Un réfugié palestinien en Arabie saoudite : 50 ans de rêves perdus
Bien que février soit l’un des mois les moins étouffants en Arabie saoudite, l’humidité persistante s’entête à coller les manches de mon abaya à mes bras. Dans la Ford de mon père, nous mettons la clim à fond et profitons du rare calme des rues de Djeddah en ce vendredi matin.
Les magasins aux devantures baissées se succèdent le long des paisibles pâtés d’immeubles, où l’on aperçoit plus de chats errants que d’êtres humains. Les propriétaires des boutiques n’arriveront qu’après la prière du vendredi midi, et ouvriront leurs magasins comme autant de boîtes de conserve.
Mon père et moi nous délectons de notre passion commune : le voyage dans le temps. Notre destination : 1968. Nous avons pris pour cap le district d’al-Sahifa, un quartier délabré de la partie plus ancienne de la ville, où nous prévoyons de visiter la première « vraie » maison de mon père.
Mon père, Ziyad, est arrivé en Arabie saoudite à l’âge de 7 ans, poussé avec sa famille dans le tumulte qui suivit la guerre des Six Jours hors du camp de réfugiés de la bande de Gaza où il résidait. Ici, mon père a commencé l’école primaire et mon grand-père a réussi à nourrir sa famille grâce à une série de boulots divers – marchand ambulant, vendeur de chaussures, entrepreneur et épicier. Mon père l’a aidé quand il a été en âge de le faire. Pendant les mois difficiles, la famille se nourrissait de conserves expirées.
Nous trouvons facilement al-Sahifa malgré les changements qu’a connus le quartier. Le barbier de mon père n’est plus là, de même que le café où il passait du temps, enfant, à regarder avidement la télévision. Toutefois, beaucoup est resté tel quel – mon père pointe du doigt avec une surprise poignante une épicerie toujours ouverte à l’angle d’une rue. « C’est le magasin de papa », me dit-il dans un léger bredouillement. Nous n’y entrons pas.
Mon père éteint le moteur et nous sortons dans l’air étouffant du matin. Les rues sont désertes à l’exception de la présence de quelques hommes bruns à l’air affamé vêtus de tuniques beiges et d’épaisses sandales en plastique. J’ajuste mon foulard vert et emboîte le pas à mon père en direction d’une allée qui semble sur le point de s’effondrer.
Djeddah est une ville de personnes déplacées – l’histoire de mon père pourrait être celle de milliers d’autres comme lui. La population de l’Arabie saoudite s’élevait à environ six millions de personnes l’année où mon père est arrivé. Peu après, le premier boom pétrolier a engendré une forte hausse de la demande de main-d’œuvre, faisant de ce pays une destination majeure pour les travailleurs migrants.
Affluant des pays arabes voisins et d’Asie du Sud, entre autres, ces étrangers sont derrière une grande partie de la rapide expansion de l’infrastructure qui a transformé le royaume. Aujourd’hui, près de 30 millions de personnes résident dans ce pays, dont au moins 9 millions de travailleurs étrangers et plusieurs générations de non-Saoudiens nés et élevés dans le royaume.
Faire ses adieux à l’Arabie
Alors que nous retraçons les étapes de l’enfance de mon père le long de l’étroite allée jonchée de débris, je sais que nous faisons en quelque sorte nos adieux.
Après presque 50 ans, mon père est en train de renoncer à l’Arabie saoudite.
« Je suis fatigué », me confie-t-il souvent ces jours-ci. Malgré plusieurs décennies passées dans le royaume, il est toujours un « résident temporaire » qui n’a pas le droit de travailler dans la fonction publique et est à la merci des sponsors saoudiens. Il est las des efforts et des dépenses requis pour renouveler son permis de séjour (iqama) de six à douze mois, le maximum qu’un non-Saoudien puisse espérer obtenir dans ce pays.
Plus que tout, il en a assez de s’entendre dire, en des termes à la fois subtils et explicites, que ce ne sera jamais chez lui.
« Je voulais faire partie de ce pays, j’ai vraiment essayé », m’a-t-il dit. Dans son album de classe, des photos granuleuses le montrent vêtu des traditionnelles thobe et ghutra saoudiennes. Il a passé son enfance à jouer au football avec ses voisins saoudiens sur le bout de terrain sale en forme de trapèze situé devant son immeuble. Un de ses coéquipiers est devenu joueur professionnel ; mon père lui aussi s’était qualifié, mais on lui refusa une place – « Saoudiens uniquement ».
Le deuxième rêve de mon père était plus pratique – il voulait devenir pilote. C’est exactement ce qu’ont fait plusieurs de ses camarades, mais le manque de citoyenneté de mon père l’excluait des programmes de formation subventionnés par le gouvernement. Il n’a jamais perdu sa fascination pour l’aviation, mais n’a jamais non plus mis les pieds dans un cockpit.
Comme beaucoup d’autres non-Saoudiens du royaume, mon père s’est continuellement heurté à un système social qui privilégie les citoyens tout en rendant la citoyenneté pratiquement impossible à obtenir. Il finit par opter pour son troisième choix de carrière – l’ingénierie.
Beaucoup de mes cousins, nés en Arabie saoudite de parents palestiniens, font face au même dilemme aujourd’hui. Mon oncle, affaibli depuis plusieurs années par un cancer, ne peut se permettre de payer un loyer et encore moins l’université à ses enfants. Ses filles, qui excellaient au lycée, n’ont pas droit aux bourses du gouvernement ; elles se languissent donc à la maison en priant pour que se présentent des propositions de mariage.
Plus tard au cours de sa vie, mon père a développé un intérêt pour l’immobilier, mais là aussi, il finit par appendre que la porte est fermée aux non-Saoudiens. Une foule d’interdictions portant sur la propriété de biens immobiliers rend pratiquement impossible à un non-citoyen l’achat de terres à cet effet. Mon père travailla donc comme gestionnaire de propriétés d’autrui, dans une ville où il passa des années à construire des salles de classe, des maisons et des bureaux pour des propriétaires saoudiens.
Un système d’exclusion
Peut-être que cette exclusion est particulièrement douloureuse pour des gens comme mon père qui, en tant que Palestinien, a grandi sans un État à lui. Et pourtant, l’histoire de mon père est moins tragique que celle de nombreuses autres personnes. Le système de parrainage saoudien octroie des pouvoirs immenses au sponsor, et a été utilisé par certains pour exercer un pouvoir abusif à l’encontre des travailleurs migrants. Même dans les cas les plus bénins, ces politiques demeurent un rappel glacial du fait que ce pays appartient avant tout à ses citoyens.
La distance séparant la voiture de la « porte » d’entrée de mon père – une petite trappe en métal installée en-dessous du niveau de la rue (souvent inondée par l’eau de pluie et les eaux usées, se rappelle-t-il) – n’est pas bien grande. Les murs sont craquelés ; ce bâtiment d’une seule pièce semble abandonné – nous n’avons aucun moyen de savoir depuis quand et par qui. Mon père garde le silence un instant, jetant des coups d’œil à gauche et à droite, visiblement un peu frappé par la petitesse des lieux, et leur familiarité.
En observant les rues d’al-Sahifa jonchées de poubelles, je suis impressionnée par la distance qu’a parcourue mon père. Il a travaillé dur, même s’il est prompt à admettre que plusieurs de ses professeurs, mentors et employeurs – beaucoup d’entre eux saoudiens – ont joué un rôle important dans son parcours. Peut-être est-ce son amitié profonde avec ces Saoudiens qui l’a poussé à éprouver du ressentiment contre le système dévoué à les séparer.
La richesse apparemment inexhaustible de l’industrie du pétrole a créé et alimenté cette société stratifiée. Désormais, alors que les changements à l’œuvre dans le secteur de l’énergie endiguent les flux de revenus, les Saoudiens devraient se demander s’ils en ont assez fait pour encourager la résilience – ou la loyauté – de leur main-d’œuvre. Récemment, les déportations de masse, les mouvements de « saoudisation » et les importantes aides financières du gouvernement ont contribué à magnifier le schisme entre les Saoudiens et les étrangers.
Mon grand-père – un patriarche à l’ossature épaisse et au visage sombre que je ne connais qu’à travers des photos – est décédé avant ma grand-père. Il a été enterré dans un cimetière local. Quand ce fut au tour de ma grand-mère de rendre l’âme, on a dit à mon père que le site où était enterré mon grand-père avait été réaffecté à l’usage exclusif des Saoudiens. On lui a demandé de trouver un autre endroit pour enterrer sa mère.
Ce sont ces humiliations quotidiennes, je pense, qui poussent mon père à partir. À quitter un pays qui, reconnaît-il, a représenté un important sanctuaire pour sa famille après la guerre, et demeure le lieu de nombreux souvenirs heureux et de la plupart de ses réussites professionnelles.
Quand il partira, ce sera avec un soulagement empreint de regrets – le regret de ce que sa vie aurait pu être, de ce qu’elle n’a pas été pour mes cousins, et la perte d’un pays qu’il a pendant si longtemps tenté d’aimer.
- Sarah Aziza est une écrivaine et activiste palestino-américaine née à Chicago. Elle a travaillé avec des populations de réfugiés en Algérie, Jordanie, Afrique du Sud et Cisjordanie. Elle a récemment passé un an à Amman en tant que boursière du programme Fulbright à l’UNRWA. Outre ses études de licence à l’Université de New-York, Sarah travaille dans le secteur de l’éducation et du plaidoyer auprès des immigrants et des communautés sans papiers de New-York. Son compte twitter est @SarahAziza1.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Ziyad Aziza conduit dans les rues de Djeddah, Arabie saoudite (MEE/Sarah Aziza).
Traduction de l’anglais (original).
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