Sportif Lezbon : la première équipe LGBT de football en Turquie
ANKARA, Turquie - « Le football est le sport le plus populaire au monde », déclare Selin Yildiz, 25 ans. « Et c’est aussi une sorte de bastion de la masculinité ; quand vous prononcez le mot “football”, les gens pensent à des hommes. Nous voulons donc renverser la tendance - non seulement pour contester sexisme, homophobie et transphobie, mais aussi pour s'opposer à d'autres idéologies politiques nuisibles. »
Selin, joueuse vedette du Sportif Lezbon, en est aussi l’une des co-fondatrices. Cette équipe se targue d’être le premier club de foot turc ouvertement LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres). Le 25 octobre fut le coup d’envoi de leur deuxième saison à l’Ozgur Lig d'Ankara (« Ligue libre »), une ligue alternative de football créée par des militants.
Le lancement de la saison a été reporté de deux semaines suite aux bombes lancées, le 10 octobre, lors d'un rassemblement pour la paix à l'extérieur de la gare centrale d'Ankara, qui a fait 102 victimes - l’attaque terroriste la plus meurtrière de Turquie.
Le pays a connu violences et instabilité croissantes depuis juin, date à laquelle le Parti de la Justice et du Développement (AKP) - parti d’origine islamique social conservateur - a perdu sa majorité au Parlement, une première depuis sa prise du pouvoir en 2002.
L'histoire du Sportif Lezbon reflète une polarisation croissante en Turquie, où prospère un mouvement d'opposition libérale qui lutte pour les droits des LGBT malgré le renforcement du conservatisme social.
« Pas de lesbiennes dans mon équipe »
« Pour survivre sur le terrain on doit en quelque sorte se masculiniser », explique Selin depuis Dikmen, dans la banlieue d'Ankara, une ville résonnant des cris, des couplets entonnés par les supporters et des sifflements métalliques des ballons frappant les clôtures des terrains où se jouent les matchs de l'Ozgur Lig. Pendant toute son enfance à Istanbul, Selin a joué au foot dans la rue et à l'école, souvent contre des garçons. « Parfois, je me blessais pendant les matchs, mais pas question de le montrer, parce que les gens m’auraient dit par exemple, “ne joue pas comme une fille”. Dans leur bouche, c’est une insulte. »
Selin excellait au foot, et en 2005, elle a intégré la Kartalspor, équipe professionnelle de femmes à Istanbul.
C’est vers 13 ou 14 ans qu’elle a pris conscience de son attirance pour les femmes. « Je pensais que c’était une sorte de maladie, dont j’allais guérir un jour », se souvient Selin. « En même temps, au fond, je savais que cela ne me quitterait jamais. »
Sexisme et homophobie sont très répandus en Turquie, tant dans la société que dans le monde du football. Difficile pour les personnes LGBT de parler ouvertement de leur sexualité et de trouver un emploi dans de nombreuses professions. L'armée turque classe l'homosexualité dans les troubles psychosexuels et les hommes gays sont généralement exemptés de service militaire. D’après la BBC, on demande aux conscrits homosexuels s’ils aiment le foot, question qui sert de baromètre pour mesurer une masculinité à tendance hétéro. On entend souvent les supporters entonner des chants sexistes et homophobes dans les stades de football turcs.
Tant qu’elle jouait dans l’équipe de Kartalspor, Selin n'a pas osé faire son coming out. Elle a appris plus tard que certaines de ses coéquipières étaient lesbiennes, mais n’avaient jamais évoqué ouvertement leur sexualité. « Mon entraîneur répétait sans cesse : “des lesbiennes dans mon équipe ? Pas de ça chez nous” », se souvient-elle.
Selin est restée deux ans dans l’équipe de Kartalspor, mais elle s’est progressivement éloignée du monde du foot pour se concentrer sur ses études. Elle jouait à l’occasion, mais juste pour « taper le ballon ».
L'idée de créer la Sportif Lezbon est née il y a environ deux ans. Selin et un groupe d'amies lesbiennes et bisexuelles étaient allées pique-niquer ; elles ont organisé un match et se sont tellement amusées qu’elles ont décidé de former des équipes. Le problème c’est que leurs matchs manquaient d’organisation et seuls quelques amis proches et des militants y participaient. Elles ont décidé de franchir une dernière étape, et de créer une équipe ouverte au grand public. C’est alors qu’une opportunité dans la nouvelle équipe de l'Ozgur Lig s’est présentée pour elle.
« Le football Gezi »
La première saison de la ligue a commencé en avril 2015, avec 14 équipes, dont beaucoup sont très militantes. Selon un joueur du Karsi Takim (“l’Equipe opposée”) - première adversaire de la Sportif Lezbon pour cette nouvelle saison, « la ligue rassemble des gens de tous horizons : des anarchistes, des Kurdes et des personnes LGBT ». Il l’a baptisé le « football Gezi », en référence aux grandes manifestations anti-gouvernementales en 2013.
Cette ligue dénonce le football industriel, le sexisme, le patriarcat, l’homophobie, la transphobie et le racisme. Elle cherche à promouvoir un football ouvert à un large public et participe à l'opposition politique contre l'AKP. Les matchs se jouent en équipes de sept et, cette saison, la ligue a accueilli 19 équipes.
Tanju Gunduzalp, journaliste de 45 ans, joue pour Solteki, une équipe mêlant des joueurs issus d'un journal de gauche et d’un club de cyclisme. Il ne prend pas le foot trop au sérieux, il n’a pas hésité à présenter son « coéquipier », Itir, un golden retriever de six ans, tout fou, lâché sur le terrain avant le match.
Il a néanmoins ajouté que le militantisme est à la base de la ligue, qui a accompli des progrès significatifs pour l’équilibre entre les sexes. On est passé de trois équipes mixtes, à une quasi majorité à la fin de la première saison.
Selon Tanju, les préjugés ne sont pas l'apanage que des sociaux conservateurs en Tuquie: « Les socialistes ont aussi leurs a priori, et l'homophobie est l’un d’entre eux. Voilà pourquoi il était si important de former l’équipe Sportif Lezbon. ».
Ozgur Lig s’est en partie inspirée de certaines ligues alternatives partageant des convictions similaires à Istanbul, comme par exemple Gazoz Ligi, Efendi Lig et Karsi Lig. Au moins deux autres équipes LGBT ont récemment été formées à Istanbul, dont l’Atletik Dildoa et Queer Park Rangers.
« Les gens comme nous se font soit agresser soit tuer »
La saison dernière, le Sportif Lezbon a terminé septième. C’était la première fois pour beaucoup de joueurs des autres équipes de L’Ozgur Lig qu’ils affrontaient des joueurs ouvertement LGBT, mais aucune agressivité n’est ressortie. « Notre gardien de buts est désormais célèbre pour avoir encaissé des buts tirés par des joueurs de toute orientation sexuelle», a plaisanté une joueuse de KaraKızıl, groupe de supporters de gauche du Genclerbirligi.
Le Sportif Lezbon est majoritairement composé de lesbiennes, mais des personnes de tous genres et sexualités peuvent jouer dans cette l'équipe.
« J’ai rejoint l’équipe parce que je n’étais pas contente que les joueuses soient toutes lesbiennes! Je voulais que les trans soient représentés eux aussi », a déclaré Demhat Aksoy, une femme transgenre de 22 ans. Demhat est membre de la Pembe Hayat (“Vie en Rose”), un groupe de militants LGBT.
« Un militant n’a pas d’autre choix que sortir du placard. Les trans comme nous risquent chaque jour de se faire agresser, voire tuer ».
Plus jeune, elle a pendant subi deux ans des passages à tabac par des membres de sa famille. « Maintenant, ils commencent à m’accepter en tant qu’“homme gay”. lls préfèrent encore ça aux transgenres ».
Jeu de mots
Sportif Lezbon enchaîne les exploits sur le terrain, et rien ne manque à leur panoplie de dissidence : l’équipe a ses propres slogans humoristiques, ses bannières et ses chants (ce nom évoque le célèbre club portugais Sporting Lisbonne).
Ces slogans en turc sont parfois difficile à traduire, véritable mélange d’argot, de rimes, de jeux de mots et de déformations de chansons pop; certains sont cela dit directs et faciles à comprendre :
- « Lesbiennes sur le terrain / seins à l'air »
- « Lesbiennes camionneuses de / venez vous mesurer à nous »
L’un de leurs chants insulte affectueusement leurs adversaires :
- « [Nom de l'équipe] / viens là / joue des poings avec les lesbiennes »
Le 24 octobre, les joueuses de la Sportif Lezbon ont organisé un atelier, dans le cadre de l’initiative européenne « Football Contre le Racisme en Europe » (Football Against Racism in Europe, FARE), pour encourager plus de femmes à rejoindre des équipes et à inventer leurs propres slogans. « On est face d’un vrai besoin militant », observe une joueuse de la Sportif Lezbon, « Beaucoup de personne qui sont là aujourd’hui ne viennent pas pour le football! »
Élections, violence, et polarisation en Turquie
Dimanche dernier, à l’heure ou la lumière de l'après-midi laisse place à l’obscurité du soir, s’est installé un froid hivernal mordant, juste avant le coup d’envoi.On a pu observer un nombre plus faible de joueurs et de spectateurs que la dernière saison; en partie parce que les matchs se jouaient au printemps et en été, mais aussi à cause des attentats du 10 octobre. « Beaucoup de gens sont déprimés ; ils n’osent plus sortir de chez eux... ils ont perdu leur joie de vivre », a déploré Tanju Gunduzalp.
Attribué à des terroristes affiliés au groupe État islamique (EI), cet attentat était la troisième agression majeure de ces derniers mois et ciblait principalement les militants de gauche et les kurdes, proches en grande partie du HDP pro-kurde, parti représenté pour la première fois au Parlement suite aux résultats incertains des élections de juin.
Les militant d’Ozgur Lig reprochent au gouvernement de ne pas avoir su protéger des attentats des rassemblements pacifiques. Ils accusent le président turc Erdogan d'incitation à la violence, en vue de créer un climat d’instabilité à quelques semaines des élections. Le cessez le feu signé entre l’armée turque et le PKK ( groupe kurde armé, favorable à l'autonomie, désigné comme organisation terroriste par les autorités turques ) a pris fin en juillet.
Le mouvement de protestation Gezi intervenu deux ans auparavant était le résultat direct d l’autoritarisme pressenti de l’AKP, de son conservatisme social et de son intolérance vis à vis de toute nouveauté. C’est cette même intolérance à l’égard de la dissidence que l’on retrouve au sein du football turc. Le 24 octobre, trois supporters du Genclerbirligi - dont certains liés à l'Ozgur Lig - ont été arrêté et condamné à payer une amende pour avoir déployé des banderoles anti attentats lors d'un match de football à Ankara.
Pour de nombreuses femmes et de personnes LGBT, la Turquie, sous la férule de l'AKP, a vu autant de progrès que de polarisation, la contrainte étant porteuse d'accomplissements personnels.
Dans les grandes villes, les personnes LGBT font désormais sentir leur présence de façon plus visible et assurée ; les organisations LGBT ont proliféré, et des événements de grande ampleur ont été organisés pour revendiquer une homosexualité assumée. Cependant, les militants accusent aussi l'AKP d'adopter une rhétorique de plus en plus sexiste et homophobe. Selon certaines études, les violences faites aux femmes ont augmenté et les violences contre les personnes LGBT restent omniprésentes.
Cette année, la gay-pride a été annulée à la dernière minute et la police a lancé l’assaut contre les participants. Depuis 12 ans qu’il est au pouvoir, l’AKP n’a pas réussi à faire adopter une législation interdisant la discrimination sexuelle.
La résistance à l'AKP et aux récentes flambées de violence sont les priorités de l’Ozgur Lig. « Voici le slogan de notre ligue cette saison : “liberté pour la paix”. Nous résistons à ces attaques terroristes au moyen du football », a déclaré Selin.
Une victoire étroite
Selin a fumé plusieurs cigarettes avant le match, et cela n’a visiblement pas entamé ses performances. C’est une ailière difficile à contrer, avec le contrôle de balle sans faille d'un amateur de jeux vidéo - elle évite les adversaires avec une facilité déconcertante, et fait des passes efficaces aux attaquants.
Sur le banc de touche, une remplaçante s’est enveloppée d’un drapeau arc-en-ciel pour se tenir chaud. Le Sportif Lezbon a rapidement pris l’avantage et l’a conservé jusqu’à la victoire, 9-8.
Le Sportif Lezbon cherche à attirer plus de joueurs et de supporters et espère participer bientôt à de futurs Jeux Olympiques LGBT.
Ces joueurs veulent aussi utiliser le club pour toucher et soutenir les footballeurs LGBT dans tous le pays. Selin connaît des joueuses professionnelles lesbiennes qui aiment le concept du Sportif Lezbon, mais ont choisi de ne pas intégrer cette équipe ni de la soutenir publiquement, parce qu'elles estiment devoir garder secrète leur sexualité.
Selin pense au contraire que l’Ozgur Lig a rempli sa mission et lui a offert une certaine liberté.
« J’ai acquis le privilège de jouer au foot ouvertement, sans avoir à cacher mon idéologie ni mon identité sexuelle », affirme-t-elle. « Lezbon m’a permis de réaliser mon rêve. »
Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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