Qui a éteint la lumière en Irak ?
En Irak, les tempéraments s'échauffent en même temps que les températures. L'Irak, qui est déjà un pays chaud, est accablé par des températures inhabituellement étouffantes pouvant dépasser 60 degrés Celsius depuis la fin du Ramadan. Alors que la guerre contre les forces de l'État islamique (EI) ne montre aucun signe d'essoufflement, notamment dans le désert aride de la province irakienne occidentale d'Anbar, et avec la nouvelle des pertes croissantes encourues par les forces alliées à Bagdad, on pourrait penser que le gouvernement d’Haïder al-Abadi ferait tout son possible pour soutenir le moral des troupes.
Mais il en va tout autrement pour l'étrange gouvernement irakien, sectaire et entièrement corrompu, qui préfère prendre le risque d'accroître l'instabilité nationale en temps de guerre plutôt que de laisser les Irakiens vivre en paix. À la lumière de ce comportement inexplicable, il faut également se demander dans quelle mesure l'EI est effectivement considéré comme une menace existentielle.
Incapables de contenir leur frustration, les Irakiens de tout le pays ont commencé à protester contre le manque de services, notamment l'électricité. Sous le soleil brûlant de l'Irak, il n'est pas difficile de comprendre l'origine de ces manifestations, alors que les Irakiens sont désabusés face à une classe politique totalement insensible à la misère des citoyens ordinaires. Tandis que les hommes politiques irakiens profitent de la climatisation dans leurs bureaux, bâtiments ministériels et même domiciles financés par les fonds publics, bénéficiant d'une alimentation constante en électricité, les risques d’hyperthermie et les coupures d'électricité incessantes sont le lot des Irakiens moyens.
En temps normal, le réseau électrique fournit à peine cinq heures d'électricité par jour, voire moins dans les zone plus rurales et isolées. Pour compliquer le tout, les zones de combat contre les forces de l'EI sont privées d'électricité, et les Irakiens appauvris n'ont d'autre choix que d'acheter du carburant pour leurs générateurs auprès de l'EI qui pratique des prix prohibitifs, probablement afin de consolider son trésor de guerre. Alors comment expliquer, presque treize ans après la disparition de l'État irakien et son invasion par les soi-disant forces occidentales progressistes, que le gouvernement irakien n'ait mis en place aucune infrastructure ?
La réponse tient en un mot : corruption. « Travailler » dans la fonction publique – et c'est avec une bonne dose de sarcasme que j'emploie ce terme – est considéré comme un moyen de développer ses propres intérêts, personnels comme professionnels, voire comme un commerce à part entière au vu du système (mal)sain de pots-de-vin et de privilèges en vigueur. Dans cet environnement caractérisé par le mercantilisme, le népotisme et l'absence de moralité, la survie politique repose sur la participation à ce système corrompu, peu importe qu’en souffre la population irakienne.
L'insouciance, l'indifférence et le mépris de la classe politique irakienne, dominée par des chiites alignés sur l'Iran mais soutenus par certains sunnites, tels que ceux du Parti islamique irakien, et par de riches élites parmi lesquelles Atheel et Usama al-Nujaifi, ne sont pas une nouveauté. Ce manque de respect envers les citoyens irakiens ordinaires est illustré par des hommes politiques tels qu'Ahmed Chalabi, l'un des protagonistes des affabulations américaines concernant les armes de destruction massive en Irak, qui a été reconnu coupable de fraude financière dans la Jordanie voisine. Devant le parlement, et sans se soucier de la présence de caméras, Ahmed Chalabi a déclaré : « Maudits soient les ancêtres du peuple [irakien] ».
En effet, pourquoi s'en soucierait-il alors que le peuple irakien n'a de toute évidence pas le pouvoir de demander des comptes à ces politiciens ? D'aucuns pourraient considérer que la décence la plus élémentaire et la volonté de participer à la reconstruction de l'Irak devraient suffire, sans nécessiter de surveillance ni de responsabilisation rigoureuses, mais cela serait synonyme de naïveté et d'incompréhension de la politique irakienne, où le changement ne peut apparemment se produire que par le biais d'une résistance active et organisée. Mais là aussi, en participant à des manifestations pacifiques, vous risquez votre vie, comme l'a démontré le vice-président sectaire Nouri al-Maliki qui, en massacrant des manifestants arabes sunnites pacifiques, a déclenché la guerre actuelle qui a permis à l'EI de se développer.
Certains sunnites ont émis l'hypothèse que Nouri al-Maliki serait le principal instigateur de l'irruption soudaine de ces protestations dans une tentative de déstabilisation du gouvernement de son rival et successeur au poste de Premier ministre, Haïder al-Abadi. Bien qu'ils soient tous les deux membres du parti Dawa et bénéficient du soutien de l'Iran, certains se rappelleront peut-être que Nouri al-Maliki avait menacé d'employer la force pour s'accrocher à son poste avant d'être finalement « encouragé » à partir par les États-Unis et l'Iran.
Cette thèse paraît crédible, mais elle omet le fait qu'en 2012 et 2013, dans le cadre d'une protestation massive contre la persécution des sunnites par le régime de la « zone verte », les sunnites avaient organisé des manifestations similaires contre le manque de services, outre leur marginalisation politique. Cela s'était même produit à Mossoul, engendrant une réponse particulièrement violente de la police qui avait entraîné la mort de manifestants et probablement contribué à la facilité avec laquelle l'EI est parvenu à infiltrer la ville.
Même si les protestations actuelles ont vu le jour dans des régions où l'influence des chiites est particulièrement forte, telles que Nassiriya, Dhi Qar, Kerbala ou encore Bassora, elles se sont désormais étendues jusqu'à Souleimaniye au nord, dans la zone contrôlée par les Kurdes. Tandis que les Kurdes ont leurs propres problèmes d'électricité, qui ne sont pas nécessairement liés à Bagdad, il est très peu probable que Nouri al-Maliki dispose des ressources et des relations nécessaires pour déclencher des manifestations dans les zones contrôlées par les Kurdes – une agitation qui par ailleurs déstabiliserait le leader kurde Massoud Barzani et non Haïder al-Abadi.
Ces affirmations de membres de l'opposition sunnite interviennent en grande partie en réaction au silence des Irakiens chiites du sud et à leur manque général de solidarité lorsque le mouvement de protestation sunnite a vu le jour. L'absence de participation à grande échelle des masses chiites malgré les demandes répétées des manifestants sunnites les invitant à les rejoindre a créé un sentiment d'abandon et d'incrédulité, d’autant plus que la corruption et le manque d'ouverture affectaient l'ensemble des Irakiens et pas uniquement les sunnites. Ce sentiment a ensuite été renforcé par les déclarations d'éminents hommes politiques chiites tels qu'Izzat Shahbandar, qui a un jour déclaré à la télévision : « Lorsque nous avons pris le pouvoir [en Irak], pouvez-vous me citer une bonne chose que nous avons faite ? Je vais vous le dire. Nous les avons laissés [les chiites] se battre librement, et nous les avons laissé penser que la plus grande avancée [politique] était de marcher de Bassora à Kerbala », en référence aux rites religieux chiites. Izzat Shahbandar a admis que la nouvelle classe politique, fortement influencée par l'Iran et ses faiseurs de rois américains, n'avait rien fait pour les Irakiens, sunnites ou chiites.
Alors que les foules irakiennes brandissent des banderoles indiquant qu'elles « renverseront le gouvernement avec l'électricité », une menace et une référence directes à leurs griefs, la journée de vendredi servira de point de référence pour voir si ces protestations auront une influence durable.
Les dernières manifestations en Irak, en 2012 et 2013, avaient avorté car elles avaient été réprimées par la violence, mais cette dernière visant principalement les sunnites, l’épisode avait été passé sous silence. Le gouvernement irakien recourra-t-il une fois de plus à la violence, cette fois-ci pour réprimer aussi les chiites, à la base de son propre pouvoir ? Dans ce cas, l'EI ne sera sans doute pas la seule menace existentielle planant sur le gouvernement : une vaste révolte irakienne mettrait un terme à treize années de corruption, de détournements de fonds et d'incompétence, et restaurerait peut-être un peu de l’unité d’antan entre les différentes ethnies et sectes irakiennes.
– Tallha Abdulrazaq est chercheur à l'Institut de sécurité et de stratégie de l'université d'Exeter. Il a été récompensé par le Young Researcher Award de la chaîne Al Jazeera. Vous pouvez consulter son blog à l'adresse thewarjournal.co.uk et le suivre sur Twitter (@thewarjournal).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une fillette irakienne va chercher de l'eau pour sa famille (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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