En l’absence de figure paternelle, les adolescents palestiniens se battent seuls pour la libération
L’engagement spontané, sans influence extérieure et sans affiliation politique des adolescents est un phénomène notable de l’actuelle insurrection. Ce sont les mineurs nés après la conclusion des accords d’Oslo et qui ont observé de loin les trois guerres ayant frappé Gaza, qui ont été témoins de la méchanceté grandissante des colons envers les habitants de nos villages de Cisjordanie, et qui voient maintenant clairement l’expansion israélienne s’approprier tout ce qu’il y a de palestinien à Jérusalem.
Ces garçons ne sont ni désespérés, ni suicidaires, et ce ne sont pas non plus des délinquants ou des criminels dénués de morale. Au contraire, l’histoire de beaucoup d’entre eux est jalonnée de manœuvres ambitieuses pour parvenir à l’excellence et à la réussite. Ils se perçoivent comme capables, altruistes et protecteurs vis-à-vis du peuple palestinien, et ils se montrent prêts à accepter d’extrêmes sacrifices pour atteindre ces objectifs.
Ahmad Manasra, 13 ans, a été blessé par des Israéliens puis laissé sur les rails du métro léger de Tel Aviv pendant qu’il se vidait de son sang, tout en subissant les cris choquants des passants israéliens qui réclamaient qu’on lui « tire une balle dans la tête », le tout en guise de représailles car il était accusé d’avoir poignardé un jeune Israélien. Ce jeune homme était étudiant à al-Nayzak, où il suivait un programme parascolaire pour les élèves doués en sciences, en technologie, en ingénierie et en mathématiques.
Moustafa al-Khatib, 17 ans, était un étudiant populaire à l’école al-Ibrahimeyeh. Mais le fait que ces jeunes soient encore des enfants est délibérément ignoré par les Israéliens, dont les médias ont rapporté les faits le lendemain sous le titre : « Un garçon de 13 ans poignardé par un terroriste de 13 ans ».
Je ne cherche pas à encourager la violence, mais tout cela me pousse à comprendre ses origines et à les expliquer, puis à émettre un appel pour une réponse adulte à ce phénomène. L’adolescence est une phase de développement qui est normalement caractérisée par l’impulsivité, la fragilité émotionnelle et la quête d’identité. Cependant, nos adolescents ne traversent pas cette phase en toute quiétude. « On va t’emmener dans la pièce n°4. Tu sais ce que c’est ? Tu y entres sur tes deux jambes, mais tu en ressors à quatre pattes. »
Ce témoignage a souvent été donné à la suite d’interrogatoires israéliens dans le Complexe russe de Jérusalem au cours des dernières années – bien avant la survenue des actuelles violences. Voilà le but stratégique envisagé par les Israéliens pour les Palestiniens qui vivent sous l’occupation, celui d’en faire des objets et de les exploiter comme des animaux à quatre pattes, qui baissent la tête, qui n’osent pas se battre pour leurs droits. « Un bon Arabe est un Arabe mort » est un slogan que l’on entend souvent chez les Israéliens qui expriment l’opinion générale au sujet des Palestiniens.
Aujourd’hui, on peut voir ces « Arabes morts » et ces « Palestiniens à quatre pattes » se dresser contre l’agression et l’intimidation à long terme de leur peuple, et attaquer leurs oppresseurs à l’aide d’armes primitives. Ce faisant, ils réaffirment de manière extrême qu’ils sont capables et doués de volonté, qu’ils sont en mesure de faire des choix et qu’ils sont prêts à affronter une mort probable en résistant à l’ennemi. Ce qu’ils ne sont pas prêts à faire, c’est de vivre « à quatre pattes ».
Les années passant, l’occupation a mis à mal la structure des familles palestiniennes et désorganisé sa communauté. Les pères palestiniens sont affaiblis, incapables de subvenir aux besoins de leur famille ou de les protéger des blessures. Quatre-vingt pour cent des habitants de Jérusalem vivent en-dessous du seuil de pauvreté, dans un logement inadapté et insalubre, pourvus d’un statut de « résident temporaire » qui peut leur être retiré si les autorités ont la moindre impression qu’ils défient l’occupant. La dépendance à la drogue est un problème en hausse. Les écarts de train de vie et d’opportunités entre l’est et l’ouest de Jérusalem sont spectaculaires. Plus ils respirent librement à l’ouest, plus nous suffoquons à l’est.
Beaucoup des pères palestiniens ont été tués ou rendus absents psychologiquement par la prison ou par le traumatisme de la torture ; depuis 1967, un tiers des hommes palestiniens a connu la détention en Israël au moins une fois. Beaucoup de ces pères, libérés après de longues années d’emprisonnement, sont devenus les ombres d’eux-mêmes. Ces pères voient leurs fils aînés, même si ce ne sont que des adolescents, endosser le rôle du père à leur place.
Des pères désarmés
Nos enfants font souvent l’expérience de l’arrestation d’un enfant sous leur toit. Ils regardent leur père rester immobile et désarmé quand les soldats israéliens font irruption avec leurs chiens, criant sur la famille en hébreu tandis qu’un jeune frère ou une jeune sœur est arraché(e) à son lit. Dans certains cas, ce sont les pères qui ont été contraints à remettre leur enfant aux soldats en ravalant leurs larmes. Nos enfants ont vu leur mère se faire battre, humilier et déshabiller quand elle tentait elle aussi de défendre ses enfants, et ils ont vu leur père rester paralysé et incapable de la protéger. Falah Abou Maria, de Beit Ommar, a été tué alors qu’il essayait de défendre son fils face aux soldats en juillet dernier.
De plus, ces enfants n’ont connu que des leaders palestiniens violents et inefficaces. Suite aux élections parlementaires palestiniennes de 2006, le président palestinien avait rationalisé le rejet de son bilan politique en déclarant : « s’il faut choisir entre le pain et la démocratie, nous choisissons le pain ». Juste avant la guerre qui a eu lieu à Gaza l’été dernier, ce même président a informé les Palestiniens que « la coordination de la sécurité avec Israël est sacrée ». Et récemment, lors de l’ouverture de session du Conseil national palestinien, il a prononcé ces propos scandaleux : « Nous n’avons rien à voir avec Jérusalem, le Prophète a quitté la Mecque ». Les dirigeants palestiniens ont permis le siège qui a étouffé Gaza et ont travaillé en coordination avec l’Égypte et avec Israël pour faire inonder les tunnels qui entourent la ville. Récemment, les autorités palestiniennes ont fait arrêter tous les Palestiniens susceptibles de se dresser contre les colons en Cisjordanie, avant de réprimer brutalement des manifestations pacifiques d’opposition aux attaques israéliennes sur le site de la mosquée al-Aqsa.
Israël a délibérément attaqué et discrédité tous ceux qui étaient en mesure de jouer le rôle positif du père dans les yeux des Palestiniens. De nombreux dirigeants palestiniens ont tout bonnement été assassinés par les autorités israéliennes ; le ministre palestinien Ziad Abou Eïn est mort lors d’une violente confrontation avec des soldats ; un juge palestinien a été tué à un check-point dans des circonstances qui font encore débat ; et l’intégralité des dirigeants palestiniens vivant en Israël subit l’intimidation et les menaces d’expulsion. Israël a placé en captivité des dizaines de membres du Conseil législatif palestinien, allant jusqu’à proposer la fouille corporelle des membres palestiniens de la Knesset avant leur entrée dans le bâtiment afin de dégrader encore plus l’image des instances dirigeantes palestiniennes.
Les adolescents palestiniens savent très bien qu’ils ont un avenir personnel très limité sous l’occupation, qui impose par la force des conditions de désespoir économique, politique et social. Mais c’est la promesse de « l’avenir » qui permet à ces enfants en développement et à ces jeunes de contenir leur impulsivité naturelle et de se soumettre à la supervision de leurs parents. Ne voyant rien à l’horizon sinon le gâchis de leur potentiel, les adolescents palestiniens sont privés des motivations leur permettant de maîtriser l’imprudence et l’impulsivité de l’adolescence, qui sont de leur âge. En se voyant comme des individus qui n’ont rien à perdre et qui n’ont personne à prendre comme modèle, ils sont vulnérables à une identification concrète au traumatisme, à la violence, à la perte de leurs proches, et à la mort qui les encercle.
L’occupation, avec ses rêves brisés, accentue et en même temps dissimule toutes les autres formes d’aspiration et de souffrance des adolescents. L’implication violente dans la résistance à l’occupation parmi ces jeunes est un des symptômes de la désorganisation de la société dans laquelle ils luttent pour survivre. Et les adultes palestiniens, qui ont souvent succombé à l’humiliation, à la peur, et qui ont appris à rester sans défense, n’ont pas réussi à trouver un compromis avec ces enfants dénués de peur mais aussi de père ; nous avons laissé derrière nous un vide en ne réussissant pas à nous montrer à la hauteur de nos responsabilités.
La confrontation entre l’occupant et l’occupé est la suite naturelle de la réalité palestinienne – bien plus que l’habituelle soumission officielle mais hypocrite aux Israéliens, ponctuée de crises passagères à leur encontre. Nos dirigeants ont échoué à mettre en place un calendrier et une stratégie nationale pour la libération, ils ont évité et craint le processus de prise de conscience palestinienne, et ils ont interdit qu’un discours authentique prenne forme et que les véritables outils de la libération soient apportés.
Nos dirigeants ont échoué à promouvoir l’éducation comme vecteur de notre dignité, et ils ont négligé leur tâche qui était de soigner le traumatisme de l’humiliation. À la place, nos dirigeants ont encouragé le chauvinisme factionnel, la polarisation, la corruption et le népotisme, et ils ont accordé leurs grâces sur la base de l’acquiescement et de l’affiliation politique.
Les actes de nos jeunes expriment un désir valable et légitime de liberté et de dignité, mais ce désir a besoin que nous le soutenions et que nous l’entretenions. Nous devons protéger nos jeunes d’une imprudence qui puisse mettre fin à leur vie et les empêcher d’atteindre leur but – le résultat malheureux de l’absence des limites positives et des valeurs sociales que pourraient apporter des dirigeants faisant figure de pères.
La réaction spontanée de nos enfants à l’occupation devrait constituer un avertissement sur le besoin de réformes politiques fondamentales en Palestine, sur la nécessité de survivre en tant qu’individus et de nous battre en tant que nation. Il faut que leurs actions soient un appel à nous réveiller dans notre rôle d’adultes, un catalyseur nous permettant d’organiser un projet véritablement porteur de sens pour mettre fin à l’occupation.
-Samah Jabr est une psychiatre et psychothérapeute hiérosolymite qui prend à cœur le bien-être de sa communauté – au-delà des questions concernant les maladies mentales.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteure et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un jeune Palestinien aide son camarade à mettre son foulard lors des affrontements avec les soldats israéliens à proximité de la colonise illégale de Beit El, près de la ville cisjordanienne occupée de Ramallah, le 4 octobre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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