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Plus de guerre pour obtenir la paix : une prescription faillible en Syrie

Si l’intervention de la Russie a peut-être changé la dynamique internationale du conflit, les perspectives de paix pour les Syriens semblent toutefois plus mauvaises que jamais

Force est de constater que l’intervention militaire russe en Syrie a réellement changé la donne. Cependant, il reste à savoir si celle-ci projettera ce conflit durable et insoluble dans une nouvelle phase plus dangereuse, ou si cette intervention contribuera en fin de compte à préparer le terrain pour une résolution finale.

Les Syriens sont pour leur part divisés comme jamais au sujet de cette escalade récente et de l’intervention. Les partisans du gouvernement voient la Russie comme leur sauveur, le fameux chevalier dans son armure étincelante, tandis que ceux qui soutiennent les insurgés considèrent la Russie comme un agresseur et un occupant avec le sang du peuple syrien sur les mains. Néanmoins, une grande partie de la population syrienne ne se soucie plus de la politique du conflit ou du fait de savoir qui sont les bons et les méchants à un instant précis : ils se préoccupent uniquement de leur survie au jour le jour et de la fin de la guerre, qu’ils ne voient pas venir de sitôt.

La Russie et l’Iran sont les plus solides alliés du régime syrien ; sans leur soutien indéfectible, le régime se serait effondré depuis longtemps. La visite officielle spectaculaire de Bachar al-Assad à Moscou la semaine dernière en est une preuve convaincante : il s’agit de son premier voyage à l’étranger depuis que le conflit syrien a commencé, il y a près de cinq ans. Non seulement a-t-il consolidé son statut d’homme de la Russie dans la région, mais il a également mis fin aux spéculations selon lesquelles elle était sur le point de l’évincer. Cette visite inattendue a considérablement frustré l’éventail de puissances régionales et mondiales qui tentent de le renverser et de mettre un terme à son règne. Ces dernières accusent Moscou de lancer sa campagne militaire dans le seul but de soutenir Assad et son régime, bien que la Russie affirme le contraire. La Russie prétend que ses frappes aériennes ne visent que les groupes djihadistes et terroristes, qui forment tous des cibles valides dans la mesure où le pays se préoccupe des graves menaces que ces groupes constituent pour sa propre sécurité nationale.

Le déluge de diplomatie et de réunions convoquées à la hâte n’a pas permis d’aboutir à un consensus sur la voie à suivre en Syrie, la principale pierre d’achoppement étant comme d’habitude l’impasse au sujet du sort d’Assad. Moscou souhaiterait le voir diriger une période de transition et se présenter ensuite à des élections qu’il a de bonnes chances de gagner. Toutefois, étant donné la fracture sociale et territoriale en Syrie et la poursuite de l’instabilité et de la violence, un scrutin libre et représentatif est presque impossible. Les puissants alliés des adversaires d’Assad ainsi que divers groupes insurgés veulent le voir partir immédiatement ou après un laps de temps très court ; dans tous les cas, ils n’envisagent aucun avenir pour lui en Syrie.

Un prolongement des souffrances et du conflit

Cette impasse constitue le plus grand risque d’escalade du conflit, dans la mesure où plusieurs nations se sont aujourd’hui engagées à intensifier leur soutien militaire et financier déjà considérable aux groupes rebelles. Invariablement, cela signifie un prolongement du conflit, avec tout son lot de souffrances. Il semblerait absurde et hautement immoral d’exposer toute une nation à l’anéantissement pour le sort d’un homme ; pourtant, telle est malheureusement la réalité en Syrie. Bien entendu, l’importance d’Assad ne réside pas uniquement dans sa personne, mais également dans sa position de clé de voûte de l’ancien ordre régional et de la dynamique du pouvoir qui l’a façonné pendant des décennies.

Cet ordre gît dans les affres d’un bras-de-fer meurtrier entre rivalités régionales et puissances mondiales luttant pour la suprématie et l’hégémonie. La Syrie est un théâtre où ces acteurs se confrontent en jouant un jeu très dangereux et irresponsable d’escalade, de militarisation sectaire interislamique et d’incitation à ajouter de l’huile sur le feu de leurs affrontements par procuration. Ce feu menace de brûler tout le monde dans la région et au-delà, la première flamme ayant été la naissance de l’horreur infernale qu’est l’État islamique dans le chaos qui a suivi.

Comme l’intervention russe a clairement fait pencher l’équilibre du pouvoir en faveur du gouvernement syrien sur le terrain, les insurgés et leurs soutiens s’efforceront désormais de changer cette dynamique, de l’inverser et de la ramener à une impasse et à une lente guerre d’usure.

Des « alliances tacites »

À ce stade, l’objectif militaire de la Russie est de « ramollir » les bastions et avant-postes rebelles et de perturber leurs lignes d’approvisionnement, afin d’ouvrir la voie à la progression des forces fidèles au régime syrien et à la reprise de territoires stratégiques par ces dernières. À Lattaquié, l’objectif est de repousser les insurgés et de les priver d’une rampe de lancement pour les empêcher d’attaquer le cœur du régime situé sur le littoral.

Autour de Damas, il s’agit de garantir un meilleur contrôle de la capitale, tandis que dans le centre du pays, il est question de reprendre et d’assurer le contrôle des 350 km d’autoroute reliant Damas et Alep, une artère majeure dont de grandes parties sont contrôlées par les rebelles depuis plus de trois ans, en particulier dans la province d’Idleb. À Alep, l’objectif est d’atteindre l’aéroport militaire de Koueires, assiégé depuis longtemps par l’État islamique. Cela constituera un encouragement moral bien nécessaire aux forces du régime, tout en faisant grimper en flèche la cote de la Russie auprès des partisans du gouvernement et de leurs alliés régionaux.

Les gains importants déjà obtenus par les forces gouvernementales et les milices paramilitaires locales et étrangères dans le sud d’Alep sur des fronts longtemps figés se sont confrontés à une « alliance tacite » sans précédent entre des groupes djihadistes rivaux. Ces groupes semblent avoir mis de côté leurs différences pour le moment et ont coordonné une attaque contre la seule voie d’approvisionnement vers la ville d’Alep contrôlée par le gouvernement, parvenant à assiéger environ deux millions de personnes et coupant l’approvisionnement militaire destiné à l’offensive qui s’y déroule.

Comme l’État islamique a lancé des attentats-suicides à la voiture piégée et pris le contrôle de certaines parties de cette longue route, diverses factions rebelles dirigées par le Front al-Nosra ont tenté de couper cette voie à l’entrée d’Alep. Cette coordination sans précédent entre d’anciens ennemis jurés djihadistes est un signe avant-coureur inquiétant de ce qui pourrait résulter de l’intervention russe ; toutefois, seul le temps dira si ces alliances changeantes tiendront et se transformeront en une fusion « super-djihadiste » face à une menace existentielle partagée.

Plus de guerre pour la paix ?

Tous les espoirs de résolution imminente du conflit syrien sont en train de s’envoler rapidement, et il semblerait que chaque camp soit plus retranché que jamais. Les Russes espèrent qu’en permettant au gouvernement syrien de retrouver de l’élan sur le terrain, les factions rebelles plus modérées seront convaincues (sous la contrainte militaire) de venir à la table des négociations.

Réciproquement, cette tactique russe consistant à apporter plus de guerre pour ramener la paix est exactement la même stratégie qui est poursuivie par les soutiens des insurgés, notamment par les États-Unis. On pensait qu’une pression militaire soutenue et accrue sur Assad, en particulier autour de la capitale Damas, finirait par le persuader de venir à la table des négociations et de faire d’importantes concessions. Il n’y a aucune volonté réelle de voir son régime s’effondrer soudainement, dans la mesure où cela reviendrait à propulser l’ensemble du pays dans une anarchie dominée par des ultra-extrémistes.

Cette stratégie n’a pas fonctionné et rien n’indique que la stratégie russe connaîtra un meilleur sort. Mais avec l’absence de véritable consensus, l’option militaire semble être la seule voie que chacun est prêt à suivre pour le moment en Syrie, en dépit de la rhétorique répétée et en fin de compte creuse qui veut qu’une solution politique soit le seul moyen de résoudre ce conflit.

Nous nous retrouvons avec une perspective très réelle de voir la guerre en Syrie atteindre bientôt un crescendo encore plus intense fait de chaos et de destruction semés gratuitement, dans le cas où l’offensive conjointe russo-syrienne calerait et finirait par faillir face à la résurgence d’alliances rebelles mieux armées et plus radicalisées. Cela laisserait le pays dans un état encore plus déplorable qu’aujourd’hui, tandis que la poursuite du carnage et le désespoir de plus en plus grand poussera des centaines de milliers d’autres personnes à rejoindre l’exode croissant de réfugiés quittant ce pays brisé. Telle est l’approche de la Russie en Syrie.

- Edward Dark  est le correspondant de MEE à Alep. Il écrit sous un pseudonyme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des enfants syriens déplacés originaires de la ville de Deraa sont assis dans une école de fortune installée dans une tente fournie par le HCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés, dans la région de Deraa (sud de la Syrie), le 27 octobre 2015

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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