Le soulèvement syrien avait pour but de renverser la dictature, pas de diviser le pays
De manière soudaine et sans avertissement préalable, les déclarations officielles russes et américaines se sont succédé, non sans une certaine ambiguïté, au sujet de la perspective d’une transformation de la Syrie en un État fédéral.
Étant donné que les Américains et les Russes parrainent le processus de recherche d’une solution politique à la crise syrienne, processus qui se poursuit assez lentement et de manière très hésitante, les déclarations des deux parties devaient être prises au sérieux.
Ce dont le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le secrétaire d’État américain John Kerry parlaient avec une certaine ambiguïté est devenu beaucoup plus clair avec la déclaration faite le 10 mars par l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie Staffan de Mistura à la chaîne d’informations Al Jazeera (ainsi que les propos formulés par le ministre israélien de la Défense quelques jours plus tard au Wilson Center).
De Mistura est également conscient du danger et de l’impact probable de la référence, à tous les niveaux, à la division de la Syrie. Pour cette raison, il a tout d’abord envoyé un message positif en affirmant que les Syriens s’accordaient sur le maintien de l’unité de leur pays. Cependant, l’envoyé spécial de l’ONU a conclu sa discussion sur le sujet avec une remarque qui entrait en contradiction avec son prélude positif, en soulignant que la fédéralisation de l’État syrien ferait partie des discussions entre les parties syriennes à Genève.
Ce que des responsables tels que Lavrov, Kerry et de Mistura déclarent d’une manière ou d’une autre est repris dans les articles en provenance des think tanks occidentaux menant des recherches sur la Syrie et l’Irak ou dans les lectures d’anciens spécialistes et responsables occidentaux, chez qui il est devenu courant d’affirmer que le Moyen-Orient a besoin d’un nouveau Sykes-Picot.
Des délégués représentant le régime syrien de Bachar al-Assad et les forces de l’opposition syrienne se sont réunis pour des pourparlers visant à trouver une solution politique à la crise syrienne. Des personnalités indépendantes triées sur le volet par de Mistura, l’arbitre principal du processus de négociation, ont participé également aux pourparlers.
Le fait étonnant est que la notion de fédéralisation n’est pas née dans les cercles des partis syriens qui sont principalement concernés par la résolution de la crise, ni dans les cercles de ce que l’on qualifie d’opposition indépendante. À l’exception des Kurdes du Parti de l’union démocratique, ramification syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, l’idée d’une fédéralisation ne figurait dans aucune déclaration ni aucun document politique émanant d’un des leaders représentant le régime d’Assad ou l’opposition, militaire comme politique.
La majorité des Syriens voient le régime d’Assad, qui perpétue le propre régime de son père, comme une autorité sectaire représentant les Alaouites, qui constituent son épine dorsale et son électorat principal. Cependant, la révolution syrienne n’a pas éclaté pour donner naissance à des régions sectaires. Ou plus précisément, la dimension sectaire du régime ne figurait pas en tête des préoccupations des centaines de milliers de Syriens qui sont descendus dans les rues des villes de leur pays en mars 2011 pour créer la première étincelle de la révolution.
La première cible de la révolution, également la plus importante, était la nature despotique du régime et la politique de répression et de contrôle poursuivie par le régime et par ses agences de sécurité.
Tout au long des cinq dernières années, le caractère sectaire du régime n’a été soulevé que dans la mesure où il représentait l’un des fondements du régime au pouvoir et de sa nature minoritaire. En revanche, ce que les Syriens exigent n’est pas la mise en place d’un régime à majorité sunnite, mais d’un régime qui garantit la liberté et la justice pour tous les Syriens.
Il aurait été possible d’empêcher la révolution syrienne de se transformer en ce genre de guerre civile et de crise régionale et internationale dont elle a désormais pris la forme. Cela aurait pu être évité si les puissances régionales et internationales avaient convenu de soutenir le mouvement et les exigences du peuple syrien et d’aider les Syriens à mener leur pays vers un système de gouvernance démocratique qui aurait englobé tous les éléments et toutes les forces au sein de la nation. Si cela s’était passé, la crise syrienne n’aurait pas traîné en longueur dans un bain de sang depuis cinq ans.
Cependant, les grandes puissances, en plus des puissances régionales, étaient divisées sur la question syrienne entre ceux qui soutiennent le régime et ceux qui soutiennent la révolution populaire. En d’autres termes, il semblerait que la proposition du fédéralisme soit un effort visant à résoudre le dilemme des divisions entre les puissances extérieures sur la Syrie, et non à satisfaire une exigence syrienne. Tout comme les accords Sykes-Picot avaient pour but de résoudre le problème de la compétition et du conflit d’influence entre les puissances alliées au cours de la Première Guerre mondiale.
Ce printemps marquera le centenaire de la signature des accords Sykes-Picot. Il est difficile de trouver un seul écolier dans les anciens pays ottomans à qui leur évocation ne suscite pas un sentiment de mépris et d’humiliation. En réalité, Sykes-Picot est un nom de code pour trois accords qui, ensemble, ont jeté les bases de l’idée d’une division de l’État ottoman entre les puissances européennes alliées pendant la Première Guerre mondiale.
Le premier accord, connu sous le nom d’accord de Constantinople, a été signé au printemps 1915 dans la capitale russe, Saint-Pétersbourg. En vertu de cet accord, la Grande-Bretagne et la France ont convenu d’attribuer les détroits ottomans et leurs côtes européennes et asiatiques (y compris Istanbul même) à la Russie.
Le deuxième accord a été signé un an après le premier dans la capitale britannique, Londres, au printemps 1916. Cet accord répartissait les provinces à majorité arabe et du sud de l’Anatolie entre la France et la Grande-Bretagne. Il a été baptisé d’après le nom de ses deux négociateurs, Mark Sykes et François Georges-Picot.
Le troisième accord, connu sous le nom d’accord de Saint-Jean-de-Maurienne, a été signé au milieu de l’année 1917. Signé entre la Grande-Bretagne et la France, cet accord octroyait à l’Italie la partie sud-ouest de l’Anatolie (aujourd’hui Antalya) en échange de son entrée dans le camp allié au cours de la guerre.
Les affaires ne se sont pas arrêtées ici. En 1919, peu après la capitulation des Empires centraux – Bulgarie, Autriche, Empire ottoman et Allemagne – et l’annonce de la fin de la guerre, la Grande-Bretagne et la France ont accordé à la Grèce le contrôle du secteur ottoman d’Izmir et de ses environs. C’est cette étape qui a déclenché la guerre d’indépendance ottomane dirigée par Mustafa Kemal contre les forces des pays alliés, qui ont fini par occuper une grande partie de ce qu’il restait du sultanat ottoman.
L’accord secret conclu par les alliés pendant les années de guerre ne s’est jamais matérialisé, avec le retrait de la Russie de la guerre suite à la révolution bolchevique de 1917, la guerre d’indépendance ottomane et la rétractation de la Grande-Bretagne de ses engagements vis-à-vis de la France en vertu de Sykes-Picot. Cependant, l’idée de partager le butin n’a pas été entièrement abandonnée. La guerre d’indépendance ottomane a atteint son objectif, avec un armistice étudié attentivement : la liberté et l’indépendance de la région qui est restée en dehors du sultanat pour former ce qui est devenu la République turque.
Cependant, ce succès n’a pas complètement protégé la Turquie contre les répercussions de la partition impérialiste des autres territoires du sultanat dans ce qui est devenu l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, un butin partagé entre la Grande-Bretagne et la France. D’une façon similaire au débat qui a été lancé récemment au sujet de l’avenir de la Syrie (et auparavant de l’Irak), les populations des terres ottomanes n’ont pas eu leur mot à dire quant à la façon de diviser leur patrie, pas plus qu’elles n’ont été associées à la genèse de l’idée de partition.
L’ordre post-Première Guerre mondiale est né des ambitions des puissances impérialistes et de l’effort fourni à partir de là par chacune d’entre elles pour atteindre leurs objectifs stratégiques en Orient à travers un processus de négociations, animées par l’idée du partage du trésor de guerre. Les conséquences ont été catastrophiques pour l’Orient et ses habitants, même après que les États nouvellement créés ont obtenu leur indépendance.
Les États qui ont surgi des cendres du sultanat ottoman sont nés sous la forme d’entités aléatoires dont aucun ne disposait des éléments propices à la stabilité et à la prospérité. Ils sont nés avec l’obsession d’une suspicion mutuelle. Dans chacun de ces États, la gouvernance a été remise à des groupes minoritaires, qu’ils fussent sociaux, sectaires ou militaires, sans fondement solide suffisant pour permettre le développement de systèmes de gouvernance démocratiques en mesure d’exprimer la volonté de la majorité du public.
De par son caractère intrinsèquement nationaliste et sa conception basée sur le modèle de l’État-nation, l’ordre post-Première Guerre mondiale a rapidement donné naissance à la question kurde, qui est devenue un facteur de déstabilisation à long terme et plutôt coûteux dans tous les pays d’Orient. La plus grande de toutes les catastrophes a été la création d’un État réservé aux immigrés juifs en Palestine.
Les répercussions de la notion de division et de partition qui ont créé l’ordre post-Première Guerre mondiale continuent de hanter l’Orient et ses peuples, avec la perte de stabilité et de prospérité et une série de conflits civils et de guerres qui éclatent successivement. Un retour à la politique de division et de partition dans le but de résoudre la crise générée par l’ordre post-Première Guerre mondiale ne fera qu’accentuer la déstabilisation, les conflits civils, les guerres et la perte des moyens de subsistance.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Syriens chantent des slogans et agitent des drapeaux syriens lors d’une manifestation contre le régime du président Bachar al-Assad après la prière du vendredi, dans le village de Kafr Hamra contrôlé par les rebelles, province d’Alep (Syrie), le 25 mars 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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