Tunisie : le bouillonnement culturel post-révolution freiné dans son élan
TUNIS – Avec ses mojitos sans alcool et son exposition photographique sur le corps et ses tabous, le café Liber’thé, qui a ouvert ses portes il y a quatre ans dans une ruelle du centre-ville de la capitale tunisienne, fait salle comble. Entre jeunes filles voilées, adolescents au look punk et jeunes artistes encore novices, chacun vient boire un café, fumer tranquillement mais aussi se cultiver. « Le café, c’était pour être rentable, mais notre but était de cibler un public jeune et attiré par la culture », explique son propriétaire, Mohamed Lassad Labidi, à Middle East Eye.
Un problème de mentalité
Délaissé pendant l’ère Ben Ali et réduit à des maisons de culture pour les jeunes peu actives, le champ culturel s’est diversifié depuis la révolution grâce notamment à une jeunesse underground et cultivée. Si le café-théâtre de l’Étoile du Nord ou El Teatro à Tunis ont longtemps été, avant et peu après la révolution, les seuls points de rencontre des artistes et cyberdissidents, le centre-ville a vu ces lieux alternatifs se multiplier ces derniers temps.
« On a l’impression d’avoir réussi à former une communauté, avec de jeunes intellectuels qui viennent de différents domaines artistiques échanger ici. On parle beaucoup de la génération Ben Ali biberonnée aux matchs de foot et à la bière Celtia, alors que beaucoup se cultivaient de façon autodidacte », commente Ghassen Labidi. De nombreux projets artistiques sont nés dans le café Liber’thé, comme Notre Dame des Mots, une scène littéraire destinée aux femmes écrivains, ou encore des communautés de slameurs qui se réunissent autour d’événements mensuels.
Mais le café survit difficilement. Aux problèmes de censure et d’absence d’indépendance qui ont marqué le règne de Ben Ali, se sont substitués des problèmes d’argent et de mentalité, outre la persistance d’un manque de politique culturelle. Si depuis la révolution il n’y a plus vraiment de restrictions politiques et de censure de la part de l’État, certains artistes sont dans le collimateur des autorités pour avoir consommé des stupéfiants. D’autres personnes reprochent aux autorités leur laxisme face aux agissements de certains salafistes, comme lors de l’exposition du palais Abdellia à la Marsa en 2012, qui avait été troublée par des manifestations salafistes. Beaucoup d’artistes avaient reçu des menaces de mort à l’époque et des œuvres avaient été détruites.
« Dès que l’on parle aux gens de notre projet, à des mécènes ou des sponsors, ils nous disent que la culture n’est pas rentable, alors que la rentabilité n’est pas notre but », déplore Ghassen Labidi. À cette idée d’une « culture rentable » s’ajoute un manque de statut juridique et une législation très étriquée, qui stipule entre autres que les espaces culturels ne peuvent être déviés de leur vocation initiale. La loi tunisienne ne prévoit ainsi pas de statut pour les « cafés culturels » et autres endroits hybrides, comme la Maison de l’image fondée par le photographe Wassim Ghozlani et l’architecte Olfa Feki.
Dans cet « anti café », comme le définissent ses fondateurs, on mange des pancakes à la confiture pour quelques dinars, on peut réviser à l’étage dans une bibliothèque consacrée à la photographie ou encore voir un film dans une salle qui imite les projections en plein air avec sa moquette en faux gazon. Au sous-sol, se trouve une galerie où ont été exposées pour la première fois en Tunisie les caricatures grinçantes de Z contre les régimes tunisiens successifs et le climat politique dans le pays, publiées sur son blog Débat Tunisie.
« Etant donné qu’il n’y a pas de statut pour ce genre de lieu, nous devons remplir un cahier des charges pour la salle de cinéma, un autre pour la librairie, etc. Le plus dur, c’est finalement de supporter toute cette paperasse administrative », confie Wassim Ghozlani.
Démocratiser une vie culturelle de quartier
Après un an et demi de remplissage de papiers et de chantier, la Maison de l’image a finalement ouvert ses portes en janvier 2015, avec pour objectif de démocratiser les arts visuels. Comme le café Liber’thé, le choix de l’emplacement n’est pas anodin : « Nous voulions être près des étudiants du campus el-Manar, tout proche, et du centre-ville. La maison est aussi à 15 minutes du quartier défavorisé et très peuplé de Djebel Lahmar. L’idée, c’est d’attirer ce nouveau public », explique Wassim Ghozlani.
Sous Ben Ali, les espaces artistiques se réduisaient aux galeries du village touristique de Sidi Bou Saïd et à celles du quartier huppé de la Marsa, à Tunis. Les artistes restaient dans leurs ateliers et leurs œuvres étaient confinées à une élite argentée. Avec la révolution, chaque nouvel espace culturel est désormais marqué par une identité forte mais aussi un engagement politique ou social auprès des populations.
À l’instar de l’espace Massart, un tout petit théâtre de quartier à El-Omrane, centre de la gauche alternative sous Ben Ali, qui a failli fermer l’année dernière, faute d’argent. En septembre dernier, les jeunes organisateurs préparaient un événement de poésie de rue contre la loi de réconciliation politique. À l’intérieur, les photos de Chokri Belaïd, secrétaire général du Mouvement des patriotes démocrates assassiné le 6 février 2013, et les livres du philosophe roumain Emil Cioran donnent le ton. Les générations de la gauche syndicaliste et de jeunes révolutionnaires s’y rencontrent toujours pour débattre politique mais aussi partager une vie culturelle avec le quartier.
Autre exemple de lieu culturel défendant un engagement politique en phase avec les problèmes de la jeunesse, l’espace Mad’art, à Carthage. Sur ses murs, entre les instruments rétro et la machine à popcorn, sont exposées les peintures du peintre Atef Matallah, emprisonné avec deux de ses camarades pendant un mois pour possession de cannabis. Pour Kais Zaïed, responsable du lieu depuis 2012, cette ligne engagée aurait été difficile à assumer sous Ben Ali.
« Nous sommes engagés pour des causes et nous l’affichons sans inquiétudes. Il y a quelques temps, nous avons fait une action pour la lutte contre le sida, des actions caritatives avec des clubs et associations qui œuvrent dans ce sens. Sous Ben Ali, c’était plus confidentiel, il fallait se réunir à huit-clos et rester discrets », déclare Kais Zaïed à MEE.
Lui aussi espère faire partager la culture et ses questionnements politiques et sociaux au plus grand nombre, confiant qu’un réel désir existe en ce sens : « Plus la culture est accessible, plus le public viendra. Nous avons augmenté les entrées cinéma de 60 % sur deux ans et le public continue de venir, ce qui montre bien que malgré les magasins qui vendent, pignon sur rue, les nouveautés piratées, les gens ont envie de venir ici ».
Réinvestir des espaces délaissés et lutter contre « une culture de divertissement »
La réappropriation de la culture passe aussi par la rénovation de lieux laissés à l’abandon. C’est le pari du cinéaste sexagénaire Moncef Dhouib et de son cinéma Cinévog, un ancien cinéma italien qui garde encore ses airs d’antan. Ici, c’est la nostalgie qui règne, mêlée à de grandes ambitions. Moncef Dhouib a fait le pari d’investir seul au cœur de ce quartier populaire et d’unir en un seul lieu cinéma, café littéraire et galerie d’art. L’homme est parmi les rares à avoir pu obtenir des aides du ministère de la Culture pour du matériel de projection. « Mais j’ai dû traverser deux ministères sourds qui ne voulaient pas croire dans le projet tant qu’il était en chantier. »
Fin connaisseur des défaillances de la politique culturelle de son pays, il a voulu revenir à une culture diversifiée et riche, à l’opposé de la « culture de divertissement proposée sous Ben Ali, avec le slogan ‘’le pays de la joie éternelle’’, comme si nous étions des débiles, avec des festivals à ne plus en finir, destinés à une fausse scénographie de la joie, une sorte de cirque qui camouflait la dictature », commente-t-il.
Autre métamorphose réussie, l’espace Rihet Lebled dans le quartier de Montfleury. Cette bâtisse biscornue aux airs de maison hantée est l’œuvre du designer et créateur Lassad Zouari. Des toits qui s’ouvrent, des gradins qui descendent du plafond pour transformer une salle de cinéma en théâtre… l’homme a passé dix ans sur son projet d’espace culturel devenu un vrai centre de création. « Avant, c’était l’endroit où les loubards s’enivraient et où les habitants du quartier jetaient leurs poubelles », explique-t-il à MEE.
Peu de choses ont changé depuis Ben Ali
La vieille garde culturelle n’est pas la seule à lutter pour préserver certains lieux. Les jeunes aussi s’en emparent, comme Dhia Felhi et Yasmyne Bejaoui, 26 et 21 ans, qui ont rénové la salle du cinéma Le Majestic à Bizerte. « On passait devant quand on était petit. Le dernier film que j’y ai vu, c’est Sauvez Willy, avant que l’espace ne ferme », raconte Yasmyne à MEE. D’une centaine de salles de cinéma dans les années 50, la Tunisie est passée aujourd’hui à une dizaine seulement.
Yasmyne, jeune étudiante en arts, ne supportait plus d’étudier la musique sans trouver d’endroit où se produire dans sa propre ville. Elle s’associe alors avec Dhia, un jeune ingénieur, pour restaurer ce lieu avec 10 000 dinars en poche pour payer le loyer et les travaux de rénovation.
Mais pour Yasmyne, peu de choses ont changé depuis l’ère Ben Ali, l’État n’aide pas. « Ils nous ont dit, ‘’faites et on verra après’’. Et puis la semaine dernière, on entend [le président] Beji Caïd Essebssi à la radio qui promet des salles de cinéma alors qu’il y en a une qui ouvre sous ses yeux et qui manque de fonds », déplore-t-elle.
Même constat chez Yosr Ben Ammar, galeriste en Tunisie depuis dix ans. L’été dernier, en partenariat avec son collègue Mehdi Ben Cheikh, avec lequel elle avait invité à l’été 2014 des artistes et graffeurs à peindre les murs d’un quartier de l’île de Djerba dans le cadre du projet Djerbahood, elle a créé la galerie 32bis, un espace d’art contemporain installé dans l’ancien bâtiment de la marque Phillips, situé dans le quartier Little Italy.
Si elle se dit fière de ce mini « Guggenheim » au cœur de Tunis, elle ne le doit qu’à ses propres efforts et à ceux de son partenaire. « Cela fait déjà depuis 2008 que je ne compte plus sur la commission d’achat du ministère de la Culture pour acheter les œuvres de mes artistes, il y a eu trop de copinage sans réelle vision culturelle pour le pays. En fin de compte, c’est grâce à l’associatif et aux mécènes que nous avons pu mener nos projets. C’est ça, encore aujourd’hui, qui sauve le pays, pas les institutions ».
Bien que le budget du ministère de la Culture pour 2016 ait augmenté, passant de 189 627 millions de dinars (environ 85 400 millions d’euros) en 2015 à 228 068 millions de dinars (environ 103 000 millions d’euros) pour 2016, sans subventions de l’État, la faible rentabilité de ces espaces fait craindre un manque de viabilité sur le long terme. Pourtant, cinq ans après la révolution, la capitale n’a jamais connu un tel bouillonnement culturel et, surtout, une telle diversité.
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