Terrorisme, chaos climatique et crise financière : « le prix à payer pour faire du commerce »
Quinze ans après le début du XXIe siècle, l’humanité n’a fait que peu de progrès en ce qui concerne la réponse à apporter aux principales menaces qui planent sur la civilisation. En fait, pour ce qui est du terrorisme, du changement climatique et de l’économie, nous ne faisons absolument aucun progrès ; au contraire, tout cela ne fait qu’empirer par notre faute.
Cela fait quatorze ans que l’on fait « la guerre au terrorisme », depuis le 11 septembre, mais, loin d’être vaincu, celui-ci a métastasé jusqu’à produire un quasi-État présent dans toute une région à cheval entre l’Irak et la Syrie.
Malgré l’accord « contraignant » sur le climat conclu sous les éloges à Paris, les gouvernements qui émettent le plus de carbone évitent toujours de mettre en œuvre les réductions de consommation qui sont nécessaires pour nous empêcher de franchir les limites cruciales nous séparant d’un dangereux changement climatique.
Les gouvernements ont usé toutes les astuces néolibérales à leur disposition pour relancer leur prospérité, mais l’héritage de la crise bancaire de 2008 est toujours présent et se matérialise par une croissance mollassonne, un endettement mondial astronomique encore plus élevé qu’à la veille des premiers krachs, et par le risque perpétuel d’une nouvelle crise financière.
À première vue, tous ces échecs semblent décorrélés.
En réalité, l’hystérie inefficace qui caractérise le combat contre le terrorisme, l’inertie chronique dans la gestion du changement climatique, et l’impuissance face à l’effondrement capitaliste qui point à l’horizon, font toutes partie du même problème structurel : celui du paradigme de notre civilisation.
Attention au précipice
Grâce aux avancées scientifiques et technologiques, l’information n’a jamais été aussi volumineuse ni aussi accessible à tant de personnes à la fois.
Mais un gouffre épistémologique plus grand que jamais sépare nos perceptions du monde et les effets néfastes que nous produisons sur lui.
Parfois, ce gouffre est creusé à dessein par intérêt politique. Les hauts responsables militaires américains, par exemple, ont délibérément maquillé certains rapports du renseignement pour mettre en valeur l’idée d’une possible victoire dans la guerre contre l’État islamique (Daech) ; ces contrefaçons rappellent la manipulation de données du renseignement au sujet des armes de destruction massive lors de la guerre de 2003 contre l’Irak.
Ce gouffre est aussi en lien avec des structures géopolitiques profondément ancrées qui font partie intégrante de la manière dont l’Occident interagit avec le monde musulman. En première ligne de la guerre menée par les États-Unis contre Daech se trouve une coalition de puissances régionales qui avaient d’abord passé cinq ans à détourner des armes et de l’argent au profit de groupes activistes syriens, ceux-là mêmes qui se sont ensuite rassemblés pour former Daech.
Des documents déclassifiés du renseignement nous révèlent aujourd’hui que, même s’ils savaient parfaitement que leurs propres alliés – les États du Golfe et la Turquie – donnaient aux factions rebelles les plus extrémistes les moyens de leurs actions, les gouvernements occidentaux ont continué de les soutenir.
Il n’est pas très étonnant qu’Alain Chouet, l’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la Sécurité extérieure française (DGSE), ait décrit la « guerre contre le terrorisme » comme une « imposture » dissimulant une « alliance militaire » entre « les gouvernements occidentaux et les parrains financiers du djihad […] [Nous restons] les alliés de ceux qui ont soutenu ce terrorisme au cours des 30 dernières années. »
Accros au pétrole
L’une des raisons centrales justifiant l’existence de cette alliance contre-productive est l’addiction au pétrole. Depuis la Deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont entretenu des alliances avec des régimes autocratiques dans tout le monde musulman afin d’avoir accès aux sources combustibles fossiles de la région, qui étaient jugées cruciales pour la survie du capitalisme mondial.
Des documents du Commandement central américain (CENTCOM) datant des années 90 à aujourd’hui apportent la justification d’une présence militaire américaine permanente dans le Golfe afin de défendre « les intérêts des États-Unis et du monde libre », en particulier « des intérêts économiques essentiels », parmi lesquels le fait de garantir « la libre circulation du pétrole à des prix stables et raisonnables », ainsi que « la liberté de navigation et l’accès aux marchés commerciaux ».
Ce mode de pensée n’a pas évolué après le 11 septembre.
Un document rédigé pour CENTCOM en 2013 contient la promesse que « le pétrole et les ressources énergétiques qui alimentent l’économie mondiale [continueront] de susciter la grande vigilance des États-Unis vis-à-vis de cette région ».
Les alliances tactiques avec certains régimes du Golfe permettant de garantir l’accès de l’armée américaine, mais aussi le libre-échange et les ventes d’armes, représentent le pivot de cette stratégie, malgré le fait qu’il s’agisse là de régimes dictatoriaux violents qui encouragent les puissances contre lesquelles l’Occident prétend justement se battre.
Comme l’a déclaré le général Colin Powell à la suite des attaques d’al-Qaïda contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, le terrorisme « est le prix à payer pour pouvoir faire du commerce » dans le monde d’aujourd’hui.
Le chaos climatique
Mais le terrorisme n’est pas le seul à figurer sur l’addition.
Il faut aussi compter avec le changement climatique. Depuis la révolution industrielle, l’abondance de combustibles fossiles bon marché a permis la survenue d’une croissance économique exponentielle.
Cependant, les émissions des carburants fossiles bouleversent maintenant l’équilibre naturel de la planète, diffusant des quantités croissantes de carbone dans l’atmosphère, ce qui contribue au réchauffement climatique et perturbe l’équilibre des écosystèmes.
Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat formé par l’ONU (GIEC), le taux actuel d’émissions de combustibles fossiles est annonciateur d’un scénario catastrophe caractérisé par une augmentation des températures mondiales de quatre à cinq degrés Celsius d’ici à l’an 2100.
La plupart des scientifiques s’entendent sur le fait que cela rendrait la Terre en grande partie inhabitable. « Si le réchauffement climatique approche les trois degrés à la fin du siècle, écrit le scientifique James Hansen, anciennement en charge du climat auprès de la NASA, on estime que 21 à 52 % des espèces terrestres seront condamnées à l’extinction. »
Comme nous avons tendance à agir comme si de rien n’était, nous sommes déjà engagés sur le chemin de ce scénario extrême, et rien ne changera même si certains pays respectent leurs engagements à réduire drastiquement leurs émissions.
Mais il est même possible que le pire scénario envisagé soit surpassé par une issue encore plus dramatique. Le simple système de prise de décisions au consensus implique que le GIEC fasse des prévisions trop conservatrices, qui sous-estiment systématiquement la gravité du réchauffement climatique.
Et pour couronner le tout, les plus grands producteurs de combustibles fossiles – en particulier les États-Unis, la Chine et l’Arabie saoudite – sont responsables de pressions réitérées sur le GIEC pour qu’il « dilue » son rapport intitulé « Résumé à l’intention des décideurs » afin d’amoindrir l’importance des décisions susceptibles d’entrer en conflit avec les intérêts liés aux combustibles fossiles.
Cependant, comme le reconnaît même le gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney, il faudra laisser sous terre la « grande majorité » des réserves en pétrole, gaz et charbon si l’on souhaite éviter de dangereux changements climatiques. Si l’on prend une telle décision, les grandes compagnies pétrolières seront en position de perdre des « actifs bloqués », ce qui représente un risque financier majeur pour les investisseurs et les compagnies d’assurance.
La fin du pétrole et une croissance limitée
Les énergies fossiles sont impliquées plus directement dans les malheurs de la finance mondiale. Le professeur James Hamilton, économiste à l’Université de Californie, San Diego, a démontré que la flambée des prix du pétrole contribuait à déclencher des défauts de paiement chez les consommateurs par l’aggravation de leur endettement, ce qui a conduit à la crise bancaire de 2008.
La flambée des prix du pétrole était alors survenue en raison du pic puis de la stagnation de la production traditionnelle du pétrole autour de 2005. Depuis, l’essentiel des nouvelles productions provient de ressources d’hydrocarbures non conventionnelles et plus coûteuses, comme le gaz de schiste et les sables bitumineux.
Les coûts de production générés par ces sources non conventionnelles sont bien plus élevés que pour les hydrocarbures bruts, qui sont bon marché. Mais le taux d’épuisement rapide des gisements de gaz de schiste a conduit à des forages à grande échelle, débouchant ainsi sur une production excédentaire de ce gaz. L’approvisionnement excédentaire qui en a résulté a contribué à faire baisser les prix du marché au point de représenter une menace pour la rentabilité de toute cette industrie.
S’éloigner ainsi de ressources peu coûteuses et faciles à exploiter pour se diriger vers des énergies plus onéreuses et difficiles à extraire représente un problème majeur et tabou en matière de ralentissement économique.
Les économistes traditionnels, dont beaucoup n’ont pas réussi à anticiper le krach de 2008, ne parviennent toujours pas à comprendre comment l’économie s’inscrit dans les logiques des systèmes environnementaux et énergétiques. Ils ne saisissent pas qu’une croissance qui peine à accélérer est symptomatique d’une économie qui transgresse de plus en plus les limites naturelles de ces systèmes.
Aucune politique d’assouplissement quantitatif, de dérégulation ou d’austérité ne pourra répondre efficacement à l’éternelle dépendance du modèle de croissance vis-à-vis de l’exploitation sans limite des ressources planétaires, et donc à l’épuisement de plus en plus rapide de ces dernières.
Printemps arabe et hiver arabe
Ces crises convergentes – sécheresses causées par le climat, effondrement de l’économie agricole, pics pétroliers, baisse des revenus étatiques, accélération de l’endettement et des inégalités due à une extrême dérégulation financière et libéralisation des marchés, en association avec la répression réactionnaire de certains États pour maintenir « l’ordre » – ont contribué à provoquer une série de faillites d’États liées à l’agitation grandissante d’ordre ethnique, confessionnel et politique au Moyen-Orient.
Dans des pays comme l’Égypte, la Syrie, l’Irak, le Yémen et d’autres encore, l’instabilité civile a démarré ou bien s’est exacerbée en raison de hausses des prix de la nourriture.
Ces hausses sont elles-mêmes survenues à cause de bouleversements climatiques sans précédent dans des régions qui exportent une grande partie de leur agriculture, mais aussi en raison de l’épuisement rapide des ressources pétrolières conventionnelles de ces pays, puis de la chute des recettes qui en a découlé dans les États concernés, et enfin de l’incapacité des régimes autoritaires à contenir plus longtemps la colère de leur peuple.
Que se passera-t-il quand, dans quinze ans, les capacités saoudiennes d’export pétrolier chuteront jusqu’à s’approcher de zéro ? Et lorsque la production américaine de gaz de schiste atteindra son maximum après 2020 ? Ou encore lorsque le changement climatique perturbera de plus en plus les régions qui produisent le plus de nourriture ?
Aujourd’hui, les monstres, c’est nous tous
Tandis que l’économie chancèle et approche dangereusement de sa prochaine crise, tandis que le changement climatique s’intensifie, que les ressources de notre planète s’épuisent, que de plus en plus d’espèces sont menacées d’extinction, que de violents conflits et que le terrorisme prolifèrent, les dirigeants mondiaux ont réagi par le déni, sans changer leurs habitudes et en acceptant des changements trop insignifiants qui interviennent trop tard.
C’est contre des symptômes superficiels que nous sommes en guerre actuellement, et nous sommes trop occupés à bombarder des terroristes fabriqués par un système qui génère aussi bien les bombes que les terroristes pour nous en apercevoir.
Ceci provient justement du fait que l’échec épistémologique à reconnaître les interconnexions inhérentes à ces crises mondiales est lui-même symptomatique de ces crises.
La fragmentation de notre approche épistémique – notre vision du monde – reflète la fragmentation dont nous sommes à l’origine à travers le monde.
En se basant sur un diagnostic intrinsèquement limité qui refuse d’admettre que le manque de réformes est lui aussi complice de l’apparition de ces crises, l’approche faite par la civilisation industrielle a tendance à consolider le système déjà existant, fondé sur la croissance perpétuelle et ayant pour hypothèse de départ la dépendance aux énergies fossiles.
Ce n’est pas une coïncidence si la « guerre contre le terrorisme » est menée par une coalition rassemblant les plus grands consommateurs mondiaux de produits industriels, les plus grands producteurs d’énergies fossiles et les plus importants émetteurs de carbone, et si elle est menée au nom de la défense de « la civilisation ».
Ce n’est pas une coïncidence si toutes les zones où l’armée s’engage pour combattre le terrorisme, y compris en Syrie, abritent la plus grande partie des ressources énergétiques stratégiques de la planète.
La projection d’un clivage entre civilisations vient appuyer l’illusion réconfortante que le problème ne provient pas de « notre civilisation » mais « d’Eux » : « Eux », ces terroristes, représentent le mal, des monstres mystérieux qui surgissent de nulle part avec des convictions arriérées pour seul terreau, et qui doivent par conséquent être détruits par « Notre » civilisation.
Ce récit puéril à la Star Wars occulte le fait que ces idéologies réactionnaires deviennent de plus en plus séduisantes dans un contexte où les États sont en échec à cause de leur manque de réforme, finissant ainsi par atteindre les limites de la biophysique.
Le techno-narcissisme du capitalisme néolibéral prédateur est pris au piège d’une guerre sans fin contre le monstre illégitime qu’il a lui-même enfanté : le milicien islamiste suprématiste.
Ces deux idéologies pensent être la seule représentante de la « civilisation ». Mais toutes deux ne sont à peine que des reflets d’un miroir brisé, les reflets d’une Crise de la civilisation bien plus profonde.
Pendant que ces deux entités au comportement barbare se combattent mutuellement au nom de la « civilisation », il est du ressort des peuples de tous les pays, quelle que soit leur religion, y compris s’ils n’en ont pas, de semer les graines de l’alternative post-capitaliste.
- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un ouvrier irakien au travail dans une raffinerie pétrolière du village méridional de Nasiriyah le 30 octobre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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