Les réfugiés syriens prêts à tout pour l’Eldorado européen
AMMAN - Du visage d’Hamza émanent l’amertume, le désarroi. Les yeux injectés de sang, perdus dans le vide, des images de la guerre en Syrie semblent défiler devant lui. Après une absence, il se reprend, agite ses mains en tout sens, dénonce l’injustice du régime de Bachar al-Assad et des Occidentaux. Puis, finalement, il se livre. Quatre longues années de lutte qui n’ont servi à rien. À 30 ans, Hamza n’y croit plus.
La récente entrée de l’armée russe sur le front syrien a brisé ses espoirs. « C’est fini, s’exclame t-il, je pensais que nous en avions pour un an tout au plus, mais avec eux c’est reparti pour vingt ans ! » Il attrape sa tasse de thé à la menthe, plisse les yeux puis avale fiévreusement une gorgée, comme pour éteindre la colère qui le consume. La révolte syrienne a échoué, il est temps de se tourner vers l’Europe, son nouvel horizon.
Demain, il quittera sa femme
Ce soir est le dernier qu’il passera dans son appartement de la banlieue d’Amman. Demain matin, il quittera sa femme et ses deux jeunes enfants pour s’envoler vers la Turquie. « C’est dur, évidemment, mais je vais les faire venir dans six mois ou un an quand j’aurai mes papiers de résidant là-bas », confie Hamza d’une voix chevrotante.
Il embarquera avec une vingtaine de ses compatriotes originaires, comme lui, de Khirbat Ghazaleh, un petit village de la province méridionale de Deraa. Cette localité située près de l’autoroute qui relie le nord de la Jordanie à la capitale syrienne a été le théâtre d’affrontements décisifs. Longtemps, la rébellion a tenu cette position permettant de couper l’approvisionnement de Damas. Mais en 2013, par manque de soutien logistique, les combattants ont dû se retirer.
À l’époque déjà, les rebelles dénonçaient le manque d’aide de leurs alliés européens, américains et arabes du Golfe. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’auraient toujours pas envoyé en nombre suffisant les missiles anti-aériens qui auraient permis de renverser l’équilibre des forces. C’est aussi ce sentiment de trahison qu’Hamza emmène avec lui : « Tout le monde nous a menti. Les Français, les Britanniques et Barack Obama en tête, c’est le plus grand soutien du régime. »
Dans les mains de la mafia turque
Une fois en Turquie, Hamza rejoindra Izmir, où il embarquera sur un esquif affrété par la mafia turque. Trente ou quarante migrants s’entasseront sur des bateaux de sept à neuf mètres de long, une traversée forcément périlleuse. « C’est la partie la plus dure ! », intervient Moustapha, le cousin germain d’Hamza.
Moustapha sera lui aussi du voyage. Rasé de frais, affalé sur des coussins dans le salon sans meuble éclairé d’une lumière blafarde, son regard est constamment rivé sur l’écran de son téléphone. Il n’aura avec lui qu’un bagage léger, une sorte de sac de sport contenant le minimum hygiénique : quelques sous-vêtements, un pantalon de rechange, deux t-shirts.
« Mon sac ? Ce n’est rien, je dois pouvoir l’abandonner à tout moment. Le plus important est sur moi. » Il sort de sa poche son passeport syrien et un deuxième téléphone. Il emportera aussi quelque 3 000 dollars américains qui devraient suffire à couvrir les frais de son périple.
En plus de tout cela, Hamza emmènera quant à lui des objets infiniment plus précieux. Enveloppées dans du papier et coincées dans un écrin de plastique, une dizaine de minuscules cartes numériques contiennent ses films de la révolte syrienne à Deraa. « Dès le début des événements, j’ai filmé toutes les manifestations. »
Il ouvre une vidéo sur son ordinateur portable : « Là, c’est l’une des premières, en mai 2011. Le régime disait que nous avions des armes, mais regardez ! », s’exclame-t-il. « Les manifestants sont pacifiques et les coups de feu viennent du côté du régime ! ». À l’écran, on voit d’abord des hommes bombant le torse, scandant des slogans, puis soudain, sous le crépitement de balles de fusils mitrailleurs, tous se mettent à détaler.
Le visage du militant s’assombrit. « Il m’est impossible d’oublier ce que j’ai vu. Ceux qui refusaient de se battre contre les manifestants désarmés étaient considérés comme des terroristes. » Toutes ces injustices, Hamza veut les faire connaître au monde entier. Le combat lui colle encore à la peau. Avec ses films, il va continuer à faire entendre la cause de l’opposition en Europe.
Un chemin semé d’obstacles
Mais le chemin vers la liberté est semé d’obstacles et l’aéroport de Jordanie serait parmi les plus redoutables. « Ils ont une salle secrète où ils fouillent tous les Syriens, systématiquement. Tu te retrouves en caleçon et ils scrutent tout », renchérit Moustapha. « Tu ne peux même pas emmener un Coran… sinon ils te considèrent comme un islamiste », déplore-t-il.
Les contrôles de police sont dérisoires en comparaison avec l’épreuve de la mer Égée. Une à deux heures de bateau au cours desquelles nombre de clandestins périssent, se perdent au milieu des ondes en panne d’essence ou simplement désorientés.
L’un d’eux raconte à Middle East Eye, via Internet, qu’il doit son salut à son téléphone. Alors que l’embarcation coulait, il est parvenu à appeler un ami en Jordanie pour qu’il prévienne les garde-côtes turcs. Sauvé in extremis, il a quand même rembarqué le lendemain pour une traversée, cette fois réussie.
Arrivés sur les côtes grecques, Hamza et son cousin tenteront de rejoindre la Croatie puis remonteront vers l’Autriche pour enfin entrer en Allemagne, cœur de l’eldorado européen. « Je ne pense pas aller vers les pays du Nord comme la Suède ou la Norvège, le climat est trop froid pour nous », annonce, placide, Moustapha. « Nous préférons des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Autriche. »
Une hystérie collective
C’est surtout après l’annonce de l’accueil de 800 000 réfugiés par les dirigeants allemands début septembre que beaucoup ont décidé de se lancer dans l’aventure au péril de leur vie.
Une sorte d’hystérie collective semble animer la communauté des réfugiés. Actuellement, près de 500 Syriens se bousculeraient chaque jour devant les guichets de leur ambassade à Amman, a indiqué à MEE un réfugié du camp de Zaatari, dans le nord de la Jordanie. « Tous veulent émigrer vers l’Europe ! », s’exclame-t-il. Cependant, les autorités syriennes refusent beaucoup de demandes et la procédure est longue et compliquée. « Je suis passé au moins quinze fois à l’ambassade et je n’ai toujours pas de passeport. »
Sans papiers, impossible de prendre l’avion, alors certains réfugiés en Jordanie rejoignent la Turquie par voie terrestre. Ils traversent, du sud vers le nord, la Syrie en guerre.
« C’est très dangereux, parfois il faut traverser des zones sous contrôle de l’État islamique, mais ils laissent passer les familles », raconte le frère d’Hamza, lui aussi candidat à l’exil. Ancien policier, il a déserté au début du conflit avant de se réfugier en Jordanie. Aujourd’hui recherché par le régime d’Assad, il n’a aucune chance d’obtenir un passeport. Il envisage donc de s’engager sur les 500 kilomètres de route qui le séparent de la frontière turque, avec sa femme et ses enfants.
« C’est un plan, on veut nous faire partir »
Mais tous les opposants ne souhaitent pas forcément émigrer. Jawad, basé dans le nord de la Jordanie et militant encore actif en Syrie, voit les choses autrement : « Notre mode de vie est très différent de celui des Occidentaux. Et puis je ne veux pas quitter mon pays, nous ne sommes pas faits pour vivre là-bas. Nous devons rester ici ».
Il ajoute, convaincu : « C’est un plan, on veut nous faire partir. Ça arrange tout le monde, à commencer par l’État Islamique qui aura d’autant moins de gens à combattre ». Les affrontements entre factions rebelles et l’État Islamique sont fréquents. Beaucoup au sud de la Syrie, comme Jawad, refusent encore le diktat des extrémistes.
Hamza est allé trop loin. Il n’a plus le choix, il doit prendre son avion demain. Le voilà qui s’équipe d’une veste et sort rapidement de son appartement ; Moustapha le suit. « J’aurais aimé parler avec vous encore longtemps mais je dois préparer mon voyage. » Hamza disparaît dans l’escalier sombre de son immeuble.
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