« Fous de la chicha » : la Jordanie fulmine face à un taux de tabagisme toujours plus élevé
Il n’y a pas de cendriers dans le bureau de Fatima Khalifeh, au ministère jordanien de la Santé. L’odeur vague de fumée de cigarette ne colle pas aux meubles. Exceptionnellement pour des bâtiments publics en Jordanie, où la plupart des fonctionnaires ne se font pas prier pour allumer leur cigarette au bureau, les avertissements cloués aux murs interdisant de fumer semblent être pris au sérieux.
Directrice du service de lutte contre le tabagisme du ministère, Fatima Khalifeh est chargée de tenter de réduire le taux de tabagisme dans un pays fortement accro à la nicotine à presque tous les égards. Actuellement en Jordanie, plus de 60 % des hommes adultes fument une certaine forme de tabac, et contrairement à la tendance observée en Occident, ce chiffre est en hausse et non en baisse.
« Nous ne pouvons pas dire que les gens ne sont pas conscients des dangers », a affirmé Khalifeh, qui a travaillé en tant que médecin de famille avant de s’engager dans la politique sanitaire. « Ils le sont. C’est juste qu’il n’y a pas d’engouement pour arrêter. Mais quand, comme moi, vous avez vu un patient incapable de respirer et marchant avec une bouteille d’oxygène, c’est si difficile parce que vous savez que vous pouvez réduire ce risque. »
Début mars, Khalifeh et son équipe ont fait un pas en avant dans leur campagne visant à marginaliser le tabagisme en Jordanie lorsque le Sénat a approuvé des amendements aux lois anti-tabagisme du pays.
En vertu de la nouvelle réglementation, toute personne surprise en train de fumer dans un lieu public s’expose à une peine de trois mois d’emprisonnement et à une amende équivalant à près de 300 dollars.
Les responsables des locaux où des personnes sont surprises en train de fumer illégalement encourent une amende pouvant aller jusqu’à 4 500 dollars, voire une peine de six mois d’emprisonnement.
Les ajouts ne sont pas radicalement nouveaux : sur le papier, le tabagisme est interdit dans les lieux publics en Jordanie depuis 2008. Mais son application insuffisante, les faibles amendes et le flou entourant la définition des « zones publiques » ont fait que par le passé, la législation a eu peu d’impact.
Que ce soit sur les campus universitaires, dans les cafés ou même dans les bâtiments du Parlement, qui sont tous affectés à un certain degré par les changements, il est généralement considéré comme acceptable d’allumer une cigarette à l’intérieur.
Au café Blue Corner, dans la rue al-Thaqafa, une rue fréquentée d’Amman, l’engouement pour la cigarette est évident. Derrière les fenêtres en verre peint, les clients se rassemblent autour des tables, fument des cigarettes et s’adonnent aux joies du narguilé au milieu d’une brume chaleureuse à l’odeur délicate.
Aucune pancarte n’indique qu’il s’agit d’un espace non-fumeurs, et les clients, essentiellement des hommes et des femmes jeunes et d’âge moyen assis en petits groupes, semblent très satisfaits de l’arrangement.
« Je ne fume pas de cigarettes, seulement le narguilé », a confié Ibrahim, 38 ans, faisant référence à la célèbre pipe à eau. Ce travailleur financier originaire d’Amman a avoué fièrement qu’il fumait le narguilé huit fois par jour.
Il a expliqué qu’il préférait la chicha (terme qui peut renvoyer à la fois au tabac utilisé avec les pipes à eau et aux pipes elles-mêmes) à la cigarette, parce qu’il pouvait en apprécier la fumée pendant une à deux heures. Fumer un narguilé vaudrait jusqu’à 100 cigarettes.
« Je travaille un peu, puis je reviens ici et je prends un narguilé. Puis je lis et je prends un narguilé. Peut-être un autre ensuite dans l’après-midi. Puis quand je rentre chez moi, je peux aussi m’asseoir avec un narguilé », a raconté Ibrahim en gloussant.
« C’est mon programme quotidien. Je trouve que c’est mieux pour moi. Je suis détendu, je me sens intéressé. Le narguilé est mon ami. »
Ibrahim, qui n’a pas souhaité donner son nom complet de peur que sa famille ne découvre l’étendue de son habitude, a affirmé qu’il estimait qu’environ 50 % des hommes à Amman fumaient autant que lui. Son ami Ghaith a fait part de son désaccord.
« Il est fou de la chicha », a-t-il lancé en désignant son ami et sa pipe à eau. « Ce n’est pas normal. »
Ghaith explique qu’il soutient l’interdiction du tabagisme en raison des dangers causés par le tabac pour la santé. Il critique également la somme dépensée pour cette habitude, surtout avec un paquet de cigarettes qui coûte aujourd’hui environ 3 dollars.
Ibrahim a précisé qu’il avait calculé le coût de sa dépendance au tabac : entre 2005 et 2011, il a dépensé près de 50 000 dollars en chicha, a-t-il estimé. « J’aurais pu acheter une maison ! », s’est-il exclamé.
D’après la Société jordanienne de lutte contre le tabagisme, les Jordaniens dépensent chaque année environ 650 millions de dollars en cigarettes. Par ménage, cela équivaut à plus que le montant dépensé pour les légumes ou les produits laitiers, alors que cette habitude tuerait au moins 1 550 personnes par an.
Les militants anti-tabac savent qu’il existe des raisons suffisamment rationnelles pour sévir contre cette habitude. Mais la réalité de l’application des lois et de la réduction du tabagisme se heurte à une forte dépendance aux produits du tabac et à une hypothèse profondément enracinée selon laquelle fumer est un droit.
Bien que de nombreux Jordaniens soutiennent les restrictions en théorie, l’offensive pour appliquer la législation est venue en grande partie d’organisations militantes populaires. Frustrée par le manque d’espaces non-fumeurs pour ses enfants, le Dr Larisa Aluar a co-fondé Tobacco Free Jordan en 2011 et a été surprise de découvrir que des lois contre le tabagisme existaient vraiment.
« Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une loi, mais personne ne le savait. Elle n’était pas appliquée », a-t-elle expliqué à Middle East Eye.
Depuis la fondation de l’organisation, elle a réalisé avec ses collègues des avancées mineures mais significatives vers l’ouverture d’espaces non-fumeurs en Jordanie. Aluar comprend que les fumeurs puissent estimer que leurs libertés sont restreintes, mais elle a fait part de sa préoccupation pour la liberté des autres de vivre sans être exposés aux effets néfastes du tabac, à l’échelle des individus et de la société dans son ensemble.
« Les gens ne veulent pas sortir de leur zone de confort : ils veulent fumer quand ils le souhaitent, a-t-elle commenté. Quand même les décideurs enfreignent la loi, nous savons qu’il y a un problème. Ce n’est pas pris au sérieux et ce n’est pas une priorité. »
Au même titre que l’attachement social au tabac, cependant, les commerces qui se sont accumulés autour de la culture du tabagisme contestent également la réglementation. Mohammed, chef au Blue Corner, a tenu à expliquer que le durcissement de la réglementation impliquerait d’imposer des espaces séparés pour la chicha et la restauration dans le café, un changement qui lui ferait craindre un impact négatif sur les bénéfices et sur son emploi.
Face à ce climat de suspicion, les décideurs politiques combinent l’interdiction avec des politiques d’éducation et de sensibilisation visant à changer les comportements.
Ces derniers mois, les autorités ont commandé des panneaux d’affichage disséminés aux quatre coins de la Jordanie et comportant des illustrations excentriques pour lutter contre le tabagisme, comme un cœur et une cigarette avec la légende « Ton amour me tue », tandis que des avertissements ont été intégrés aux paquets.
Fatima Khalifeh a expliqué que le programme de lutte contre le tabagisme comprenait de plus en plus de conférences dans les universités et ciblait notamment les adolescents, qui sont les plus à risque de commencer à fumer des cigarettes.
« Quiconque se préoccupe de la Jordanie et de l’avenir de la Jordanie doit soutenir tout cela. Nous ne pouvons pas avoir un avenir dans ce pays si tous nos enfants finissent au Centre anti-cancer du roi Hussein à cause de la cigarette », a affirmé le Dr Larisa Aluar.
Au Blue Corner, Ibrahim n’était pas du même avis. « Tout le monde a besoin de prendre du bon temps » a-t-il expliqué en prenant une autre bouffée aromatisée de son narguilé. « Personne ne peut travailler ou étudier tout le temps : chacun a besoin de prendre du bon temps, d’être heureux, et pour cela, on peut fumer le narguilé. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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