La chéchia tunisienne survivra-t-elle ?
La coiffe traditionnelle à surface plate en laine rouge, connue sous le nom chéchia, est un spectacle assez courant dans les rues de la vieille ville de Tunis. Ce chapeau national est devenu une caractéristique tunisienne, comptant parmi les symboles de la richesse patrimoniale du pays. Aujourd’hui, ce couvre-chef est souvent jugé démodé et la demande est en baisse à travers le pays. Certains craignent que, dans quelques années, la chéchia ne soit plus qu’un lointain souvenir.
« L’avenir de la chéchia m’inquiète », admet Sihem al-Amine, une architecte qui travaille sans relâche à restaurer la tradition du couvre-chef. Relancer la chéchia fut l’un des principaux sujets d’un atelier organisé pendant trois jours, du 13 au 15 mars, dans la vieille ville de Tunis, la médina. « Les artisans ont vraiment apprécié », explique Sihem al-Amine, qui a participé aux préparatifs de l’événement organisé par l’Association de sauvegarde de la médina (ASM). « Au départ, ils étaient réticents, mais ils y sont désormais favorables et sont enthousiastes. »
L’atelier a abordé le processus de fabrication de la chéchia, son histoire et, l’aspect le plus important selon Sihem al-Amine, ses fabricants. Trois semaines avant l’événement a été lancée « Keep Calm and Wear a Chechia », une campagne encourageant les gens à envoyer leurs photos de chéchias pour participer à l’exposition de l’atelier. « Nous avons demandé aux gens de prendre des photos d’eux portant la chéchia », explique-t-elle. L’objectif était de montrer que ce chapeau traditionnel pouvait être branché et chic et attirer un public plus jeune. Sihem al-Amine pense que ça a fonctionné, mais reste inquiète pour l’avenir de la coiffe.
Histoire de la chéchia
La chéchia serait originaire d’Ouzbékistan. Au VIIIe siècle, ce petit chapeau aurait voyagé jusqu’à Bagdad et serait arrivé sur le sol tunisien au XIIIe siècle. Son premier arrêt fut Kairouan, la ville où se situe la Grande Mosquée, un des plus anciens lieux de culte de l’islam. Toutefois, il a fallu attendre le XVIIe siècle pour que les chaouachi, nom donné aux fabricants de chéchias, arrivent à Tunis.
« Le processus est resté le même », explique Nasser dont le nom de famille, pur hasard, est Chaouachi, et qui gère une boutique de chéchias depuis 40 ans. La petite boutique – elle ne mesure pas plus de 4 mètres sur 2 – est bien décorée dans le style traditionnel tunisien. « Mais le nombre d’artisans a diminué », dit-il, en expliquant que la place du marché, le souk Chaouachine (situé entre la Kasbah et la mosquée Zitouna dans la médina) accueillait environ 30 000 chaouachi au temps de sa splendeur. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une vingtaine, luttant pour préserver cette activité.
Cependant, la production de chéchias ne se résume pas, loin de là, aux petites boutiques qui remplissent l’allée des chéchias et au processus de production, lequel n’a pas beaucoup changé au fil des ans, explique Nasser Chaouachi. Il décrit avec soin chaque étape du voyage de la petite coiffe rouge avant d’arriver entre les mains des vendeurs. Tout d’abord, la laine est importée d’Australie ou de Chine car la laine des moutons en Tunisie n’a pas la qualité requise. La laine importée est transmise aux femmes (qui travaillent généralement à domicile) tricotant le bonnet blanc initial, le kabous. La plupart de ces femmes habitent dans les régions de Bizerte et Ariana.
De nombreuses étapes du processus de production sont uniques et doivent être protégées, affirme Sihem al-Amine. Le tricot des femmes, par exemple, est une partie du processus de production qu’elle craint de voir disparaître. « Si le savoir-faire n’est pas transmis, on risque de le voir se perdre », précise-t-elle, soulignant que ce travail étant très difficile, beaucoup de femmes ne veulent pas que leurs enfants suivent leurs traces. « À leur place, moi non plus je n’enseignerais pas cela à ma fille », déclare Sihem al-Amine. Les femmes peuvent réaliser environ trois bonnets par jour et doivent tricoter douze bonnets pour gagner 10 dinars (environ 6 euros). « La plupart des fabricants de chéchias continuent parce que c’est la tradition, faire autre chose leur rapporterait probablement davantage. »
Lorsque le tricot est terminé, les bonnets blancs sont emmenés à al-Battan, un entrepôt situé à 40 km à l’ouest de Tunis, qui date de 1901. Ici, la chéchia est traitée pour améliorer sa densité, puis bouillie et teinte, le plus souvent en vermillon, ce rouge vif.
Chaque artisan coud également sa propre griffe dans chaque couvre-chef. Nasser Chaouachi montre sa griffe, une sorte de triangle à l’intérieur du chapeau. Une fois toutes ces étapes accomplies, la chéchia est prête à être expédiée. Environ 5 % de la production est distribuée aux petits commerces de la médina et vendue sur le marché national. Aujourd’hui, on estime que le secteur de la chéchia procure un emploi à plus de 2 000 artisans. Les chéchias qui restent sont vendues à l’étranger. « La Libye, le Nigéria et le Niger sont les principales destinations des exportations », explique Nasser Chaouachi.
La couleur des chéchias varie en fonction du pays dans lequel elles sont vendues. En Libye, la chéchia est généralement noire, sauf le modèle de Benghazi qui est rouge, comme en Tunisie. Au Maroc, et dans certaines régions tunisiennes, elle peut aussi être blanche ou grise. Contrairement au modèle tunisien, le modèle de Benghazi, appelé chenna, a un gland sur le dessus. La chéchia ne doit pas être confondue avec son homologue marocain, le fez, qui est également un chapeau rouge, mais plus grand et conçu à partir d’un matériau plus rigide. La chéchia, en revanche, est souple et malléable.
Dans un bon jour, pendant l’hiver, la haute saison, Nasser Chaouachi peut vendre environ 15 à 20 chéchias. « La demande diminue pendant l’été », fait-il remarquer. Généralement, mais cela dépend de la qualité, une chéchia se vend entre 12 et 20 dinars (6-10 euros). Toutefois, celles de grande qualité se vendent jusqu’à 60 dinars (près de 30 euros). Chaque chéchia a généralement une durée de vie de plusieurs années, mais les hommes plus âgés les portent comme ils portent des chaussures, explique-t-il.
Un art qui se meurt ?
Nasser Chaouachi a essayé de transmettre son savoir-faire aux jeunes générations, mais en général cela ne les intéresse pas, selon lui. Même s’il est inquiet, il ne pense pas que cet art va disparaître. « Les gens continueront à en porter lors d’occasions particulières », fait-il remarquer. Cependant, l’activité risque de diminuer de manière significative.
« J’ai hérité de la boutique de mon père », explique Fathi Blaich, un autre fabricant de chéchias, qui a appris l’art de la fabrication dès son plus jeune âge. À 10 ans, il passait déjà du temps avec son père dans la boutique. Sur l’un des murs de son échoppe est accrochée une vieille photographie de lui avec Habib Bourguiba, le premier président du pays après l’indépendance, qui avait l’habitude de porter la chéchia. Malgré la valeur historique de la chéchia et ses inquiétudes relatives à sa survie, Fathi Blaich n’encourage pas ses proches les plus jeunes à reprendre la boutique. « Ce n’est pas pour les générations impatientes », dit-il en souriant. « C’est considéré comme ringard. »
Eyman Gamha, un jeune homme de 25 ans qui porte la chéchia, s’accorde à dire qu’elle est jugée démodée, mais refuse d’admettre qu’elle est sur le point de disparaître. « Elle est peut-être en train de revenir à la mode », déclare-t-il, faisant valoir que depuis la révolution, les jeunes Tunisiens ont plus de liberté pour se redécouvrir, et qu’elle pourrait donc faire un come-back. Gamha, qui s’attache à promouvoir et sauvegarder cette coiffe, en porte une presque tous les jours. « Ma famille me croyait fou au début. » Il espère néanmoins que d’autres jeunes suivront ses traces. Un de ses amis porte également la chéchia. « C’est beau », a déclaré Jamel Eddine Ben Saidane, 30 ans. « Elle est fabriquée par des Tunisiens et, surtout, c’est très confortable. »
Même si Gamma et Ben Saidane sont jeunes tous les deux, la plupart des clients de Nasser Chaouachi sont des hommes plus âgés. Les femmes la portent rarement. « C’est plus un accessoire masculin », explique l’amie de Gamha, Imen Yazidi, qui, même si elle ne porte pas la chéchia, tient à contribuer à sa sauvegarde.
La chéchia, chic et branchée ?
Changer les mentalités à propos de la chéchia prendra du temps, affirme Sihem al-Amine, mais avec des initiatives novatrices, on peut y arriver. « Il y a eu des initiatives pour essayer de la moderniser », explique-t-elle. Depuis quelque temps, certains fabricants de chéchias ont essayé différentes couleurs et motifs, mais ça n’a jamais duré », explique-t-elle. « Ce n’est pas ce que les gens veulent. »
« Nous devons changer le côté démodé », soutient Sihem al-Amine. C’est ce que nous avons tenté de faire avec les selfies pendant l’atelier. « Ma fille de 9 ans m’a dit : ‘’Ne dis pas que ça fait plus tunisien, dis simplement que c’est joli, que ça tient chaud et que ça donne un air chic’’ », raconte-t-elle. « Elle a peut-être raison. » Une amie de Sihem al-Amine a également suggéré que les forces de sécurité ou la police l’adoptent, car c’est, après tout, un symbole de la Tunisie. Selon elle, ce serait un moyen à la fois de préserver le couvre-chef et de changer le regard des gens sur cette coiffe nationale.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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