L’Occident joue à un jeu bien connu avec les minorités d’Orient
François Guizot (1787-1874), le ministre des Affaires étrangères français, et Brugière, Baron de Barante, son ambassadeur à St. Pétersbourg (capitale de la Russie tsariste) étaient amis. Le 31 décembre 1840, le ministre écrivit une lettre spéciale à son ambassadeur en Russie. Guizot commençait sa missive par ces mots : « Mon cher ami, il n’est nul besoin de moult explications entre vous et moi. » Avec cette introduction, Guizot voulait peut-être dire qu’il se fiait à l’intelligence de Barante pour comprendre le sens des phrases qui suivaient, lesquelles étaient quelque peu exploratoires. La lettre de Guizot se poursuivait ainsi :
« Nous [les Français] n’avons rien à voir avec l’accord du 15 juillet 1840 [l’accord entre la Grande-Bretagne, la Russie et l’Autriche visant à mettre fin à la guerre entre le gouverneur d’Égypte Méhémet Ali Pacha et l’État ottoman], qui régit la relation entre le Sultan [ottoman] et le Pacha [Méhémet Ali] aux lendemains de l’intervention militaire européenne. Pourtant, organiser la relation entre le sultan et le pacha est une affaire interne et connexe qui concerne l’Empire ottoman. Une fois ce problème résolu, restera la permanente question des relations entre l’Empire ottoman et l’Europe. Ceci ne peut être géré sans coopération [entre les puissances européennes], et nous sommes d’ores et déjà prêts à coopérer. Ceci constitue la grande porte à travers laquelle nous pourrions pénétrer dans les affaires de l’Est... En plus de cette grande porte, une plus petite existe. La Syrie, et en particulier la population chrétienne du Liban, ont le droit d’obtenir du sultan, en vertu de l’intervention européenne, des garanties, et en particulier une régulation administrative, capables de leur fournir une protection contre les abus dont elles ont souffert sous différents gouvernants, ainsi que d’assurer que la Syrie ne plonge à nouveau dans le chaos… Nous pensons qu’il en va du devoir des puissances chrétiennes, voire de leur honneur, de soutenir cette approche et de faire pression en faveur de l’accomplissement d’une issue heureuse.
« Il y a de nombreux chrétiens en Turquie asiatique et le moment est venu pour nous de faire quelque chose pour eux… Les jours des croisades sont révolus, mais Jérusalem sera toujours là, et elle sera toujours vénérée et l’objet de la passion de millions d’individus, français, anglais, allemands et russes. Si les forces chrétiennes en venaient à occuper une position, par le biais de négociations et d’une intervention pacifique, permettant d’obtenir ce qui pourrait assurer la sécurité et le respect de Jérusalem, il leur incomberait de s’y efforcer… Nous avons toujours de l’influence en Syrie, la plus grande influence même [parmi les puissances européennes]. Les récents événements n’ont pas détruit, d’aucune forme ou façon que ce soit, la continuelle inclination des catholiques orientaux à notre égard. Nous renforcerons ces [passions] en ces lieux. Notre politique et notre langue en Occident devraient être en adéquation avec notre position et nos actions en Orient. »
Environ deux semaines plus tard, le 13 janvier 1841, Guizot rédigea une lettre similaire à son ambassadeur à Vienne – la capitale de l’empire austro-hongrois, majoritairement catholique –, dans laquelle il insista sur la nécessité de la présence d’une dimension chrétienne dans les politiques des puissances européennes et réitéra son appel à la coopération entre ces puissances afin de faire pression sur les Ottomans pour qu’ils accordent des garanties spéciales aux chrétiens d’Orient et confèrent un statut spécial à Jérusalem. Il écrivit aussi à son ambassadeur au royaume de Naples, catholique bien entendu, exprimant les mêmes sentiments.
Pour comprendre les lettres de Guizot à ses ambassadeurs, il est utile de connaître le contexte dans lequel fut conçue sa vision de la politique française au Levant.
Un conflit féroce faisait rage à l’époque entre le gouverneur d’Égypte, Méhémet Ali Pacha, et la Sublime Porte, le centre du pouvoir ottoman à Istanbul. Tout commença avec l’avancée des forces du gouverneur en Syrie et la capture de cette dernière par l’Égypte en 1831-1832, suite à la défaite de l’armée du sultan lors de la bataille de Konya. Méhémet Ali avait demandé à ce que la Syrie lui fût annexée en guise de récompense pour sa participation dans la guerre de la Grèce et de dédommagement pour les pertes considérables que ses forces avait encourues durant les combats. Mais le sultan Mahmoud II avait rejeté sa demande.
Le premier cycle des hostilités s’acheva avec la concession à contrecœur par Istanbul de l’autorité égyptienne sur la Crète, la Syrie et le Hedjaz. En 1839, la guerre éclata à nouveau et l’armée de Méhémet Ali fut une nouvelle fois victorieuse contre l’armée du sultan, ouvrant au pacha la voie vers Istanbul.
Cette fois-ci, la Grande-Bretagne prit l’initiative, sur recommandation de son véhément ministre des Affaires étrangères Lord Palmerston, de demander aux puissances européennes d’intervenir pour empêcher la chute du sultanat. C’est ce qui conduisit à l’accord de Londres de l’été 1840. La France, qui secrètement soutenait Méhémet Ali dans l’espoir de renforcer son autorité dans le Levant, ne se joignit pas à l’accord des puissances européennes.
Toutefois, lorsque ces dernières ordonnèrent à Méhémet Ali de se retirer de Syrie puis lorsque la flotte britannique commença à bombarder les ports d’Alexandrie, de Saint-Jean-D’acre et de Beyrouth, la France n’osa pas venir au secours du gouverneur d’Égypte et de son armée. L’amère confrontation qui s’ensuivit s’acheva avec le retrait de Méhémet Ali de Syrie en échange de la garantie qu’il conserverait l’Égypte et que son pouvoir serait ensuite transmis à ses descendants. Aucun autre gouverneur du Sultanat ne jouit d’un tel droit à la succession dynastique.
La « crise d’Orient », comme elle était connue dans les registres occidentaux, s’avéra un désastre pour l’influence de la France dans l’Orient ottoman. Paris ne parvint ni à gagner l’amitié du sultan, ni à bénéficier de la brève expansion de Méhémet Ali. C’est ce qui poussa Guizot, quand il prit la direction de la diplomatie française à l’automne 1840, à tenter de restaurer la position française au Levant.
Il est intéressant de noter que le ministre français écrivit à ses deux ambassadeurs à St. Pétersbourg et Vienne respectivement mais pas à celui de Londres. Guizot était parfaitement conscient du fonctionnement de la politique étrangère britannique et donc de la détermination de Palmerston à punir la France pour son soutien secret à Méhémet Ali et à l’empêcher de regagner son influence au Levant.
Guizot pensait qu’obtenir l’assentiment de la Russie et de l’Autriche neutraliserait la Grande-Bretagne et réduirait la capacité de cette dernière à nuire à la mise en œuvre de son projet. La Russie poursuivait une approche expansionniste au sein de la sphère d’influence ottomane. Elle entretenait des liens étroits avec les orthodoxes et les Arméniens du sultanat, qui constituaient la majorité des chrétiens du Levant – et non les catholiques.
Sans la coopération de la Russie, le projet de Guizot ne pouvait voir le jour. Quant à l’Autriche, nation catholique, Guizot espérait qu’elle fournirait un soutien supplémentaire à son projet.
Les messages de Guizot ne détaillent pas précisément sa vision. Pour autant, ce que comprirent les autres puissances européennes, dont la Grande-Bretagne – qui était au courant de ce projet malgré le secret dans lequel il était maintenu par le ministre des Affaires étrangères français –, c’est que Guizot cherchait à établir un statut administratif indépendant ou semi-indépendant pour le district de Jérusalem, lequel faisait partie à l’époque du gouvernorat de Damas.
La nouvelle entité inclurait les chrétiens de l’Est, avant tout les catholiques du Liban, et serait placée sous la protection des puissances européennes, en particulier de la France, de la Russie et de l’Autriche. Le projet en étant toujours à ses prémices, Guizot n’avait pas encore développé une conception claire des frontières de la nouvelle entité.
Ce qui est stupéfiant est que Guizot ne se préoccupa pas de savoir si les chrétiens du Levant, dispersés à travers la région, accepteraient de quitter leurs terres natales pour aller vivre dans un tel protectorat européen. Il ne chercha même pas à savoir si les musulmans, qui constituaient la majorité des habitants de la province de Jérusalem et considéraient également la ville comme sacrée, accepteraient ce projet.
En fin de compte, Guizot ne parvint pas à faire avancer son projet. Les Russes suspectèrent le ministre français de chercher à conférer un statut exagéré aux catholiques dans le but de renforcer l’influence de son pays. Metternich, le chancelier autrichien, fit en outre remarquer d’une façon quelque peu cynique que faire cohabiter les orthodoxes et les catholiques du Levant n’assurerait pas la protection de ces derniers, les orthodoxes risquant de ne pas faire preuve de beaucoup de compassion envers les catholiques.
Guizot n’était pas seulement ministre des Affaires étrangères. Il était l’un des libéraux conservateurs français les plus proéminents de son temps. Il était une figure littéraire connue, écrivain et éloquent orateur, et historien. Ceux qui ont étudié le marxisme le reconnaîtront peut-être dans la réponse de Marx et Engels à son histoire de la révolution anglaise.
Dans les années 1840, pendant le règne du roi Louis-Philippe, et ce jusqu’en 1848, Guizot, qui occupa la fonction de Premier ministre de 1847 à 1848, domina la scène politique française. Reflétant l’héritage de la Révolution française et l’esprit de l’époque consacrant l’hégémonie de l’État sur le peuple, Guizot – au cours de ses longues années au ministère de l’Éducation dans les années 1830 – s’efforça de répandre l’éducation publique à travers le pays et d’établir au moins une école primaire par communauté.
À la même époque, l’administration coloniale française commençait à laïciser la gestion et l’éducation en Algérie, que la France occupait depuis 1830. Si le fait qu’un ministre laïc et libéral ait une politique étrangère chrétienne puisse sembler quelque peu curieux, cela l’est encore plus quand on sait que Guizot n’était pas catholique mais protestant.
Le fait est que la politique de Guizot n’était en aucun cas mue par des motivations religieuses. Ni était-elle catholique. La politique de Guizot consistait essentiellement à soutenir les minorités dans la confrontation avec les majorités et à les exploiter pour renforcer le statut des puissances européennes. Cette politique, initiée par la Russie tsariste et la France, puis poursuivie par la Grande-Bretagne et plus tard les États-Unis, demeure l’approche politique de l’Occident au Moyen-Orient.
- Basheer Nafi est directeur de recherche au Centre d'études d'Al-Jazeera.
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Photo : un collecteur de détritus tire son chariot devant la Mosquée bleue d’époque ottomane dans le quartier touristique de Sultanahmet à Istanbul le 12 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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