L’histoire au bout des doigts : les artisanes des ÉAU sont une espèce en voie de disparition
On dit que si nous avons deux mains, c’est pour une bonne raison : une pour recevoir, et l’autre pour donner.
En allant observer le travail de huit artisanes émiraties, nous avons été hypnotisés par ces seize mains bougeant à l’unisson, comme douées d’une vie propre dont le reste du corps n’est qu’une extension.
Malheureusement, ces techniques qui demandent une grande dextérité – à l’image du tissage al-Sadu, que l’on apprenait sur les genoux de sa mère ou de ses tantes, en le passant comme un bâton de relais d’une génération à l’autre – sont en train de mourir : trop peu de jeunes mains se tendent désormais pour recevoir ce savoir-faire élaboré.
En 2011, le tissage al-Sadu – élément clé du mode de vie traditionnel bédouin – a été inscrit sur la Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente de l’UNESCO. La liste contient des traditions culturelles qui « nécessitent des mesures d’urgence pour les maintenir en vie ». Au moment de l’inscription, l’UNESCO a cité des études récentes du gouvernement des Émirats arabes unis (ÉAU) qui suggéraient qu’il ne restait plus que 150 ou 200 tisseuses dans le pays, « presque toutes âgées entre 50 et 70 ans ».
Afra Saïd al-Mansouri est l’une de ces femmes. Âgée maintenant de « 45 ans, peut-être », d’après Safeya al-Kubaisi, sa patronne et la responsable du développement de l’artisanat à l’Office du tourisme et de la culture d’Abou Dabi, Afra a appris à tisser vers l’âge de 10 ans. Les âges sont difficiles à établir pour une génération où les actes de naissance n’existaient pas, et où les événements n’étaient datés que par rapport à d’autres événements.
Cette femme bédouine, élevée au sein d’une communauté qui s’étend par-delà la frontière jusqu’en Arabie saoudite, connaît la technique complexe d’al-Sadu, qu’il lui a fallu 5 ans pour maîtriser, pratiquement depuis sa naissance.
« Quand elle était petite, en ouvrant les yeux, elle voyait sa mère et sa grand-mère en train de faire ceci », explique al-Kubaisi en montrant du doigt le tissage sur lequel al-Mansouri se penche.
Mère de sept enfants, elle consacre environ six heures par jour à cet artisanat très absorbant, qu’elle effectue dans le cadre d’un programme mis en place pour promouvoir ce genre de techniques – ce qui n’est guère facile dans un pays s’efforçant de maintenir son identité en dépit d’une population qui compte près de 90 % d’expatriés, et où la valeur totale des marchandises et des services importés représente 86,1 % du PNB.
Un artisanat bédouin
Le tissage al-Sadu servait traditionnellement à fabriquer les tentes où vivaient les Bédouins nomades, ainsi que des tapis, des coussins, des couvertures de selle de chameaux et de chevaux, et des décorations – entre autres.
Des fils de laine – celle-ci provenait autrefois de la tonte des animaux domestiques, mais elle est maintenant le plus souvent importée de l’étranger – sont tendus sur le métier à tisser, puis la tisserande passe d’autres fils de laine par-dessous et par-dessus, créant des motifs géométriques appris par cœur qui représentent des arbres, des animaux et des scènes de la vie du désert.
« Ma mère et mes tantes me l’ont appris. C’est un bon travail, gratifiant », affirme Afra al-Mansouri.
Elle gagne environ 3 300 dollars par mois pour ce travail – relativement peu dans un pays où le salaire moyen pour les expatriés est de 4 600 dollars, et beaucoup plus pour les locaux, mais bien plus que ce qu’elle n’aurait jamais osé espérer. Elle a déménagé à Abou Dabi avec ses enfants quand son mari a pris une seconde femme, il y a environ 20 ans, et s’est installée chez son beau-frère. Outre l’école, ils ont accès à d’autres luxes comme l’électricité et la climatisation.
« Maintenant je suis très heureuse. Maintenant mes enfants vivent avec moi, dans la même maison, et je suis libre, je peux aller où je veux.
« Je n’ai pas besoin de demander à mon mari, je me suffis à moi-même. »
Son travail lui offre l’indépendance financière et l’opportunité de voyager dans le monde entier pour participer aux expositions auxquelles le gouvernement est invité ; elle a visité des pays comme la Chine, le Royaume-Uni et le Maroc.
Mais le talent d’Afra al-Mansouri est rare. Les quelques femmes qui ont conservé ce savoir-faire, comme les propres sœurs d’Afra, sa mère, ses tantes et ses cousines, vivent pour la plupart en milieu rural. Al-Kubaisi en recherche d’autres ; seules deux des treize femmes qu’elle supervise actuellement connaissent la technique al-Sadu. Les autres font des vêtements décorés de broderie al-Talli, ainsi que des paniers et d’autres objets en palmes tressées.
« J’aimerais recruter beaucoup d’autres femmes. Il m’en faudrait plus comme Afra. »
À la recherche de femmes
Safeya al-Kubaisi précise que si elle pouvait trouver six femmes comme Afra, elle pourrait attirer d’autres femmes plus jeunes qui apprendraient le savoir-faire de la génération précédente. Mais d’abord, il faudrait améliorer les salaires.
Afra al-Mansouri a elle-même trois filles, mais elles occupent des postes très bien rémunérés au gouvernement et dans l’enseignement.
« J’ai besoin que le gouvernement offre un salaire plus lucratif », indique al-Kubaisi, qui explique que les salaires devraient tourner autour de 5 500 dollars pour être compétitifs. « De nos jours, de jeunes femmes n’imagineraient pas travailler dans ces conditions. »
La vie moderne a mis un terme à la transmission des savoir-faire traditionnels qui advenait aussi régulièrement que le soleil se couche. Ce travail demande du temps, et avec le peu de main-d’œuvre disponible, il est impossible de générer des revenus à travers une production commerciale.
« Cela prend peut-être deux mois [à une femme] pour faire huit coussins. Si j’avais 30 femmes, je pourrais faire exécuter la commande à la main. Mais où sont-elles ? Où sont ces 30 femmes ? »
Bien que les marchandises importées soient moins chères et plus accessibles, il y a un marché potentiel, insiste al-Kubaisi, si seulement elle avait la main-d’œuvre nécessaire.
Maintenant âgée d’environ 75 ans, Halima Obaid al-Shehi est la plus vieille employée d’al-Kubaisi. Elle maîtrise la technique al-Talli et le tressage de palmes, mais elle a commencé à travailler seulement après la mort de son mari il y a huit ans, alors qu’ailleurs dans le monde, les personnes de son âge sont généralement à la retraite.
« Je travaille parce que j’aime venir ici retrouver mes amies », explique-t-elle.
Un savoir-faire sociable
Cette grand-mère originaire de la côte de Ras al-Khaïmah est la première à arriver le matin et la dernière à partir l’après-midi.
« Quand je suis arrivée à Abou Dabi en 2005, j’ai pris ce travail. Je suis heureuse parce que j’ai un travail, quelque part où aller. »
Comme les filles d’al-Mansouri, la fille d’al-Shehi a une connaissance limitée de l’artisanat de sa mère. Mais al-Shehi comprend.
« Elle a un travail, elle a une maison. J’ai appris à cuisiner, à m’occuper de la maison et à tresser les palmes quand j’étais petite – je ne suis pas allée à l’école. »
Mais si c’était à refaire ?
« Si j’étais encore jeune, j’aimerais pouvoir aller à l’école. »
Et c’est là que se trouve la difficulté à faire survivre ces traditions, négligées en raison des carrières bien rémunérées qui s’ouvrent désormais aux jeunes femmes.
Cependant, ces femmes tiennent entre leurs mains l’histoire d’une culture vivante.
Alors que nous nous préparons à partir, les belles mains d’Afra al-Mansouri se tendent vers moi. Elle tient un bracelet al-Sadu dans une main, et d’une main je le reçois.
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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