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Des jours encore plus sombres pour Alep

Tandis que des centaines de personnes fuient la campagne avoisinant la ville syrienne divisée d’Alep, des avions de guerre emplissent son horizon, projetant sur elle l’ombre d’un avenir incertain
Une fillette récemment déplacée au camp de réfugiés de Zumar, dans la zone rurale située au sud d’Alep, en Syrie, le 22 octobre 2015 (MEE/Thaer Mohammed)

Thaer Mohammed admet manquer d’objectivité, mais, selon lui, les Alépins sont champions pour garder le moral face au conflit syrien qui dure depuis quatre ans et demi.

« Les gens vont de l’avant », a déclaré Thaer Mohammed par téléphone depuis Alep à Middle East Eye.

« D’une façon un peu particulière, des familles entières se sont progressivement habituées à la situation et aux bombardements. Par exemple, lorsqu’une bombe baril explose, les lieux sont nettoyés au bout d’une heure par la population, les marchands ambulants ramènent leur chariot, et la vie continue. »

Ce photographe de 21 ans qui travaille pour l’Aleppo Media Center (Centre des médias d’Alep), a lui aussi eu son lot de jours sombres.

Depuis 2012, la plus grande ville de Syrie est divisée entre le gouvernement qui contrôle l’ouest et les rebelles qui ont pris l’est. Thaer vivait avec sa famille dans la partie ouest de la ville, avant son arrestation il y a deux ans par les forces gouvernementales, au motif qu’il était journaliste militant.

Il a passé huit mois dans un centre de détention de Damas tristement célèbre du nom de Falastin (Palestine), où la torture va bon train. Seuls un certain nombre de pots-de-vin et l’aide de plusieurs intermédiaires lui ont permis d’en sortir, mais il était hors de question qu’il retourne à Alep-Ouest.

Désormais, Thaer vit à l’est sous contrôle rebelle, et voilà des mois qu’il n’a aucun contact avec sa famille. Il est toujours recherché par le gouvernement, qui, pense-t-il, a mis sa famille sous surveillance rapprochée ; contacter ses proches les mettrait donc en danger. À mesure que le gouvernement continue de bombarder l’est d’Alep, les groupes rebelles ripostent à coups de missiles et d’obus lancés vers l’autre partie de la ville.

L’armée repart de plus belle

La semaine dernière, la guerre dans cette ville divisée s’est transformée précipitamment en un chaos encore plus terrible, lorsque les forces gouvernementales syriennes ont entamé, avec le soutien de l’aviation russe, une opération militaire dans la province d’Alep. Cette opération — qui cible les quartiers du sud-ouest de la ville — vise à reprendre le contrôle de l’autoroute reliant Alep à l’aéroport international de Damas, qui mène jusqu’à deux places fortes du gouvernement : Damas et Lattaquié.

Ce tronçon stratégique, qui se situe le long de la frontière séparant Alep du gouvernorat d’Idleb, sert de point d’entrée pour les convois de ravitaillement rebelles en provenance d’Idleb.

Des hommes et des enfants regardent les avions militaires dans le ciel depuis le camp de réfugiés de Zumar, le 22 octobre 2015 (MEE/Thaer Mohammed)

Quatre autres opérations ont également été lancées dans les provinces de Hama, Homs, Idleb et Lattaquié, toutes sous la protection des forces aériennes russes, qui, selon les analystes, ont redonné des couleurs à une armée syrienne particulièrement démoralisée.

Selon certains témoignages, plusieurs villes sous contrôle rebelle ont été reprises par les forces gouvernementales syriennes, aidées au sol par des combattants iraniens et par la milice du Hezbollah libanais.

Des dizaines de milliers d’habitants du sud-ouest d’Alep ont été évacués, déclarent conjointement l’ONU et les organisations humanitaires, qui ont pour l’instant estimé à 70 000 le nombre d’Alépins ayant fui la ville. Des hôpitaux ont également été directement pris pour cible, ce qui a provoqué leur fermeture pour une durée indéterminée.

Selon la Société médicale syro-américaine, neuf frappes aériennes russes ont visé des hôpitaux sur tout le territoire syrien depuis le début de l’intervention militaire du gouvernement, ce qui élève à 321 le nombre total d’établissements médicaux visés depuis le début du conflit.

Thaer s’est rendu dans la campagne du sud d’Alep et y a vu des habitants installant des campements de fortune loin des combats, et d’autres passant la frontière turque.

« La ville d’Alep est toujours menacée, et des gens fuient tous les jours, a-t-il déclaré, mais, la semaine dernière, ce sont les gens du rif [la campagne environnante] qui sont partis à cause des violents bombardements, et ce sera probablement encore le cas dans les jours à venir. »

Selon Thaer, les hélicoptères de l’armée syrienne ont répandu des tracts sur la ville d’Alep depuis le ciel, brandissant la menace de bombardements sévères et prévenant les habitants qu’ils avaient intérêt à se rendre dans les zones sous contrôle gouvernemental s’ils tenaient à rester en vie.

« La plupart des gens ne peuvent pas passer de l’autre côté en raison de difficultés financières ou parce qu’ils sont recherchés par le gouvernement », a expliqué Thaer. « Ils veulent aussi rester sur place, et ils ne veulent pas se rendre en Turquie. »

« Des frappes aériennes contreproductives »

Ali Ibrahim, journaliste et documentariste installé depuis longtemps à Alep et qui n’a pas quitté la ville, pense que malgré le départ de nombreuses personnes vers la zone rurale du sud d’Alep, les tactiques du président Bachar al-Assad n’atteindront pas leur but.

« Les centaines de frappes aériennes menées par les forces russes contre des centres rebelles dans les zones rurales d’Idleb et d’Alep s’avèrent contreproductives, car elles sont parvenues à unifier les différentes factions rebelles, ce qui a débouché sur une meilleure coordination de ces différents groupes », a-t-il déclaré à MEE.

Différents bataillons se sont rassemblés autour de coalitions mieux implantées, comme cela a été le cas pour les Brigades Abou Ammar qui ont rejoint Ahrar al-Sham, une organisation de coordination réunissant plusieurs groupes islamistes comme le Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. Les partisans d’Abou Ammar soutiennent que la brigade est reconnue pour ses attaques efficaces contre l’armée syrienne.

Selon Ali Ibrahim, bien que les forces gouvernementales aient réussi à reprendre des villages dans les provinces de Hama et de Homs, leurs tentatives de progresser vers les régions de Khan Tuman et d’al-Waddihi, au sud d’Alep et sur le chemin de l’autoroute très convoitée, ont jusqu’à présent été sans succès.

Une femme assise devant les tentes du camp de réfugiés de Zumar, le 22 octobre 2015 (MEE/Thaer Mohammed)

Tandis que les forces russes ne se sont pas encore attaquées à la ville d’Alep, l’armée syrienne n’a pas cessé de lancer des offensives aériennes sur la portion contrôlée par les rebelles. La femme d’Ali Ibrahim et sa fille de 7 ans ont été tuées il y a deux mois lorsqu’une bombe baril est tombée sur leur maison.

« Les familles qui vivent dans les zones sous contrôle rebelle doivent subir les bombes barils qui sont lancées en permanence par les forces du régime », a-t-il déclaré. « Maintenant, la [portion rurale] située au sud de la ville est soumise à des bombardements aériens russes, qui visent des hôpitaux, des maisons et des écoles. »

Le rôle de la Russie en Syrie

Fidèle alliée de Bachar al-Assad, l’armée russe a commencé le 30 septembre son intervention visant à appuyer les forces gouvernementales syriennes en affirmant s’attaquer au groupe État islamique (Daech).

Cependant, les déclarations du ministère de la Défense russe ont prouvé que sur les 65 endroits cités comme cibles de l’aviation russe, moins d’un quart des zones touchées étaient sous le contrôle de Daech.

Les États-Unis et leurs alliés ont accusé la Russie de bombarder des groupes d’opposition rebelles, dont beaucoup bénéficient du soutien des États-Unis, de la Turquie et de plusieurs États du Golfe.

Alexander Golts, un éditorialiste basé à Moscou qui est spécialisé dans la défense et est rédacteur adjoint du magazine d’actualité en ligne Yezhednevny Zhurnal, a déclaré à l’agence Reuters que les informations disponibles sur les frappes aériennes russes confirmaient les inquiétudes américaines.

« En observant la carte, il est facile de comprendre qu’ils ne combattent pas l’État islamique mais d’autres groupes de l’opposition », a-t-il affirmé.

Depuis, la Russie a effectué plus de 500 sorties aériennes en trois semaines, et Reuters estime même ce nombre à plus de 780.

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, plus de 370 Syriens — dont un tiers de civils — ont été tués jusqu’à présent dans les frappes aériennes russes.

Pour ceux qui vivent dans la zone rurale du sud d’Alep, l’exode continue.

« Des centaines de familles ont pris la route, a déclaré Ali Ibrahim, [elles fuient] les frappes aériennes menées par la Russie et le régime, et également les combats au sol entre l’armée syrienne et les groupes rebelles. »

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux

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