La lutte multifrontale de la Turquie contre le terrorisme
C’est un signe des tensions qui tourmentent actuellement la vie nationale turque : lorsqu’un attentat-suicide a tué dix touristes étrangers mardi matin dans une explosion à Sultanahmet, le quartier historique d’Istanbul, trois organisations terroristes complètement différentes ont d’abord été suspectées, un groupe marxiste ultra-violent, le DHKP/C, une sous-branche du PKK kurde (Parti des travailleurs du Kurdistan) et le groupe EI (État islamique).
Bien qu’une connexion kurde ait largement été prédite en raison des combats actuels dans le sud-est de l’Anatolie, il s’est rapidement avéré que l’EI était responsable de l’attaque. Dès mardi après-midi, le gouvernement turc a annoncé qu’il avait identifié le kamikaze, un Syrien né en Arabie saoudite en 1988, suspecté d’avoir rejoint la Turquie depuis la Syrie quelques jours auparavant. Il a apparemment été identifié grâce à ses empreintes qui avaient été enregistrées dans une base de données nationale. On ne sait pas bien quel était le niveau de surveillance policière dont il faisait l’objet.
Il se pourrait que l’on ait à attendre un bon moment avant d’obtenir une explication complète étant donné que le silence médiatique a été immédiatement imposé, d’abord à travers un ordre aux médias émanant du vice-Premier Ministre Numan Kurtulmuş, puis par un tribunal, qui a aussi interdit spécifiquement les discussions sur les réseaux sociaux. Bien que des restrictions sur les médias aient suivi d’autres attentats commis par l’EI en Turquie par le passé, laissant dans chaque cas un nuage obscur d’incertitudes persistantes, c’est la première fois que les réseaux sociaux sont inclus.
Neuf des dix victimes étaient allemandes, et le fait que des étrangers et des touristes ont été visés a provoqué un élan d’intérêt international supérieur à celui suscité par tous les attentats précédents. (Les pires attentats de l’année dernière ont eu lieu à Ankara le 16 octobre, faisant 102 morts, et à Suruç le 20 juillet, faisant 32 morts.)
L’attentat de mardi avait clairement pour but de porter un coup sanglant à l’industrie du tourisme turque, l’un des principaux piliers du pays. En 2014, 42 millions de touristes ont visité la Turquie, en faisant l’une des plus importantes destinations au monde, et dépensant quelque 36 milliards de dollars – soit un peu plus que le déficit courant du pays tel qu’il a été estimé en 2015.
Alors qu’Istanbul et de nombreuses autres villes à travers la Turquie dépendent du tourisme, les chiffres ont chuté en 2015 et beaucoup d’hôtels se plaignent actuellement de taux d’occupation terriblement bas. Ceci est préoccupant pour l’économie turque, en particulier depuis la crise avec la Russie qui a fait suite au bombardement d’un avion russe à la frontière syro-turque le 24 novembre, entraînant l’imposition de sanctions contre les sociétés turques, y compris celles opérant dans le domaine du tourisme, par la Russie.
L’attentat de mardi suggère en outre l’existence de graves défaillances dans le système de sécurité – un élément visible également lors des trois précédentes attaques liées à l’EI en 2015. Si les touristes ne sont pas en sécurité dans le quartier de Sultanahmet, à l’ombre de Sainte-Sophie et de la Mosquée bleue, alors c’est toute l’industrie du tourisme qui pourrait être en difficulté. Ce n’est toutefois pas la première fois qu’une attaque a lieu dans cette zone. Le 6 janvier 2015, une femme originaire du Caucase s’était fait exploser devant un commissariat à quelques centaines de mètres de là.
Depuis l’explosion de mardi, il a été révélé que les services de renseignement turcs (le MIT) avaient en fait prévenu leurs propres unités à deux reprises, le 17 décembre et le 4 janvier, du risque que l’EI soit sur le point de commettre un attentat contre des cibles incluant des ambassades et des touristes.
Et pourtant, l’assaillant est parvenu à passer à travers les mailles du filet. Ceci pourrait ne pas être si surprenant que ça. La Turquie héberge une population de 2,5 millions de réfugiés originaires d’autres pays musulmans ; de Syrie pour la plupart, mais pas tous. Des mesures sécuritaires sévères pourraient se montrer efficaces, mais elles pourraient aussi rebuter les touristes et être extrêmement difficiles à mettre en œuvre dans une mégalopole de 18 millions d’habitants telle qu’Istanbul. La surveillance des complexes touristiques est incontestablement plus aisée.
La principale leçon à retenir, toutefois, est que l’EI, après s’en être pris pendant longtemps aux groupes pro-Kurdes et socialistes et aux exilés des pays arabes en Turquie, plutôt qu’au parti au pouvoir, l’AKP, et au grand public, a désormais en ligne de mire la Turquie dans son ensemble.
Cette rupture reflète la condamnation croissante de l’EI par la Turquie au cours de l’année passée, en particulier par le président Erdoğan, qui a maintes fois dénoncé le groupe (quoi qu’en faisant parfois l’amalgame avec d’autres mouvements qu’il considère comme des ennemis mortels), ainsi que sa décision en juillet 2015 de rejoindre la coalition internationale contre l’EI dirigée par les États-Unis et d’ouvrir les aéroports turcs d’Adana et de Diyarbakır aux avions d’autres pays.
Ceci contraste avec la position officielle beaucoup moins critique adoptée par la Turquie pendant les années précédentes, le gouvernement turc ayant même argué que l’EI serait simplement motivé par la colère provoquée par les dures et injustes expériences du passé. L’EI semble avoir réagi en changeant de tactique.
La préoccupation tardive suscitée par la menace de l’EI a permis au groupe de s’implanter en Turquie, gagnant à sa cause de nouvelles recrues et convertis turcs, tel le groupe de frères et amis « Dokumaci » dans la ville orientale d’Adiyaman. Ses membres ont formé une cellule EI et perpétré les attentats de l’été dernier à Diyarbakır, Suruç et Ankara – tout ceci alors qu’ils étaient sous la surveillance de la police, laquelle n’avait toutefois pas procédé à leur détention.
Des érudits religieux turcs ont également évoqué en privé la pression croissante de groupes salafistes pro-État islamique défiant les communautés sunnites locales à Istanbul et dans d’autres villes traditionnellement orientées vers le soufisme naqshbandi.
Le risque d’une confrontation directe avec l’EI est présent depuis que la Turquie s’est jetée de tout son poids dans la coalition anti-EI. Pendant plusieurs mois, le président Erdoğan a fait l’objet d’attaques régulières dans Dabiq, le magazine en langue anglaise de l’EI.
Confrontée à une menace visiblement croissante, la Turquie a renforcé la surveillance et multiplié les descentes de la police ciblant des partisans de l’EI, arrêtant douze d’entre eux le 5 janvier dernier à Istanbul, et d’autres encore au cours des mois précédents. Mais le plus grand problème auquel fait face le pays est qu’il sévit également contre d’autres ennemis : les Kurdes soutenant le PKK, l’extrême gauche et le mouvement Gülen. Quelques heures après l’attentat de mardi, le président Erdoğan a rappelé aux diplomates turcs que combattre le mouvement Gülen à travers le monde demeurait l’une de leurs priorités.
La Turquie prévoit des mesures sévères, annoncées ces dernières semaines, pour renforcer ses opérations de sécurité et de lutte contre le terrorisme, mobilisant l’administration dans ce combat, construisant une trentaine de nouveaux « postes de police fortifiés » et luttant contre les possible abus des autorités locales. Ceci suggère cependant que le pays se concentre davantage sur le PKK que sur l’État islamique.
Le climat de secret – qui signifie que le public ne peut voir si certains arrangements existants sont défaillants et donc faire pression pour obtenir des changements – indique, comme de nombreux Turcs l’ont réalisé, que le pays est très vulnérable à d’autres chocs inattendus et a besoin d’améliorer ses défenses, surtout s’il souhaite survivre comme destination touristique majeure.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu et sa femme Sare Davutoğlu déposent des roses en hommage aux victimes de l’attentat de la place Sultanahmet après sa réouverture aux médias et au public. Istanbul, Turquie, le 13 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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