Entre trop plein émotionnel et vide politique, la tentation frontiste
PARIS – Rue de Charonne, devant la terrasse de La Belle Equipe. Yvonne habite le quartier depuis 60 ans. Si la vieille dame confie volontiers à Middle East Eye ses angoisses, elle se crispe dès qu’il s’agit de parler de politique.
Que pense-t-elle des mesures sécuritaires annoncées par le président ? « Elles sont trop faibles, ils ne sont pas à la hauteur », tranche Yvonne. « De toute façon, au Parti socialiste, ils le savaient que c’était foutu pour eux. Par contre concernant Marine Le Pen, disons que je crois que ces événements lui donnent raison. Elle nous prévenait qu’on laissait entrer des migrants chez nous sans rien vérifier. »
Rencontrées devant le Bataclan, Delphine et Nicole. Elles habitent à deux pas de la salle de spectacle et le soir des attentats elles étaient en terrasse à deux pas du Petit Cambodge. Elles parlent de ce « traumatisme vécu par tous les gens du quartier qui sont sans cesse ramenés au drame ».
« En plus, nous n'avons pas vraiment la possibilité d'exprimer ce que nous ressentons car toutes les manifestations sont interdites. Notre besoin de catharsis nous est refusé par l’état de siège », commente Delphine. Lorsque la discussion glisse sur le terrain des mesures gouvernementales, les visages se ferment instantanément, les corps se tendent aussi. « Je ne préfère pas répondre à ces questions », lance Delphine. « Il y a un moment pour tout », enchaîne Nicole, jetant un œil au Bataclan.
Mais la société française va-t-elle rester unie ? « Nous faisons de la politique, nous savons que les gens ont besoin d’en parler, mais sur la question de savoir comment préserver les libertés tout en protégeant la population, nous n’avons pas encore de réponses à donner », reprend doucement Delphine, avant de poursuivre : « Nous sentons un durcissement des opinions, partout. En fait, nous avons très peur pour les prochaines élections car les gens ont perdu confiance ».
Le spécialiste de l’extrême droite, Nicolas Lebourg, abonde dans ce sens. « Le terrorisme nous dit en filigrane : votre État ne vous protège pas ; vous lui abandonnez votre liberté, mais il ne vous assure pas votre sécurité. Cela va donc nourrir un dégoût de l’État tel qu’il est aujourd’hui : s’il n’y a plus de confiance en l’État, on va au chaos », explique-t-il à MME.
Au même endroit, Mariam, une Parisienne d’origine camerounaise, n’est que « colère ». Elle raconte sa rancœur contre les migrants, « qui sont peut-être pour certains des pauvres gens, mais dont la majorité a été envoyée par les grands chefs de Daech », et exprime son ressentiment envers le gouvernement « qui a fait entrer tous ces terroristes ». Mais Mariam a peur aussi, elle qui le soir des attentats faisait la fête chez sa cousine à Saint-Denis, juste en face de l’appartement où résidait une partie des assaillants.
« Vous imaginez, ils nous ont peut-être regardés… j’ai la haine », souffle-t-elle, « d'autant plus que ces mêmes gens sont en ce moment au Cameroun avec Boko Haram et qu'ils y font des ravages. Ils veulent envahir le monde entier ». Aussi, et pour la première fois de sa vie, Mariam, qui a toujours voté à gauche, soutiendra le Front national aux prochaines élections.
Au FN, le triomphe de Cassandre
Au siège de la fédération Ile-de-France du Front national (FN), malgré la suspension de la campagne électorale, l’ambiance est studieuse. Munis d’un listing, des militants bénévoles s’affairent, appellent les sympathisants pour leur proposer de devenir assesseurs dans les bureaux de vote en vue des régionales des 6 et 13 décembre prochains.
Une semaine après les attentats, on décèle aussi une certaine fébrilité, sans triomphalisme ostentatoire certes, mais avec la satisfaction de ceux qui sont persuadés d’avoir eu raison trop tôt. La victoire de Cassandre en somme. « On a eu peu de communication officielle pendant le deuil de trois jours. Quand la campagne reprendra, le FN n’aura pas besoin de changer son message puisque, malheureusement, il s’est produit ce contre quoi le FN avait mis en garde depuis des années », assure à MEE Aurélien Legrand, tout jeune directeur de la campagne FN en Ile-de-France.
Pour lui, pas de doute, les mesures sécuritaires prises par François Hollande « sont toutes intégralement des solutions du FN ». « Cela nous met encore plus en colère car si on nous avait écoutés dès le 11 janvier, après [les attentats de] Charlie Hebdo, au lieu de rester dans cet aveuglement, peut-être que ces personnes seraient toujours en vie ». Et le directeur de la campagne de développer ce qu’il faudrait encore faire pour définitivement protéger la France de tout risque d’attentats, avec pour unique panacée le retour à « la souveraineté nationale ».
Cette activité ininterrompue des militants du FN contraste avec le silence des instances du Parti socialiste (PS) sollicitées par MEE, restées toute la journée obstinément aux abonnés absents. En fait, devant le discours au cordeau du FN et son accueil empressé des journalistes, on ne peut que se demander si le parti d’extrême droite ne bénéficie pas déjà d’un effet d’aubaine suite aux attentats de Paris.
Pierre, bénévole, en est certain, et le constate d’ailleurs au sein de sa propre famille. « Mes parents ont des idées proches de celles du FN mais ils avaient encore du mal à sauter le pas. J’ai eu ma mère au téléphone dernièrement, elle m’a dit : ‘’Oui il n’y a plus le choix, c’est le FN maintenant’’. Elle a 76 ans et a toujours été très modérée, votant gaulliste », indique-t-il.
Selon Aurélien Legrand, depuis le lendemain des attentats, le nombre des appels téléphoniques au FN « a explosé ». « Il y avait déjà eu un regain après le 11 janvier mais dès le samedi 14 novembre, les chiffres sont sans commune mesure. Les gens nous disent : ‘’Bon maintenant il faut que j’agisse, je ne peux plus rester spectateur, ça suffit’’ ».
Jordan Bardella est à 20 ans tête de liste du FN en Seine-Saint-Denis, département populaire du nord de Paris avec une importante population issue de l’immigration. Il ne dit pas autre chose : « Plusieurs personnes m’ont appelé après les attentats pour me dire : ‘’C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase’’. Il y a aussi des gens qui se présentent comme musulmans et qui me disent aussi : ‘’On va voter pour vous’’ ».
Pour ce jeune homme au discours poli, voire policé, pas de doute, le FN sortira vainqueur des régionales dans son département. « Le FN y est arrivé en tête aux élections européennes et départementales. Un sondage récent indique que le FN est le parti le plus plébiscité dans les quartiers sensibles », assure-t-il tranquillement.
Une affirmation que tempère Nicolas Lebourg, pour qui l’électorat musulman reste encore très rétif au FN. « Même si le FN tente de faire croire le contraire. C’est un électorat qui se sur-mobilise pour faire barrage au FN car il considère que ce parti demeure un danger pour eux. Mais le FN continue à dire cela car cette rhétorique participe de sa dédiabolisation. »
L’hémorragie électorale
Les mesures annoncées par le président François Hollande suite aux attentats de Paris – prolongement de l’état d’urgence à trois mois, effectifs supplémentaires pour la sécurité, déchéance de la nationalité pour les binationaux, etc. – marquent un virage certain à droite et vers le tout-sécuritaire pour certains analystes.
Cette droitisation permettra-t-elle à certains électeurs tentés par le FN de revenir ou de rester dans le giron de la social-démocratie aux habits policiers tout neufs ?
Cette hypothèse, Nicolas Lebourg n’y croit pas une seconde. François Hollande a simplement tenté de mettre « un doigt sur l’hémorragie des voix qui grondent », décrit-il. En effet, « selon les chiffres, on a constaté qu’à toutes les élections législatives partielles qui ont eu lieu en 2013, il y a eu entre 15 à 20 % de l’électorat socialiste au premier tour qui a ensuite voté pour le candidat FN. C’est la première fois dans l’histoire politique que ce phénomène se produit. Depuis le mandat Hollande, on constate dans l’électorat social-démocrate un flux continu de voix qui va du PS vers le FN ».
Une situation antérieure aux attentats et qui ne peut qu’être accentuée par ceux-ci. « Pour que l’extrême droite fonctionne au mieux, il lui faut construire une mythologie avec un ennemi à l’intérieur et un ennemi à l’extérieur. On a ce schéma structurel : Daech en Syrie et Daech en France, avec des Français partis faire le djihad et revenus ensuite », analyse Nicolas Lebourg.
Mais le chercheur insiste sur un point : ces attentats vont accentuer, et non créer, des tendances lourdes préexistantes dans la société française et que deux études, publiées en octobre, avaient déjà mises en lumière. La première portait sur la perception de l’accueil des migrants : « On voit nettement que sur tous les thèmes d’ouverture, la France est dernière. C’est le premier pays d’Europe à refuser l’accueil, à vouloir fermer les frontières, et c’est aussi le premier pays à dire qu’il faut faire la guerre en Syrie », commente Nicolas Lebourg.
L’autre enquête tourne autour de la demande autoritaire. À la question de savoir si en cas de crise grave, il fallait aller vers un gouvernement plus autoritaire, quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique du gouvernement, 40 % des sondés ont répondu « oui ». À la question de savoir s’il fallait un gouvernement de personnalités non élues pour pouvoir prendre des mesures nécessaires mais impopulaires, 67 % ont répondu « oui ».
« D’après toutes les études, la France est un pays qui se vit fragmenté, divisé, avec des communautés hostiles en son sein », rappelle le chercheur. « Ajoutez à cela les attentats, et l’on risque dans les mois qui viennent de voir ces tendances lourdes s’accentuer de façon extraordinaire ».
Pendant ce temps, le Parti socialiste ne répond toujours pas et dans la fourmilière FN, les appels se suivent sans discontinuer.
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