Le « retour d’éclaboussure » : bombarder l’État islamique contribuera à étendre le groupe
La décision de Jeremy Corbyn d’accorder un vote libre aux députés du Parti travailliste a quasiment permis d’assurer une majorité parlementaire à David Cameron pour bombarder la Syrie, avant même que le débat n’ait commencé ce mercredi.
Ce débat, qui aurait dû être centré sur le conflit syrien, a été déterminé à la place par un autre débat encore plus ancien mais pas moins insoluble : quelle volonté doit prévaloir au sein du Parti travailliste entre celle de son groupe parlementaire et celle de ses membres ?
La Grande-Bretagne sera bientôt en guerre avec la Syrie, mais le Parti travailliste est déjà en guerre avec lui-même.
Non seulement Corbyn a courbé l’échine face à la menace de démission de son propre cabinet fantôme pour accorder un vote libre, mais il a dû également se rétracter au sujet d’une déclaration prévue dans laquelle il aurait affirmé que le Parti travailliste s’opposait aux frappes aériennes.
En essayant d’apaiser le parti parlementaire, Corbyn a gâché la seule carte dont il dispose, à savoir le soutien de la majorité des membres du Parti travailliste. Par conséquent, il se retrouve désormais incapable également de diriger.
Un débat qui commence par l’opposition du chef du parti aux frappes aériennes et qui se termine par le soutien à ces dernières du secrétaire d’État des Affaires étrangères de son cabinet fantôme est pour le moins complexe à suivre. Il est difficile d’imaginer que chaque camp puisse récupérer de ses blessures.
Une grande partie de ces blessures détournent l’attention de la décision que le parlement est sur le point de prendre. Non, ce n’est pas une réplique de la guerre en Irak en 2003. Douze années ont passé. Quatre États, à savoir la Syrie, l’Irak, le Yémen et la Libye, ont depuis éclaté en petits morceaux. Les frontières ont disparu. Les puissances régionales rivales que sont la Turquie, la Russie, l’Iran et l’Arabie saoudite poursuivent des objectifs contradictoires sur le champ de bataille. Les vieilles alliances régionales, comme celle entre la Turquie et la Russie, se déchirent.
Bombarder la Syrie en 2015 est sans aucun doute plus grave qu’envahir l’Irak en 2003. L’enjeu est plus grand cette fois-ci.
La réalité de l’« État islamique »
Il est temps de dissiper quelques mythes. On ne peut pas anéantir l’État islamique en le bombardant. Peut-être qu’al-Qaïda a pris le contrôle de certaines parties de l’Afghanistan et du Pakistan en 2003 et que l’État islamique occupe à ce jour un espace de la taille de la Grande-Bretagne, mais il ne s’agit en aucun cas d’un concept territorial.
Raqqa n’est pas le Waziristan du Nord. Là-bas, il n’y a pas de camps d’entraînement pour les combattants étrangers, a-t-on rapporté. Demandez aux Américains qui, après avoir mené 7 600 attaques contre l’État islamique en Irak et en Syrie, sont à cours de cibles à frapper. Les drones rendent les mouvements plus difficiles pour les unités de l’État islamique, mais cela ne les a pas empêchés de prendre Ramadi en Irak et Palmyre en Syrie. L’État islamique vit et dort parmi la population civile qu’il harcèle. Si Poutine largue des bombes au phosphore blanc sur l’État islamique, cette pluie mortelle tombe sur tout le monde.
Leur voix doit également être entendue. « Aujourd’hui, Raqqa est un sombre cauchemar. L’État islamique cherche à affamer la population civile par tous les moyens et y parvient. Il n’y a pratiquement pas d’électricité. L’eau n’a pas été assainie depuis que l’État islamique a pris la ville. Le centre-ville ressemble à une ville fantôme. Seules les maisons qui ont été prises de force par des membres de l’État islamique sont approvisionnées », a raconté un réfugié.
Il a comparé les attaques russes à un « aveugle qui s’en prend à tout sauf à l’État islamique » et jugé les attaques françaises « réactionnaires et aléatoires ». Son message à la Grande-Bretagne ? « Mes compatriotes ont été massacrés et déplacés sur le dos de pays étrangers qui règlent leurs comptes. Je ne soutiens aucun type d’intervention qui ne permettra pas de réinstaurer la stabilité et de nous ramener à notre pays, en plus de nous débarrasser d’Assad et de l’État islamique. »
Si des bombes de la Royal Air Force (RAF) tombent sur l’État islamique, elles tombent aussi sur les civils terrifiés et affamés de Raqqa même. Si Raqqa et Mossoul tombaient demain, l’État islamique n’aurait pas besoin de partir pour Syrte en Libye, ou pour le Sinaï voire le reste de l’Égypte, ou encore pour la Tunisie ou la Jordanie. Il y est déjà. Comme l’a rapporté le New York Times, des officiers irakiens de l’État islamique sont arrivés récemment à Syrte, qui est rapidement en train de devenir sa capitale de « repli ». Celle-ci se situe à seulement 650 kilomètres au sud de la Sicile.
Les miliciens de l’État islamique ne peuvent pas être acculés dans la mesure où ils ne se comportent pas comme l’armée d’un État-nation. Ils peuvent se dématérialiser et se rematérialiser tout aussi rapidement sur un territoire qui vient juste d’être libéré, comme les milices chiites en Irak l’ont appris à leurs dépens.
Au contraire, les bombardements aident l’État islamique à s’étendre. En termes physiques, l’État islamique n’est pas un métal solide, mais liquide. Son poison mercuriel ne peut se propager que si son espace de confinement est brisé. Si l’éviction du Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh en 1953 a entraîné l’invention par la CIA du concept de blowback (« retour de manivelle »), le bombardement de l’État islamique créera une variation sur le même thème : le splashback, ou le « retour d’éclaboussure ». Les bombardements constituent leur méthode tout-en-un de recrutement, de marketing et de recherche de franchises. Ils indiquent à la population sunnite majoritaire sans chef à travers le Levant, l’Arabie et l’Afrique du Nord qu’elle se trouve en substance face à un choix binaire : l’oppression sous la dictature ou la protection sous leur drapeau. De mois en mois, l’État islamique évolue vers un rôle de défenseur de la foi.
Ceci est doublement ironique dans la mesure où en son cœur, l’État islamique n’est pas exclusivement un groupe de fanatiques religieux. Ceci constitue l’autre mythe. L’islam takfir ne justifie pas son expertise militaire évidente, sa résistance aux frappes aériennes et sa capacité à se déplacer rapidement d’une scène à l’autre. Ce n’est pas le Coran qui lui donne des notions sur la guerre asymétrique. Celles-ci émanent d’un contact prolongé avec la guerre en elle-même.
Ayant moi-même observé comment les combattants tchétchènes ont défendu Grozny contre l’avancée de colonnes de conscrits russes en 1994, en piégeant des colonnes de soldats dans des cercles de feu et en se faufilant rapidement dans des tunnels parmi les stocks préparés d’armes et de munitions pour se déplacer d’un poste de tir à un autre, il m’est tout à fait possible d’imaginer que les « soldats fantômes » de l’armée irakienne puissent se montrer réticents à l’idée de reprendre Mossoul.
Né à l’ère moderne de la brutalité
La résilience militaire de l’État islamique vient de son passé militaire immédiat. En Irak, il s’agit d’officiers baasistes, qui emploient les mêmes techniques de terreur de masse, comme l’immersion, que celles qu’ils utilisaient dans l’armée de Saddam.
Daech ne provient pas des rébellions kharidjites contre les califats omeyyade et abbasside au VIIe siècle. C’est un phénomène moderne. Il vient de l’ère des drones, de l’impunité juridique, des attentats-suicides, des châtiments collectifs, de la communication mondiale instantanée. En bref, de l’ère moderne de la brutalité.
Cette brutalité est autorisée. Elle est alimentée par la désinformation soigneusement formulée. Lorsque Tony Blair a entraîné la Grande-Bretagne dans la guerre en 2003, le Joint Intelligence Committee (JIC) n’a jamais été en mesure de prouver son allégation selon laquelle Saddam pouvait déployer une arme de destruction massive en 45 minutes après un ordre. En réponse à une question essentielle de Sir Richard Ottaway, Blair a admis qu’il ne savait pas que l’affirmation contenue dans le dossier de septembre 2002 s’appliquait uniquement à une arme de combat sur le champ de bataille.
De même, le JIC est resté muet lorsqu’on lui a demandé de prouver l’allégation de David Cameron selon laquelle 70 000 combattants « qui ne font pas partie de groupes extrémistes » sur le terrain sont prêts à reprendre Raqqa. Si ce chiffre ne comprend pas les 50 000 soldats des YPG kurdes alliés au PKK, il doit comprendre des éléments salafistes-djihadistes. Il ne peut pas exclure la plus grande force rebelle combattant Assad, Ahrar al-Sham, qui fait également partie de la coalition du Front islamique. Il s’agit des forces mêmes que Poutine tente de bombarder.
Le principal argument de Cameron est que, s’il y a une guerre, la Grande-Bretagne doit y prendre part. C’est une autre version du principal argument. Si la Grande-Bretagne ne participe pas – même en cas de catastrophes comme en Afghanistan et en Irak, elle craint de ne plus être prise au sérieux.
Cependant, la réalité est qu’il n’y a pas qu’une guerre en Syrie. Il s’agit de trois conflits fusionnés en un seul.
Le premier est une guerre civile menée pour et par des puissances étrangères. La Russie, l’Iran et le Hezbollah se battent pour la survie d’Assad. Leur principal ennemi est l’opposition rebelle, pas l’État islamique. Ils sont soutenus par les dictatures arabes, l’Égypte, la Jordanie et les Émirats arabes unis. La Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar arment l’opposition rebelle, dominée par les islamistes, dont le principal ennemi est Assad et l’ennemi secondaire Daech. Les États-Unis et les puissances occidentales oscillent entre l’une et l’autre des positions.
Le deuxième conflit dans cette guerre par procuration est régional. Qui va l’emporter ? La Turquie, l’Iran ou l’Arabie saoudite ? La guerre que mène le groupe EI ne vient qu’en troisième position.
La clé pour démêler tout cela en même temps est de faire à l’EI ce que les Américains ont fait à al-Qaïda en Irak. En discutant à la fois avec les chefs tribaux sunnites et la résistance irakienne, Jaysh al-Islam (l’Armée de l’islam), à la fois salafiste et nationaliste, les Américains ont créé ce qui est connu désormais sous le nom de Sahwa (le « réveil »). Le prix pour retourner un élément des forces combattant les États-Unis contre un autre était la promesse d’une inclusion politique et militaire dans un gouvernement d’unité nationale à Bagdad. L’allié des Américains, Nouri al-Maliki, l’a balayé du revers de la main pendant son mandat comme Premier ministre, conduisant à la création de l’État islamique.
Le prix actuellement d’un sahwa en Syrie sera plus élevé, mais au moins, c’est la promesse de se débarrasser de l’homme qui a fait au moins 200 000 morts parmi les civils – Bachar al-Assad. Il s’agit maintenant d’une tâche beaucoup plus difficile. Le seul effet de la campagne de bombardements russes sera de prolonger la guerre. Suite à l’intervention russe, les rebelles islamistes accèdent à un niveau élevé d’armement, qui leur avait été refusé par les États-Unis. Ils obtiennent la capacité d’abattre des hélicoptères et des avions.
C’est dans ce bourbier que la Grande-Bretagne s’embourbe aujourd’hui, répandant Daech partout au passage. Chaque député qui votera en faveur de cette guerre devrait être tenu responsable des morts qui s’ensuivent, en Syrie, au Moyen-Orient et sûrement à nouveau en Europe aussi.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants devant le Parlement britannique le 1er décembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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