Le rock a le vent en poupe en Iran : « la musique, c’est comme l’oxygène, on ne peut l’interdire »
Le chanteur a appelé la petite foule massée dans l’amphithéâtre à se joindre à lui et à chanter en chœur sur son air favori, un air ancien et peu conventionnel :
« Come on
Oh baby don’t you want to go
Back to the same old place
Sweet home Chicago »
Sweet Home Chicago, une chanson emblématique du blues enregistrée à l’origine en 1936 par Robert Johnson, a été la dernière chanson jouée par le groupe de blues iranien Matchbox dans un petit amphithéâtre logé dans le centre culturel de Niavaran, à Téhéran, en janvier. Matchbox n’est qu’un groupe parmi d’autres jouant de la musique de style occidental en Iran.
Depuis le début du mandat de Hassan Rohani en 2013, les récits sur la scène musicale iranienne sont devenus populaires dans des médias occidentaux en quête de symboles d’une nouvelle atmosphère plus ouverte en Iran. Ces médias ont été surpris de découvrir que des chanteuses montent sur scène, que des stars de la pop avec des milliers de fans en délire se produisent en concert et que des groupes de rock et de metal jouent en live. Pourtant, cette scène musicale « officieuse » n’a rien de nouveau et a derrière elle une longue histoire dans ce pays.
La musique n’est pas une guerre
Le neuvième album studio de Pink Floyd, Wish You Were Here, a changé la vie de Nima Navapour. Le batteur iranien a entendu pour la première fois cet album sur une cassette en 1977. « La musique de Pink Floyd m’a totalement stupéfait », se souvient Navapour, qui avait 15 ans à l’époque. « Ce jour-là, j’ai fait mon choix et j’ai décidé de devenir batteur », raconte-t-il.
Navapour a débuté sa carrière musicale en tant que chanteur dans le groupe de musique de son école avant de commencer à apprendre les rythmes et les techniques de base de la batterie. En 1979, il a commencé des cours de batterie avec un tuteur, mais cet âge d’or de son apprentissage n’a pas duré longtemps en raison de la révolution islamique et de l’interdiction à large échelle de la musique qui a rapidement suivi.
« Ma génération a grandi dans la pire époque pour notre art. L’accès aux besoins essentiels pour l’apprentissage de la musique nous était refusé », affirme Navapour, qui se remémore les jours où il devait s’entraîner en frappant sur des oreillers et des couvertures au lieu d’une batterie réelle. « Nous devions nous battre pour la musique, et ce n’était pas une bonne situation. La musique n’est pas une guerre, la musique concerne l’émotion et la créativité, elle concerne la beauté et non l’horreur de la guerre ».
Ce batteur iranien autodidacte a continué de poursuivre sa passion et s’est battu pour la musique qu’il aimait pendant deux décennies. Au cours de ces années, il a principalement joué clandestinement, sans jamais avoir une chance de publier ses œuvres ou de jouer en live. Sa persévérance a fini par porter ses fruits. En 1997, le réformiste Mohammad Khatami a été élu président de l’Iran, un fait qui a ouvert l’espace culturel.
Navapour a joué l’un des premiers concerts en live avec un groupe de pop. Toutefois, les responsables n’ont pas autorisé le batteur à se produire devant le public ; à la place, il a donc dû jouer en live derrière les rideaux de la scène. « Les musiciens de ma génération étaient comme des plantes vertes qui ont grandi dans un jardin non fertile, sans eau ni soleil », explique Navapour.
« Seule notre passion effrénée pour la musique nous a fait aller de l’avant », a-t-il ajouté.
La situation est encore difficile pour les musiciens comme Navapour. La dernière fois qu’il a joué en live, c’était il y a deux ans lors d’un concert avec le groupe de metal Farshid Arabi. Depuis lors, il n’a pas été autorisé à se produire en live. Pourtant, malgré toutes les difficultés à obtenir l’autorisation de se produire, il continue de répéter avec différents groupes.
Depuis 1979, la scène musicale a profondément changé en Iran. Navapour, qui se battait il y a quelques décennies pour trouver un professeur de batterie, enseigne désormais cet instrument dans deux instituts de musique privés de Téhéran. « Parfois, je suis très triste pour ma génération et pour les musiciens qui n’ont pas trouvé la tribune appropriée pour nourrir leur créativité », soupire-t-il.
« Mais au plus profond de mon cœur, je suis heureux parce que j’ai fait ce que je voulais faire. J’ai franchi le pas. J’ai porté le flambeau et je l’ai transmis aux autres. »
La musique pour oxygène
Dans l’Iran postrévolutionnaire, les cassettes de Pink Floyd et d’Eloy étaient la réponse à la curiosité musicale des jeunes mélomanes tels que Pouyan Saadat, guitariste et compositeur iranien de 35 ans. Son grand cousin lui a transmis ces cassettes, et plus tard, le frère d’un ami lui a donné des tablatures de chansons de Nirvana.
« Ce n’était pas encore l’âge d’Internet et nous dépendions totalement de la génération avant la nôtre », explique Saadat à Middle East Eye dans son petit studio aménagé chez-lui, à Téhéran.
Ce musicien, qui avait vécu dans une ville du nord de l’Iran, avait eu du mal à trouver un professeur de guitare. Cependant, la situation était différente dans la capitale, Téhéran. En 1998, Saadat s’est rendu à Téhéran pour poursuivre des études d’ingénieur, mais sa passion pour la musique a changé sa voie. Après deux années d’études, il a abandonné la formation.
« Je voulais avoir une formation académique en musique, et la seule option était d’étudier la guitare classique à l’Université de Honar de Téhéran », se souvient-il.
L’Université d’art de Honar a mis en place pour la première fois des cours de musique seize ans après la révolution. Au départ, l’université proposait uniquement des programmes d’études consacrés à la musique traditionnelle iranienne et aux instruments de musique militaires. Il a fallu attendre sept ans avant de voir des cours consacrés à des instruments occidentaux tels que la guitare être proposés. « Instruments du monde » était le nom officiel du cours.
À l’université, Saadat a rencontré d’autres étudiants qui étaient tout aussi passionnés que lui de jazz, de blues et de fusion des genres. Cela lui a permis de rejoindre le groupe de jazz My Father’s Imaginary Trio. Il jouait de la guitare basse, tandis que les deux autres membres étaient au piano et au violon.
« La musique, c’est comme l’oxygène, on ne peut pas l’interdire, soutient Saadat. On ne peut pas imposer une interdiction sur un genre de musique, parce que les amateurs de musique finiront par trouver un moyen d’écouter, d’apprendre et de jouer la musique qui leur plaît. »
L’intérêt de Saadat pour l’enseignement universitaire l’a conduit jusqu’aux Pays-Bas. En 2011, il a commencé une formation en guitare classique au conservatoire d’Amsterdam. Il y a appris que « les universitaires occidentaux aiment beaucoup entendre ce que les musiciens d’Orient veulent exprimer à travers la musique. » Il a ensuite quitté les Pays-Bas pour retourner en Iran, où il a trouvé sa voix et son histoire.
« La musique est un compte rendu détaillé de notre culture actuelle », affirme Saadat, qui enseigne aujourd’hui la guitare et compose de la musique à Téhéran. « À travers notre musique, on trouve l’histoire de notre génération. C’est un flux, une histoire, et il est impossible de l’éliminer. »
La musique, un passe-temps sérieux
L’espace de répétition de Matchbox est très typique des groupes iraniens qui jouent le type de musique que les responsables jugent « non conventionnel ». Des photos d’Albert King, Stevie Ray Vaughan et Freddie King sont accrochées au mur derrière le batteur ; un radiateur électrique réchauffe la petite pièce, et dans un coin, un ventilateur sur pied blanc est utilisé pour rafraîchir les membres du groupe en été.
Matchbox est composé de musiciens de deux générations différentes. Amir Kamran Mojarrad, un bassiste de 47 ans, a commencé à jouer de la musique avant la révolution, alors que les trois autres membres du groupe sont dans la mi-vingtaine. Ali Hayati, qui joue de la guitare électrique, et Ali Nourian, le batteur, se sont rencontrés en 2005, alors qu’ils étaient tous deux en études d’ingénieur à l’université.
Behzad Sadeghi, à la fois chanteur et joueur d’harmonica et de guitare électrique, les a également rejoints, et ils ont commencé à jouer ensemble parce qu’ils « [aimaient] jouer du blues ».
« Nous ne pensions pas à former un groupe, et encore moins à jouer un concert en live, a confié Hayati. Nous voulions jouer la musique que nous aimons, et ensuite, nous avons pensé que nous pouvions partager ce plaisir avec d’autres personnes. C’est comme cela que tout a commencé. »
Le groupe organise des séances de répétition hebdomadaires depuis trois ans. « On ne peut pas gagner de l’argent là-dessus, mais nous adorons cela », explique Sadighi, assis sur un canapé dans la salle de répétition, sa guitare sur les genoux. « On pourrait dire que c’est juste pour le plaisir, mais c’est très sérieux pour nous. »
Pour effectuer des concerts en live, les membres du groupe doivent s’atteler à des formalités administratives interminables et surmonter la procédure compliquée visant à obtenir une autorisation de la part de la police et du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Généralement, ils sont contents des résultats. « Maintenant, nous avons des fans qui viennent de loin pour tous nos concerts », se félicite Nourian.
Les membres de Matchbox se considèrent chanceux d’avoir un lieu pour jouer ensemble, une possibilité que n’ont pas tous les musiciens de Téhéran. Ainsi, de nombreux musiciens ne vont même jamais sur scène. Néanmoins, surmonter les obstacles pour obtenir la permission de jouer en public n’a rien à voir avec la chance ou le hasard. Selon Nourian, « il faut être déterminé et ne jamais se fatiguer des réponses négatives ».
En dépit de tous les tracas, le bassiste du groupe, qui évolue dans la scène musicale depuis trois décennies, est heureux de ce qu’il fait. « Cela fait longtemps que nous sommes ici, que nous jouons ce genre de musique et que nous la vivons, et il y a plusieurs autres groupes comme nous, a expliqué Mojarrad. Ces groupes n’ont pas proliféré après l’accord sur le nucléaire. Les étrangers pensent que nous sommes un phénomène nouveau, car avant l’accord sur le nucléaire, ils ne se donnaient pas la peine de jeter un œil à ce qui se passait en Iran. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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