Kameshli : une nouvelle aube pour les Kurdes de Syrie
KAMESHLI, Syrie – À première vue, il est étrange de trouver une statue de Hafez al-Assad, l’ancien homme fort de la Syrie, solidement installée au centre d’un rond-point de cette ville kurde, capitale d’un quasi-État kurde autonome qui a émergé de la guerre civile en Syrie. Des symboles similaires ont été démolis par des foules en colère dans la plupart des villes syriennes où les divisions de combat du gouvernement ont battu en retraite.
De manière tout aussi inattendue, deux photographies en grand format du fils de Hafez, le président actuel Bachar al-Assad, sont affichées dans la vitrine de l’agence locale de Syrianair. À proximité, un policier portant un uniforme composé d’un képi et d’une chemise blanche soignée, qui n’est pas sans rappeler ceux du centre de Damas, régule la circulation au milieu des klaxons dans la zone bondée du bazar, pendant la ruée qui précède la fête de l’Aïd al-Adha.
En dépit de son étrangeté apparente, la persistance des symboles du gouvernement Assad comporte une logique compréhensible dans la jungle complexe de la guerre en Syrie. Le quartier contrôlé par le gouvernement à Kameshli représente à peine plus de quelques pâtés de maisons, une petite garnison en centre-ville dissimulée derrière de lourdes fortifications, l’aéroport et une route qui les relie.
Assad a retiré la majeure partie de ses troupes des régions majoritairement kurdes du nord de la Syrie en juillet 2012 au motif qu’elles étaient débordées. Pourtant, même en y gardant un orteil, il peut encore revendiquer le contrôle d’une capitale de province. Pour donner du poids à la fiction, et peut-être dans l’espoir de rétablir un jour le pouvoir de son gouvernement, Assad continue de payer les médecins des hôpitaux de Kameshli contrôlés par l’État ainsi que les enseignants et les responsables gouvernementaux locaux, dont la plupart sont kurdes. Les étudiants et les autres personnes travaillant dans les villes contrôlées par le gouvernement peuvent utiliser les vols civils réguliers reliant Kameshli à Damas et Lattaquié.
En échange du départ de l’armée syrienne, les dirigeants kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), qui dirigent une bande de territoire de 400 kilomètres de large au sud de la frontière turque, sont libres de consolider leur pouvoir. Les Kurdes sont méfiants vis-à-vis de l’intervention turque ainsi que des combattants de l’État islamique. L’absence de la menace de l’armée syrienne signifie un ennemi de moins.
L’État islamique et les autres forces d’opposition accusent parfois le PYD d’être allié à Assad. Ils se demandent pourquoi le PYD et ses forces armées n’envahissent pas la garnison de Kameshli et ne s’emparent pas de l’aéroport. « La guerre est une question de stratégie et de tactique. On ne peut pas combattre sur trop de fronts », a indiqué à MEE Lawand Rojava, commandant et responsable des relations extérieures des YPG, à Hassaké, une ville située à 60 km au sud de Kameshli. Hassaké est également divisée entre un petit quartier contrôlé par le gouvernement et une plus grande zone contrôlée par les Kurdes.
« Le régime a des avions et utilise des bombes-barils. Pourquoi devrions-nous risquer la vie de notre peuple en attaquant la base du régime juste pour prouver au monde que nous ne sommes pas des alliés du régime ? Nous devons penser à l’intérêt du peuple. Le régime pense également de manière stratégique. Nous avons eu de nombreux affrontements avec le régime, mais il ne nous attaque pas en ce moment », a-t-il ajouté.
Hassaké est menacée, mais par l’État islamique. Raqqa, la capitale de l’État islamique, est à seulement trois heures de route. Les militants de l’État islamique ont attaqué la ville en juin, tuant 50 soldats kurdes avant d’être chassés au bout de deux semaines. Parmi les morts figurent des membres des troupes de combat des YPJ, la section féminine des forces kurdes syriennes. Comme dans d’autres villes du Rojava, nom que les Kurdes donnent à leur mini-État, les bâtiments publics et les postes de contrôle sur les axes routiers d’Hassaké sont recouverts d’affiches représentant des jeunes hommes et jeunes femmes « martyrs », terme généralement utilisé pour désigner les soldats tombés au cours de la guerre.
Fidèle à ses pratiques habituelles, l’État islamique continue d’utiliser des attaques de kamikazes pour entretenir la tension dans les lieux que le groupe n’a pas la force de prendre. L’entrée du quartier général militaire de Lawand Rojava a été touchée la semaine dernière par l’explosion d’une voiture piégée au niveau du point de contrôle, creusant un cratère de quatre mètres de profondeur. Les toits de dépendances voisines se sont affaissés, tandis que les murs ont cédé. Trois soldats qui gardaient le poste de contrôle ont perdu la vie. Deux jours plus tôt, deux bombes ont tué 22 personnes, dont deux soldats des YPG, dans une partie d’Hassaké, et 43 civils dans une autre partie de la ville.
L’attaque lancée en juin par l’État islamique visait initialement le quartier sud de la ville contrôlé par les forces d’Assad. À l’époque, certains médias étrangers suggéraient que les YPG avaient combattu aux côtés de l’armée syrienne pour repousser l’État islamique ; toutefois, Lawand Rojava et d’autres sources des YPG insistent sur le fait que ce n’était pas le cas.
« À travers les chefs de tribus arabes, le régime a demandé de l’aide contre Daech, mais nous avons refusé. Nous leur avons dit : "Vous êtes l’un comme l’autre illégaux" », a-t-il précisé. Les YPG sont intervenues uniquement lorsque les miliciens de l’EI sont entrés dans le secteur kurde après plus d’une semaine de combats contre les troupes gouvernementales syriennes. À ce moment-là, les Américains sont intervenus avec des frappes aériennes. « Les Américains n’ont pas lancé de frappes aériennes lorsque Daech combattait le régime. Le régime et Daech se sont affrontés seuls pendant dix jours », a expliqué Rojava.
Lawand Rojava s’est montré très critique envers les forces gouvernementales, les jugeant mal disciplinées, peu motivées et enclines à fuir. Ces forces comprenaient diverses milices du parti Baas au pouvoir, des milices tribales arabes ainsi que les Forces de défense nationale, un réseau de volontaires et de réservistes qui ont été mobilisés il y a deux ans par l’armée d’Assad pour compenser la chute du nombre de conscrits. La frontière entre ces forces et l’État islamique a été brouillée, selon Rojava. « De nombreuses unités du régime sont passées sous Daech quand Daech est arrivé. Il y a aussi de nombreux espions de Daech au sein des forces du régime », a-t-il ajouté.
Les preuves permettant de réfuter l’idée que les Kurdes de Syrie collaboreraient avec Assad ou souhaiteraient ardemment le retour du pouvoir d’Assad ne se limitent pas aux déclarations des dirigeants kurdes. Toute personne se rendant dans la région ne peut manquer d’être frappée par la fierté affichée par les habitants quant à leur indépendance vis-à-vis de Damas et aux avantages tirés de leur nouveau statut. Le nouveau drapeau national ainsi que des bannières affichant l’étoile des YPG flottent partout. Et surtout, les Kurdes sont libres d’utiliser publiquement et sans crainte leur langue, appelée kurmanji.
Jusqu’en 2011, elle était interdite. Il n’y avait pas d’écoles, de livres ou de journaux de langue kurde, et pendant un certain temps, les parents avaient même l’interdiction de donner des noms kurdes à leurs enfants. Le gouvernement Assad a maintenu ces interdictions pendant plusieurs années alors que des restrictions similaires à l’encontre des Kurdes de Turquie avaient été levées par le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie.
Lorsque le soulèvement de 2011 a éclaté, Assad a accordé la citoyenneté à plusieurs centaines de milliers des quelque deux millions de Kurdes syriens qui s’étaient vu refuser cette dernière pour diverses raisons. Cette concession était toutefois un cas classique de « trop peu, trop tard ».
La suppression de la culture kurde à travers la Syrie a commencé bien avant les Assad. Elle continue de toucher de nombreuses personnes, telle une plaie qui n’a pas été refermée. Hisham Arafat, qui enseigne l’anglais dans une école secondaire, a étudié à l’université de Lattaquié, dans la région syrienne d’où provient la minorité alaouite. Les Assad sont alaouites.
« Les étudiants arabes ne comprenaient pas qu’il y avait des Kurdes en Syrie. Ils me demandaient de quel pays je venais. Quand je disais "Je suis syrien", ils étaient perdus. Ils répondaient : "Il n’y a pas de Kurdes en Syrie". C’était insultant et c’est difficile à oublier », a-t-il confié à MEE.
Ahmad Bave Alan est rédacteur en chef de Buyer, un journal bimensuel lancé à Kameshli en mai dernier qui comporte six pages de texte en kurmanji et six en arabe. Les Arabes forment seulement 5% de la population de la ville, et le texte arabe est principalement destiné aux centaines de Kurdes qui parlent plus couramment l’arabe que le kurmanji, dans la mesure où l’utilisation de cette langue leur a été interdite pendant la majeure partie de leur vie.
Interrogé au sujet de la statue de Hafez al-Assad qui trône à une petite centaine de mètres de son bureau, Alan s’est mis à rire. « Après toute cette évolution des choses au cours des dernières années, une simple statue n’a pas vraiment d’importance », a-t-il soutenu. Il souligne qu’un soulèvement kurde contre Bachar al-Assad avait déjà éclaté brièvement en 2004, lorsqu’une foule avait renversé une statue de Hafez al-Assad à Amuda. Les policiers syriens avaient réagi violemment.
Amuda, ville où je séjourne, arbore désormais une variante un peu kitch d’une femme portant le flambeau de la liberté à la place du dictateur mort. L’endroit a été rebaptisé « place de la Femme libre ». Ainsi, devant la statue, les Kurdes de Syrie n’ont rien à se reprocher sur le plan politique, si l’on ne tient pas compte du côté esthétique.
Il y a des choses plus importantes que de se préoccuper de la statue de Hafez al-Assad à Kameshli. « Ce n’est pas le régime qui nous menace. C’est Daech. Notre priorité est de vaincre Daech », a indiqué Ahmad Bave Alan.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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