Les groupes de heavy metal alépins font leur tournée en Europe, mais pas comme ils l’espéraient
AMSTERDAM – Le chanteur de heavy metal syrien Adel Saflou a demandé à Middle East Eye de le rencontrer dans une prison de sécurité maximale à Alphen-sur-le-Rhin, hébergement temporaire dont il bénéficie avec d’autres réfugiés aux Pays-Bas, où il écrit son nouvel album.
Barbu et dégarni, deux anneaux au niveau du sourcil et du nez, le visage de Saflou reflète à la fois la robustesse d’un rocker vieillissant et le doux charme d’un étudiant de province. Aujourd’hui âgé de 22 ans, il écrit des paroles pour son groupe, Ambrotype, depuis une cellule de prison donnant sur une cour fermée où des dizaines de réfugiés syriens, irakiens, afghans et yéménites entre autres jouent au football.
« Quand j’étais à Alep pendant la guerre, nous faisions un festival ou un concert par mois, a raconté Saflou à MEE. Nous avions vraiment de nombreux fans et beaucoup de personnes venaient, heureusement. La scène était pleine de vie. Tout le monde était heureux. C’était une forme majeure d’évasion pour tout le monde. J’étais là-bas jusqu’à la fin de la scène, ce que j’identifie comme la fin du metal à Alep.
U.Ground, la société d’événementiel de Bachar Haroun, organisait les grands concerts et festivals dont les groupes ont été les têtes d’affiche. « Nous avons terminé le dernier concert de U.Ground, ce grand festival, et je n’aurais jamais pensé que c’était [mon tout dernier concert] en Syrie. C’est vraiment déchirant de savoir que je ne peux plus rejouer en Syrie. »
Saflou a grandi à Idleb, où il collectionnait des morceaux de musique heavy metal et rock, ainsi que des artworks et des livres consacrés à ce genre. Vivant de sa passion pour cette musique bruyante, Saflou et les autres fans se sont regroupés dans les clubs underground de la ville voisine d’Alep. Les jeunes en marge du courant dominant trouvaient dans le doom metal, le death metal et le thrash metal un exutoire pour les aider à faire face à la violence croissante.
Les chansons étaient pour eux une manière déguisée de critiquer les seigneurs de guerre mais aussi les fanatiques prétendant tuer par sainteté ; elles leur permettaient également de chanter des textes d’une honnêteté cinglante parlant de déchirements, mais aussi de forger un lien lointain avec la scène du metal européen où ils rêvaient de faire des tournées.
À Alep, Saflou a fait équipe avec le producteur de concerts Bachar Haroun et son meilleur ami, le guitariste Jawdat al-Atasi, pour jouer sous le nom d’Orchid, un groupe de metal mélodique combinant chœurs et airs de guitare sombres et puissants. Une montée d’adrénaline l’envahissait lorsqu’il chantait devant la foule Such a Creep, une chanson qui parle d’un homme qui se rend compte qu’il n’est pas assez bien pour la fille qu’il aime, dans une ville où les metalleux pouvaient être arrêtés et harcelés, tandis que plusieurs armées se battaient pour reprendre les quartiers autour d’eux.
Mais pendant que Saflou jouait avec Orchid, sa ville natale, Idleb, a été partiellement reprise par le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda, dont une des unités est entrée dans la maison de sa famille.
Un voisin lui a dit par téléphone, comme l’a confirmé un membre de sa famille, que lorsque les combattants sont tombés sur sa chambre d’adolescent, pleine de livres et d’artworks dédiés au metal, ils ont affirmé qu’il s’agissait de littérature satanique et ont dit au voisin que s’ils le trouvaient, ils lui couperaient la tête. Pour se sauver, la famille a dû dire aux combattants que Saflou était parti depuis longtemps et ne faisait plus partie de la famille.
Pendant ce temps, à Alep, la guerre a finalement divisé la ville, ce qui a poussé Orchid et d’autres groupes à se séparer, leurs membres ayant été contraints de fuir. Saflou et beaucoup d’autres n’ont pas pu rentrer chez eux, ce qui a annoncé le début de l’exode du metal syrien. Certains, comme Haroun et al-Atasi, se sont tournés vers la ville côtière de Lattaquié contrôlée par le gouvernement et ont continué à organiser des concerts. Saflou comme beaucoup d’autres a fui vers le Liban, où il a commencé à enregistrer pour le projet de metal arabe d’avant-garde de Rudi Messih, Rasas, signifiant « Balles ».
Cependant, lorsqu’ils ont appris que les groupes militants assassinaient les musiciens, interdisaient la musique, effectuaient des flagellations publiques et détruisaient des instruments, Saflou, al-Atasi et de nombreux compères ont compris qu’ils seraient continuellement menacés et, confrontés à encore plus de problèmes au Liban et en Turquie, ont pris place dans les « bateaux de la mort » à destination de l’Europe.
Comme l’explique Monzer Darwish, cinéaste et musicien syrien et ami de Saflou, dans son long métrage documentaire à venir, Syrian Metal is War, la communauté depuis longtemps incomprise des groupes de metal et de leurs fans au Moyen-Orient, en particulier dans les zones en proie à la guerre, représente quelque chose de beaucoup plus symbolique quant au sort du Moyen-Orient qu’une simple sous-culture musicale.
Au-delà des groupes damascènes relativement plus « softs » et plus grand public tels qu’Anas & Friends (aujourd’hui Khebez Dawle), Gene Band et Tanjaret Daghet, qui ont pour la plupart fui vers le Liban et ont rapidement obtenu les faveurs des médias et un certain soutien, il y a ces groupes de doom metal, de death metal et de metal progressif, comme Ambrotype, Orchid, The Hourglass et Eulen, qui ont fait face à encore plus de menaces et d’attaques et qui sont devenus attractifs pour les jeunes qui refusent le radicalisme et qui, dans la plupart des cas, refusent de combattre.
Les dirigeants politiques et religieux évoquent de saintes vertus lorsqu’ils guerroient et condamnent ces jeunes pour leurs arts sombres. Mais ces derniers, qui voient leurs grognements, leurs pogos et leur skull art comme quelque chose de semblable aux meurtres des classiques shakespeariens ou aux films d’horreur hollywoodiens, condamnant le mal en en extrayant des frissons artistiques, constituent sans doute la sous-culture anti-extrémiste la plus dévouée au Moyen-Orient.
Mais au final, les groupes armés se sont avérés plus puissants que les jeunes non armés et ont attaqué certains d’entre eux, dont Darwish, qui a été battu au niveau de la tête et laissé pour mort, et ont forcé la plupart d’entre eux à fuir le pays. Aujourd’hui, ils arrivent aux Pays-Bas, en Allemagne et en Suède pour y demander l’asile et se demandent comment reconstruire leur scène musicale en exil.
Darwish, un écrivain, a survécu à son propre itinéraire complexe en le filmant en première ligne. Il est arrivé aux Pays-Bas avec son épouse l’été dernier. Étant donné qu’il avait été directement attaqué et souhaitait sortir un film risqué, il a avancé facilement dans le système néerlandais et obtenu l’asile. Il a rejoint Saflou lors d’un voyage afin de parler du film, dont Saflou fait partie.
« Lorsque j’étais dans le camp, j’ai entendu parler de ces attentats de Paris ; c’était le lendemain des attentats, m’a raconté Saflou. Je me suis dit : oh mon Dieu, maintenant il va y avoir un retour de bâton contre nous. Ils vont se montrer très prudents avec les nouveaux arrivants réfugiés. »
Les Néerlandais, comme les autres gouvernements de l’UE tiraillés entre les lobbies pro-réfugiés et anti-réfugiés, avaient offert à Saflou et aux milliers d’autres demandeurs d’asile nouvellement arrivés un mélange stressant et confus de bonnes et de mauvaises nouvelles.
Certains séjournent dans des chambres basiques dans la ville cosmopolite d’Amsterdam. D’autres ont été orientés vers des centres d’hébergement ruraux et parfois isolés à travers le pays, et d’autres encore sont restés à la prison d’Alphen. Parfois, comme à la prison d’Alphen, ils ont une chambre privée pour deux avec un bureau et une télévision, une cour pour jouer au football et une salle de musique.
D’autres fois, ils sont entassés dans un grand dortoir militaire, avec des femmes et des hommes de tous âges, et dorment l’un à côté de l’autre. S’ils connaissent peut-être des conditions plus confortables que dans les camps de migrants sur la route entre la Grèce et la Serbie ou que dans la célèbre « jungle » de Calais, les demandeurs d’asile risquent toujours de se faire voler leurs effets personnels ou d’être harcelés ou menacés par d’autres candidats à l’asile.
Certains ont formé des groupes et se serrent les coudes pour se protéger mutuellement, surveiller les objets de valeur et envoyer des messages aux camarades séjournant en ville si leur nom ou une annonce d’urgence sont affichés sur le tableau.
Tandis que certains ont obtenu un entretien et une décision au bout d’un mois ou deux, d’autres ont attendu plus d’un an. Face à l’interdiction de travailler, il a donc fallu emprunter de l’argent à des personnes restées au pays dans une zone de guerre ou trouver du travail au noir.
Les demandeurs d’asile ont désormais l’habitude de retrouver leurs amis à Amsterdam, Utrecht ou La Haye. Un a obtenu légalement l’asile, un autre a une demande en cours de traitement et un autre s’est vu refuser l’asile et ordonner de quitter le pays. Ils comparent leurs notes, dépensent les quelques euros qu’ils ont dans leurs poches pour s’offrir un falafel de fast-food ou des cigarettes, puis envoient des selfies à ceux qui sont restés chez eux, souriant sur un pont à un canal ou posant dans le quartier rouge avec un rictus sarcastique.
Mais pendant tout ce temps, Saflou, désormais influencé par son nouvel environnement, a continué de développer sa musique.
À Alphen, Saflou s’arrête au bord de l’eau, regarde les péniches hollandaises passer dans la nuit, et explique son mélange inhabituel de rock progressif, de metal progressif et de jazz. « J’essaie de mélanger les trois genres d’une manière qui n’a jamais été faite auparavant. J’essaie d’obtenir des gammes orientales, tordues et vraiment sombres, influencées par mes origines syriennes, sans tomber dans le ringard. »
« Je pense qu’Ambrotype est la vidéo, le documentaire ou autre, qui représente toute ma vie. Si vous écoutez Ambrotype, cela parle surtout de ma vie, des choses que j’ai vécues, de la guerre dont j’ai été témoin. Même si tout est métaphorique, vous pouvez toujours vous faire une idée. Avec Ambrotype, mon but est d’influencer beaucoup de gens, de leur faire ressentir quelque chose. »
Alors que la scène metal alépine s’étend vers l’étranger depuis son épicentre syrien et que de nombreux musiciens arrivent en Europe, ce qui a détruit la famille et la vie de ces musiciens leur a ouvert de nouvelles possibilités artistiques.
Si Bachar, le producteur de death metal et de chant guttural, a dû délocaliser U.Ground dans la ville côtière de Lattaquié et a ensuite souhaité enseigner la musique aux jeunes, cela l’a également poussé à transposer le style musical de ses élèves dans les festivals qu’il continue d’organiser en Syrie. Al-Atasi a terminé en Italie, Darwish à Amsterdam. Tous ont subi de lourdes pertes, enduré de nombreuses douleurs, tout en se voyant ouvrir des portes auxquelles ils ne s’étaient pas attendus. La plupart d’entre eux, comme Saflou, ressentent encore un sentiment de camaraderie éternelle.
Cependant, maintenant que Saflou est obligé de reconstruire sa musique aux Pays-Bas, il ne pense plus que le metal syrien doit être nécessairement hardcore ou même joué uniquement avec des Syriens. Il a dû mettre Orchid au placard, quitter le projet Rasas de Messih et abandonner en grande partie son grondement lourd pour que naisse Ambrotype, son projet actuel. Pourquoi ne pas inventer un nouveau style hybride de jazz-metal syro-néerlandais ? Si son pays et sa vie sont en ruines, il se sent au moins libre sur le plan musical.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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