Un an après les tueries de janvier, où est Charlie ?
PARIS – Elle a les yeux larmoyants. Une vieille dame brune, portant une veste rouge, se tient en retrait. Nous sommes rue Nicolas-Appert, le 6 janvier 2016, devant les anciens locaux du journal satirique Charlie Hebdo. Il y a quasiment un an jour pour jour, le 7 janvier 2015, les frères Kouachi y tuaient onze personnes, dont une bonne partie de la rédaction et le policier qui assurait la sécurité du caricaturiste Charb. Aujourd’hui, quelques anonymes et des journalistes se trouvent devant la plaque commémorative rendant hommage aux victimes de « l’attentat terroriste contre la liberté d’expression ». Cette fameuse plaque qui a eu dû être remplacée, la veille en urgence, à cause d’une malheureuse faute d’orthographe sur le nom du dessinateur Wolinski.
« Juste continuer à vivre… ». Cette bribe de phrase est dite par une jeune femme munie d’une trottinette, interviewée juste à proximité. Peu de personnes se trouvent là, mais l’émotion reste palpable. En bas de cette plaque, quelques bouquets sont posés, mais le lieu est froid.
« C’était des amis »
Plus loin, dans un des squares du boulevard Richard-Lenoir, une retraitée appelle sa chienne, Lola. Petite dame blonde aux cheveux courts, elle estime que ces hommages à Charlie Hebdo « arrivent bien tard ».
« Cette erreur de frappe dans le nom de Wolinski est lamentable [on y a mis un « y » à la fin] ! Vraiment ! Tout ça dans le contexte de l’état d’urgence, c’est faux-cul jusqu’au bout », estime cette dame d’une soixantaine d’années interviewée par Middle East Eye. « Vous savez, la très grande majorité des gens qui se sont mobilisés en janvier ne vont pas venir dimanche [aux cérémonies de commémoration place de la République]. Déjà, l’année dernière, c’était une grande discussion avec mes amis pour le 11 janvier, à savoir si on allait défiler malgré le cortège de chefs d’États ». Si le ton est froid envers le gouvernement, cette ancienne de la presse ne peut s’empêcher d’ajouter : « ça me touche toujours énormément… C’était des amis ».
Aux portes du Bataclan, à deux minutes de marche, où le 13 novembre dernier trois hommes armés membres du groupe État islamique (EI) ont assassiné 89 personnes, les barrières ne portent plus les hommages aux victimes. La mairie de Paris a tout déplacé sur le boulevard Richard-Lenoir, juste en face. Ils sont plusieurs dizaines d’hommes et de femmes à passer devant, à lire les mots, poser des bougies ou prendre des photos.
Pour Marc, ces hommages un an après la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, « c’est la moindre des choses. On parle beaucoup trop des assassins et pas assez des victimes », estime ce médecin. Pour lui, ce n’est pas pour rien s’il règne, un an après l’expédition funeste de Kouachi et Coulibaly, un certain malaise face à ces commémorations. « Il n’y a plus cette unité » déclare-t-il, « le climat est trop mauvais ».
Quand les hommages à Charlie Hebdo côtoient les tentes…
Un manque d’unité parmi la population française ? On peut le symboliser par la place de la République, lieu privilégié des manifestations populaires parisiennes, d’autant plus depuis janvier 2015. En novembre, c’était aussi automatiquement un lieu de ralliement et de recueillement. Et pourtant, en janvier 2016, si les hommages d’anonymes sont toujours présents, ils ont un goût amer, surtout quand ils côtoient une cinquantaine de tentes destinées à exprimer la solidarité avec les réfugiés.
« Honnêtement, je ne sais pas », répond Carine, 58 ans, lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense des hommages de cette semaine. « On peut faire de la communication à la date-anniversaire, mais ça ne sert à rien », ajoute l’enseignante, de passage à Paris. « Ils ne reviendront pas. Ça a plus tendance à remuer le couteau dans la plaie pour les familles des victimes. Vous savez, je ne suis pas Charlie, même si ce qui est arrivé est horrible. À leurs débuts, j’aimais bien leurs dessins, mais quand ils ont commencé à reprendre les caricatures de Mahomet, puis à s’en prendre souvent aux musulmans, je n’ai pas aimé ».
Ses yeux restent figés sur les fleurs et les mots d’anonymes. « Je n’arrive pas à comprendre les jeunes qui partent là-bas [combattre en Syrie aux côtés de l’EI]. Mais que des personnalités publiques comme [le chanteur] Johnny [Hallyday] déclarent qu’elles iraient les combattre [les membres de l’EI] si elles en avaient l’opportunité, c’est vraiment nul ! », lâche-t-elle, amère. Cette enseignante, originaire de Pau, se méfie aussi de la politique du gouvernement, ajoutant : « Avec l’état d’urgence, on nous restreint déjà les libertés. Il y a eu des bavures et maintenant, on veut donner les pleins pouvoirs à la police ! »
« Le combat de Charlie Hebdo n’est plus vraiment une priorité dans l’esprit des gens »
« Ces commémorations surviennent dans des conditions telles que la population s’en désintéresse », explique Philippe Marlière, politologue à l’University College de Londres. Contacté par téléphone, il livre à MEE son analyse de la France post-11 janvier, un an après.
« Depuis janvier 2015, il y a eu aussi novembre 2015 », explique-t-il. « Une attaque encore plus sanglante et cette fois, qui a touché absolument tout le monde. Dans l’esprit des gens, il y a une promiscuité plus grande avec le 13 novembre. Le combat de Charlie Hebdo n’est plus vraiment une priorité dans l’esprit des gens ».
Des commémorations qui sonnent comme « fausses » pour le spécialiste, « avec la tentative de ressusciter cet élan spontané » dont le 11 janvier, date de la démonstration nationale qui avait rassemblé plusieurs milliers de personnes dans les rues de Paris pour faire preuve d’unité nationale après les attaques meurtrières, avait été l’illustration. Selon le chercheur, « il s’agissait alors d’un message assez positif d’espoir et de volonté à ne pas désigner un bouc-émissaire, en plus de vouloir résister au terrorisme. Malheureusement, on a bien vu que des boucs-émissaires ont vite été montrés du doigt ».
La liberté d’expression, le vivre-ensemble, la critique libre sur tous et sur tout… les combats de Charlie, c’en est fini pour les Français ? Pour le politologue, « il n’y a pas de communion autour de Charlie parce que les gens sont divisés à des niveaux divers. Tout le monde est contre cette barbarie mais pas tous se retrouvent dans le message porté par Charlie ».
La France va mal
Des divisions sur les combats de Charlie Hebdo, il y en a toujours eu et il y en aura encore. Par contre, ce que ces commémorations illustrent, c’est un vrai malaise dans la société française, dans une période où le vivre-ensemble semble en réel danger.
« On est dans un courant très autoritaire, qui attise la peur des attentats mais aussi la peur des autres », développe Philippe Marlière. « Les réactions sur les récents événements à Ajaccio [l’incendie d’une mosquée] n’ont pas été très nombreuses… Les personnalités politiques elles-mêmes se permettent de faire des amalgames ou des remarques racistes, ce qui devrait être pointé par le président de la République. Les dangers, il faut les dire, bien sûr ! Une fois que c’est dit, il faut aussi les apaiser.
« La déchéance pour les binationaux a été prise parce qu’elle semblait être plébiscitée par l’opinion publique, mais les gens se rendent compte que quelque chose ne va pas », poursuit le spécialiste de la politique française. « Cela ne servira à rien. On parle maintenant de rendre les gens apatrides. Le gouvernement semble se dire ‘’on voit un public raciste donc on va aller dans une politique raciste’’. C’est extrêmement dangereux et ne peut que nourrir le Front national. » Pour Philippe Marlière, « la vraie commémoration serait de rendre confiance aux gens. Le pouvoir civil, les politiques et les médias doivent travailler à l’harmonie sociale ».
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