiétez pas. Je ne comprends pas non plus. Mais ce qui est clair, c’est que la guerre à géométrie variable des États-Unis contre al-Qaïda, Daech et Assad, soutient al-Qaïda, Daech et Assad.
En plus de tout cela, la majorité de la population syrienne est de plus en plus consciente de ces contradictions, et désabusée sur la stratégie menée par les États-Unis et ses motifs, sans parler de la colère au sujet des victimes civiles lors des frappes aériennes. Cela aussi conduit les gens ordinaires dans les bras des extrémistes.
Peu importe si vous pensez que tout cela est le résultat de l'incompétence ou du complot, ou un peu des deux. Le résultat est sans équivoque : cette stratégie ne va pas éliminer le terrorisme ou nous garantir la sécurité. Au contraire, c’est une recette parfaite pour une guerre sans fin.
Les perdants de cette guerre sans fin sont le peuple syrien et irakien, ainsi que les populations du monde musulman et occidental : nous vivons maintenant tous sous un régime de surveillance mondial dû à une peur constante, auto-générée par un bourbier géopolitique de terroristes d'État ou non d’État, enfermés dans un cycle de plus en plus profond de violence hypocrite mutuelle, comme un serpent dont la tactique de survie principale est de manger sa propre queue.
Les bonnes nouvelles sont qu'il y a apparemment des gagnants : ce sont les entreprises occidentales géantes de la défense, dont les bénéfices atteignent des niveaux record dans le sillage de la crise régionale alors même que les gouvernements font passer des mesures de rigueur brutales visant le grand public.
« Le pari de Wall Street est que cette guerre va se poursuivre pendant un certain temps », a déclaré William Hartung du Centre international pour les armes et les projets de sécurité. « Ça va être un bon filon. »
- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des combattants d’al-Nosra dans la ville septentrionale d'Alep le 26 mai (AFP)
Traduction de l’anglais (original) par Emmanuelle Boulangé
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].