Les drones de la terreur : bienvenue dans la barbarie « civilisée »
Les terroristes se plaisent à croire que, s'ils commettent des assassinats de masse, c’est au nom d’une noble cause politique.
Les acolytes de L’État Islamique (Daech) sont convaincus de lutter contre les funestes états « Croisés » des kuffar (infidèles), afin d'établir un khilafah mondial (califat).
Les partisans de « la guerre contre le terrorisme » croient qu'ils défendent la civilisation occidentale contre des terroristes barbares, acharnés à détruire nos « valeurs » et notre « mode de vie ».
Ces deux perspectives conçoivent les ennemis comme des sous-hommes, des barbares déferlant jusqu’à leurs portes. Elles tentent ainsi de justifier la mort d’un nombre colossal de civils : un mal nécessaire, inévitable pour atteindre de nobles objectifs politiques.
Dans la foulée des attentats de Paris, une fois de plus, les citoyens lambda se sont posés des questions : comment peut-on devenir si foncièrement mauvais, au point de délibérément commettre cette violence de masse contre des civils innocents ?
La réponse tient en un mot : déshumanisation. Tuer est plus facile quand l'humain n'a pas la même valeur pour tous. Vous percevez vos victimes comme moins humaines, comme les Autres.
Le massacre atroce de 130 personnes à Paris un vendredi soir, au cœur de la capitale, à l’heure où les gens passaient un bon moment avec amis et famille, illustre comment fonctionne la terreur : frapper une société par surprise, pour lui infliger peur et panique afin de la paralyser. Le Président François Hollande a, à juste titre, décrit ces meurtres de masse comme un « acte de guerre », exigeant donc une réponse « impitoyable ».
Or, imaginez maintenant que des attentats de la gravité de ceux perpétrés par l’EI à Paris étaient infligés à la France et à d'autres pays occidentaux tous les deux jours. Qu’arriverait-il si un massacre du genre « Charlie Hebdo » était commis tous les quinze jours aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, avec plus d’une dizaine de victimes chaque fois ?
Cela déclencherait, à juste titre, un tollé assourdissant. Il tomberait sous le sens d'exiger des représailles. Tous les leaders occidentaux approuveraient à l'unanimité la nécessité de prendre « toutes les mesures nécessaires » pour écraser ces terroristes. Alors, les civils tués en Irak et Syrie seraient balayés d’un revers de main : classés comme de simples « dommages collatéraux », certes regrettables, mais inévitables au nom de la légitime défense.
Ces attaques terroristes récurrentes se solderaient par le massacre d’innocents citoyens américains, britanniques et français, entre autres occidentaux, un jour ou une semaine sur deux. Prétendre alors qu’elles puissent trouver la moindre justification au nom des politiques étrangères occidentales serait fermement rejeté et moralement irrecevable.
C’est pourtant précisément ce qui se passe déjà.
Le ministère britannique de la Défense a publié des chiffres ayant pour but de montrer que les frappes de drones Reaper par la Royal Air Force (RAF, l’aviation britannique) – auraient, depuis le 9 Novembre 2014, éliminé environ 305 combattants de Daech, sans faire la moindre victime civile. Voici le libellé exact de la déclaration du ministère de la Défense :
« À ce jour, on ne déplore aucun cas connu de victimes civiles, suite aux frappes britanniques en Irak. Elles se sont toutes déroulées en conformité avec les Règles d'Engagement du Royaume-Uni et le droit applicable. »
Une formulation si ambiguë prouve-t-elle que les frappes de drones britanniques n'ont fait aucune victime civile ?
Non. Le ministère de la Défense n'a pas de listes de « cas connus de victimes civiles », et pour une bonne raison : l'armée britannique a pour politique de ne garder aucune trace des victimes civiles. Institutionnellement, le gouvernement britannique n'a aucune idée du nombre de civils irakiens tués depuis le début (2003) des opérations militaires britanniques dans ce pays.
En fait, le ministère de la Défense n’a mis en place aucun système officiel permettant de compter les victimes civiles de ses opérations militaires, tant en Irak qu'en Afghanistan, au Pakistan ou ailleurs – en violation d'obligations qui lui incombent en vertu des Conventions de Genève.
Le mythe de la « précision »
Nous savons désormais que les images de frappes « chirurgicales » par des drones ciblant avec précision et décapitant les chefs terroristes, relèvent du mythe absolu.
The Intercept a eu entre les mains des documents confidentiels – classés secret défense et couvrant cinq mois d’une guerre menée via des frappes « chirurgicales » de drones américains en Afghanistan : ils révèlent que les attaques de drones tuent des innocents non identifiés, « dans 90 % des cas ».
Ryan Devereaux, journaliste à Intercept, a rapporté que beaucoup de ces victimes sont, néanmoins, classées comme « combattants ennemis », alors qu’on y dénombre régulièrement beaucoup de femmes et d’enfants, entre autres civils.
Les proportions entre civils et cibles visées seraient même pires dans les autres régions où l’on dispose de moins de renseignement : « Au Yémen et en Somalie, où les États-Unis possèdent des capacités beaucoup plus limitées de renseignement pour confirmer que les personnes éliminées sont bien les cibles visées, les ratios équivalents seraient bien pires. »
Il y a quelques années, la New America Foundation a déclaré, « sources d'informations dignes de confiance » à l’appui : le taux de victimes civiles des frappes de drones au Pakistan était certes d'environ 50 % en 2008 mais, dès 2012, il a été ramené « à zéro ou presque ».
D’autres documents du Pentagone, ayant récemment fait l'objet d'une fuite, et rendus publics par Intercept, apportent un démenti formel à cette affirmation, et démontrent que les communiqués de presse sont, par nature, une source d'informations très sélective et peu fiable sur l'ampleur réelle des pertes infligées par les opérations militaires occidentales.
L’an dernier, le cabinet d'avocats pour les droits de l’homme Reprieve a révélé que 96,5 % des victimes des frappes de drones américains au Moyen-Orient étaient des civils, et seulement 3,5 % des terroristes.
Ces résultats confirment les premières mises en garde de David Kilcullen, ancien conseiller contre-insurrectionnel au Pentagone et d’Andrew Exum, ex officier de l'armée américaine : la proportion des victimes d'attaques de drones est d'environ un seul terroriste pour 50 civils.
Ils appuient leur analyse sur les communiqués de presse indiquant que les frappes de drones ont tué environ 14 chefs terroristes en trois ans, et se fondent sur des sources pakistanaises pour estimer qu’au cours de cette même période 700 civils ont été tués par des drones. Les communiqués de presse n’avaient donc pas du tout perçu l’ordre de grandeur du nombre réel des victimes civiles.
Depuis, ces chiffres été largement discrédités, car ils n’ont presque jamais été corroborés par le nombre de victimes indiqué dans les communiqués de presse.
Or, les documents militaires secrets américains communiqués à Intercept montrent que leur première analyse était beaucoup plus précise que les ratios, plus conservateurs, se fondant sur les données des communiqués de presse.
Célébration du massacre
Quatre anciens pilotes de drones américains (ayant participé à des missions d’anéantissement en Irak, en Afghanistan et au Pakistan) ont témoigné que le massacre de civils lors des frappes de drones faisait l’objet de plaisanteries largement appréciées des personnels de l’Armée de l’Air – et faisait partie intégrante de sa culture institutionnelle. On y appelait les enfants « des mignons petits terroristes » ; et leur massacre par drone était assimilé à « tondre la pelouse avant que l'herbe pousse trop haut ».
Michael Haas, ancien officier supérieur de l'Armée de l'Air, a déclaré que ces meurtres étaient légitimés par la déshumanisation des victimes : « On avait un regard détaché sur ces personnes confiées à notre surveillance. » Les pilotes de drones étaient encouragés à développer « leur soif de sang », et à avoir la gâchette facile pendant les missions.
Les documents divulgués montrent comment un tel processus a été favorisé par une bureaucratie technocratique. Comme l'a souligné Arjun Sethi, professeur de droit à la Georgetown University Law Center, « les dossiers sur les cibles sont réduits à des "cartes de baseball" ; les cibles appelées "objectifs" ; et les "objectifs" tués par drone appelés "jackpots" tandis que, quand une mission de frappes est menée à bien, elle est archivée sous l’étiquette d’un "beau scénario". Tous ces termes banalisent les frappes de drone et déshumanisent leurs victimes ».
Les militants de Daech ont recours à l'idéologie, au lexique et au symbolisme religieux pour déshumaniser les « apostats » (murtadeen) et « infidèles » (kuffar) qu'ils combattent. Mais les chevaliers de la « guerre contre le terrorisme » n’ont pas besoin de religion. Pour déshumaniser des innocents en les traitant de « combattants ennemis » de facto, ils préfèrent la langue laïque de la technologie militarisée, le sectarisme institutionnalisé et l'idéologie politique.
Ça revient au même : le massacre des innocents, en masse.
« Des adolescents de 15 ans ont grandi en voyant des drones planer au-dessus de leur tête tous les jours de leur vie », a déclaré Cian Westmoreland, lui aussi ancien officier supérieur de l’Armée de l’Air. « Mais vous avez également des expatriés qui regardent ce qui se passe dans leur pays d'origine ; ils risquent fort de se radicaliser devant toutes ces violations dont ils sont témoins ».
Le sénateur républicain Lindsey Graham, fervent partisan des frappes de drones, a déclaré que le bilan des morts à ce jour est d'environ 4 700 personnes – des militants pour la plupart, selon lui.
Cependant, compte tenu des nouvelles preuves, qui concordent avec les meilleures études sur les données publiques disponibles, 90 %, voire davantage, de ces victimes étaient innocentes.
Le pire c’est que les documents du gouvernement américain ayant récemment fait l’objet d’une fuite réfutent un mythe fabriqué en interne pour apaiser les citoyens : la CIA et le Pentagone ne seraient pas conscients qu’ils massacrent régulièrement des civils en Irak, Syrie et Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Somalie.
Quand les militants de Daech terrorisent nos populations, ils montrent aucune honte à cibler intentionnellement des civils.
Nos « guerriers » politiciens font rarement preuve d’une telle franchise, préférant cacher leurs intentions sous une série de voiles pudiques, tissés de prises de décision institutionnelles, qui leur permettent de s’absoudre de leurs propres massacres des innocents, en masse, perpétrés en toute connaissance de cause.
Les terroristes de Daech sont des barbares, c’est vrai.
Il est aussi vrai cependant qu’à leur manière les maîtres de la politique de la terreur par drones interposés le sont aussi.
Mais il existe entre eux une différence cruciale : nos barbares à nous sont « civilisés ».
- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le MQ-1 Predator Drone de l'Armée de l'Air américaine (Wikipedia).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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