L’affaire du test anal en Tunisie, un tournant pour la cause LGBT ?
TUNIS - « Discret », c’est le mot qui revient le plus souvent chez les personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) interviewées. Pour survivre en Tunisie en étant homosexuel, « il faut être discret » car, de toute façon, « nous sommes hors la loi » déclare B., un Tunisien qui a vécu à l’étranger et qui est revenu s’installer dans son pays après la révolution.
Marwen, lui, n’a pas eu le choix. Son téléphone a été fouillé par la police et a révélé son orientation sexuelle. Il avait été convoqué le 6 septembre dans un commissariat de Sousse en tant que témoin dans une affaire de meurtre, et s’est retrouvé inculpé dans une affaire de mœurs. Après un test anal pratiqué par un médecin, le jeune homme est passé devant le juge, qui a décidé de son sort le mardi 22 septembre.
Le verdict l’a condamné à un an de prison ferme sur la base de l’article 230 du Code pénal tunisien, qui punit la sodomie. « J’avais souvent entendu parler des tests anaux mais là c’est la première fois que c’est médiatisé et porté à la connaissance de tous », commente B. pour Middle East Eye. Ce test, pratiqué normalement dans les affaires de viols pour attester de l’agression sexuelle, a été utilisé ici pour prouver l’homosexualité du jeune homme.
Après avoir été révélée dans plusieurs médias, l’affaire a pris une ampleur considérable en Tunisie, un fait inédit pour un sujet qui reste encore tabou dans cette société.
Une mobilisation inédite
Le ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aissa, a lui-même pris la parole lundi 28 septembre dans une émission de radio tunisienne, déclarant qu’il fallait abroger l’article 230. Une réaction bien différente de celle de l’ancien ministre des Droits de l’homme, Samir Dilou, qui avait déclaré en février 2012 qu’il était contre la dépénalisation de l’homosexualité en Tunisie et que celle-ci était une perversion.
« On ne s’en rend pas compte mais le lundi 28 septembre a été une journée historique dans la lutte pour les droits LGBT en Tunisie, avec la prise de position du ministre et aussi celle d’une association historique, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), d’habitude conservatrice, qui a réagi dans un communiqué », commente Najma Kousri Labidi, féministe et militante pour les droits LGBT.
Sur Facebook, certains utilisateurs ont changé leur photo de profil avec un panneau jaune clamant en arabe « non aux tests de la honte ». Les médecins ont aussi pris position via le Conseil national de l’ordre des médecins, tout comme les sexologues. Beaucoup au sein de la profession avaient du mal à croire à la pratique d’un tel test.
« Concernant le collègue qui a examiné le jeune homme, je ne le connais pas et je ne pense pas a priori que ce soit un praticien dénué de principes. C'est un médecin ordinaire à qui les autorités ont donné un ordre et qui s'est exécuté. C'est parfois en obéissant aveuglément aux ordres qu'on accomplit les pires atrocités. Ici, le test semble contraire aux codes de déontologie médicale », a déclaré à MEE Karim Abdellatif, un médecin de Tunis.
Violences et stigmatisation sociale
L’affaire de Marwen est loin d’être un cas isolé et la crainte des militants LGBT est que la mobilisation ne retombe dans quelques semaines et que les autres cas soient délaissés. « Il faut que le ministre aille plus loin et que nous arrivions à un moratoire sur cet article en attendant son abrogation », affirme Badr Baabou, président de l’association Damj qui milite pour la défense des droits humains.
Car si l’article 230 punit la sodomie dans sa version française, dans la version arabe, c’est bien les homosexuels et les lesbiennes dans leur ensemble qui sont textuellement visés.
« Nous sommes tous concernés et chacun s’attend à une arrestation, c’est le quotidien de tous les homosexuels. Moi, depuis l’affaire de Marwen, j’évite de sortir le soir, je ne veux pas me faire repérer car je suis efféminé, je me suis déjà fait insulter juste à cause de ma démarche », témoigne Y. Âgé d’une quarantaine d’années, il vit chez ses parents mais fréquente un homme régulièrement. Seuls ses proches sont au courant.
Malgré le manque de données précises, les associations estiment à près d’une quinzaine les arrestations d’homosexuels pour l’année 2015.
Sourour, qui est lesbienne, a pour sa part accepté de donner son vrai nom, mais seulement parce qu’elle ne vit pas en Tunisie. Elle est en demande d’asile en Belgique : elle a dû quitter la Tunisie fin juin 2015 après s’être fait tabasser plusieurs fois par des homophobes. La police n’a jamais donné suite à ses plaintes et les associations, malgré leur combat, n’ont pas pu empêcher le harcèlement dont elle était victime.
« On me pose toujours la question ‘’enti tofla wala tofl’’ [t’es une fille ou un garçon ?], ensuite c’est mon look avec des piercings et des tatouages qui dérange, et puis on finit par m’agresser en pleine rue. »
A., elle, va plus loin, elle parle du mot « butch » (garçon manqué) lancé dans la rue, premier stade de l’agression verbale, ou des insultes comme « miboun » (pédé) pour les hommes. Elle a su qu’elle était lesbienne à l’âge de 12 ans, ne l’a assumé qu’à 18 ans et, âgée maintenant de 30 ans, le cache encore à ses proches.
Y. a trouvé quant à lui un compromis tacite avec ses parents. « Ils savent, mais on n’en parle pas. » Sourour, elle, originaire d’une petite ville du nord de la Tunisie, a été jetée à la rue par sa famille à l’âge de 16 ans.
« Nous avons beaucoup de cas similaires de jeunes rejetés par leur famille. En cas d’arrestation, c’est très difficile d’avoir des informations car souvent les victimes ont peur, soit que leur identité soit révélée, soit par rapport à leur parents », explique à MEE Ali Bousselmi, membre de l’association Mawjoudin qui lutte pour les droits LGBTQI (Q pour « queer » et I pour intersexué) en Tunisie.
Y. craint davantage que son orientation soit révélée au grand jour que d’être tabassé. « Le regard des voisins, c’est mortel, je ne pourrais jamais infliger ça à ma famille. »
Même dans le débat public, le sujet passe mal. Bouhid Belhadi, l’un des membres de l’association Shams, qui lutte pour la dépénalisation de l’homosexualité, avait reçu des menaces de mort à la suite d’un débat télévisé où il était apparu à visage découvert pour parler de l’homosexualité en Tunisie.
Faire bouger les choses ou rester caché
Depuis la révolution, les choses ont pourtant changé. Cinq associations de défense des droits LGBTQI se sont créées. Un vrai atout, selon Ali Bousselmi : « Non seulement c’est diversifié mais cela rend les choses plus difficiles pour les autorités, c’est plus compliqué de fermer cinq associations qu’une seule, donc c’est une force pour nous ». Les associations se sont d’ailleurs unies pour publier un communiqué commun dans le cas de Marwen.
En 2011, dans les mois suivant l’élan libérateur de la révolution, un court moment d’accalmie avait permis de savourer une liberté modérée. « Je me souviens de certains clubs en banlieue nord de Tunis où l’on pouvait voir des homosexuels et des lesbiennes s’embrasser en public, mais cela n’a duré que le temps d’un été », se remémore R. avec nostalgie. Elle, a su qu’elle était lesbienne à 14 ans. Elle a quitté la Tunisie pour ses études, mais pas seulement.
« Je veux un jour pouvoir vivre avec une femme et m’installer vraiment, ce n’est pas possible en Tunisie. On a toujours peur, partout. J’ai plus de 30 ans et je le cache toujours à ma famille, d’ailleurs j’ai même réfléchi à faire un mariage avec un homme pour qu’ils me laissent tranquille et ensuite divorcer et continuer ma vie. C’est ma couverture sociale, en quelque sorte. »
D’autres, comme B. et Y., ont choisi de rester au pays et de continuer à vivre leur sexualité « discrètement ».
Deux attitudes ont ainsi émergé, celle du « pour vivre heureux, vivons cachés », qui continue de primer face au conservatisme de la société, ou celle du combat au grand jour, comme pour Rami, qui a publié sur sa page Facebook une photo de lui en train d’embrasser un garçon.
D’autres clichés du même genre ont été publiés par Najma Kousri Labidi, en partenariat avec un photographe professionnel, dans le cadre de son mémoire sur la sexualité en Tunisie réalisé dans une université suédoise. Si ces photos ne sont pas liées à l’affaire de Marwen, elles montrent en tout cas une volonté de donner des visages à une cause, souvent restée dans l’ombre du débat public, malgré le travail associatif.
« Il ne faut pas forcer les gens, si certains veulent rester invisibles, je les comprends, du moment qu’ils nous soutiennent aussi. C’est un travail de longue haleine, » affirme Rami. La marche publique de plusieurs associations lors du Forum Social Mondial à Tunis en mars 2015 avait aussi marqué une avancée.
Amna Guellali, chef du bureau de Human Rights Watch à Tunis, estime que la mobilisation devrait toucher davantage de Tunisiens car elle concerne aussi un autre sujet, la torture : « La police manipule la loi comme elle veut et le test anal fait de cette façon est une procédure considérée comme une forme de torture par les Nations unies. Cet incident est emblématique des maltraitances policières qui continuent en toute impunité. »
Pour Badr Baabou, avant le changement des mentalités, c’est donc un combat juridique qu’il faut mener : « si nous avions une Cour constitutionnelle [un projet de loi en ce sens est en cours de discussion à l’Assemblée], nous aurions pu opposer l’article 23 de la Constitution au Code pénal [l’article 23 stipule que l’État protège la dignité de l’être humain et son intégrité physique, et interdit la torture morale ou physique] ».
« Il faut continuer de se mobiliser. »
Pendant ce temps, Marwen reste emprisonné à Sousse. Contrairement à d’autres, il a le soutien de sa famille et de ses proches. « Il ne subit pas de maltraitances en prison mais il est épuisé psychologiquement », ajoute Badr Baabou. Ses avocats attendent la publication du jugement cette semaine pour pouvoir faire appel de la décision. « Ce qu’il faut retenir, c’est que si le cas de Marwen a été médiatisé, des dizaines d’autres homosexuels croupissent aussi dans les prisons tunisiennes aujourd’hui », conclut Najma Kousri Labidi.
*L’usage des initiales a été adopté à la demande des personnes interviewées pour préserver leur anonymat. Marwen est également un pseudonyme.
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