« L’odeur de la mort est omniprésente » : le blocus pousse les Gazaouis au suicide
GAZA – Il a suffi d’une petite étincelle pour que la vie de Mohammed Ghazal, 43 ans, prenne fin. Poussé dans les profondeurs du désespoir, Ghazal s’est aspergé d’essence et s’est immolé par le feu il y a deux semaines lors d’une visite à hôpital al-Aqsa de Deir al-Balah.
Originaire du camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, Ghazal souffrait de dépression mais avait cessé de se présenter aux rendez-vous et de suivre son traitement pour sa pathologie en 2014, d’après le ministère gazaoui de la Santé.
« Il s’est recouvert d’une grande quantité d’essence et est mort presque immédiatement malgré les efforts pour le sauver », a indiqué le ministère dans un communiqué.
Ce n’est là qu’un des nombreux cas signalés au cours des derniers mois, alors que médecins et responsables associent l’augmentation des suicides aux conditions épouvantables et au manque d’opportunités que connaissent de nombreuses personnes à Gaza suite au blocus imposé depuis plusieurs décennies par Israël et par l’Égypte.
Au cours du premier trimestre 2016, au moins 95 personnes ont tenté de se suicider, selon une étude publiée par l’Observatoire euro-méditerranéen pour les droits de l’homme, un groupe de surveillance, alors que le taux de suicide au cours des premiers mois de l’année a augmenté de 30 % par rapport aux mêmes mois entre 2013 et 2014.
« La dernière guerre contre Gaza a entraîné un effondrement total de l’économie palestinienne et le chômage est l’une des raisons principales de la plupart des cas de suicide », a indiqué à MEE Ramy Abdu, directeur de l’organisation.
De nombreux cas de suicide ne sont pas reconnus en public dans la mesure où le sujet est toujours considéré comme un tabou dans une société où les hommes sont censés subvenir aux besoins de leur famille et traiter les problèmes de la vie sans se plaindre ni demander de l’aide.
Pourtant, les pressions imposées par le blocus ont fait qu’il est devenu impossible pour la plupart de répondre à ces attentes.
Actuellement, 80 % de la population de Gaza vit sous le seuil de pauvreté, tandis que le taux de chômage s’élève à 44 % chez les jeunes.
« J’ai vécu ma vie et mon souhait est que celle-ci prenne fin. Je vais maintenant y mettre fin et c’est là mon dernier espoir », a écrit Younis Briem, un homme de 32 ans originaire de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 9 février sur sa page Facebook.
Le statut de Briem a recueilli 30 mentions « J’aime ». Cinquante minutes après l’avoir publié, Briem s’est immolé par le feu dans la rue à Bani Suheila, près de l’entrée est de Khan Younès.
Des chauffeurs de taxi aux alentours ont tenté en vain d’éteindre les flammes, mais Briem n’a pas survécu, brûlé à 70 % avant que quiconque puisse l’atteindre avec des récipients d’eau.
Abou Mohammed al-Briem, le cousin de Younis, a expliqué que ce n’était pas la première fois qu’il parlait de suicide.
« Il n’avait pas les moyens pour assurer une existence digne » à ses enfants
« Il n’a jamais souffert de troubles psychologiques, contrairement à ce que les gens disent : il a toujours été soumis à de fortes pressions sociales et économiques, et en tant que père de deux enfants, il n’avait pas les moyens de leur assurer une existence digne. Pour ces raisons-là, il s’est suicidé », a-t-il expliqué à Middle East Eye.
Des sources proches de la famille de Mohammed Ghazal ont affirmé que lui aussi était confronté à des soucis économiques et que l’hôpital avait refusé de lui restituer sa pièce d’identité tant qu’il n’avait pas réglé une facture de 500 shekels israéliens (environ 117 euros), une somme qu’il n’était pas en mesure de rembourser. L’hôpital n’a pas commenté ces allégations.
D’autres cas récents de personnes qui ont tenté de se suicider en raison de circonstances économiques ont également été signalés.
À l’hôpital al-Shifa, une foule aurait empêché un homme, qui se plaignait de ne plus avoir les moyens de vivre, de se sectionner les veines avec un couteau.
Un autre suicide a été évité lorsqu’un père a menacé de se jeter d’un toit le jour où son épouse a donné naissance à leur septième enfant.
Selon les informations recueillies, l’homme se plaignait de ne pas pouvoir payer les factures d’hôpital pour son épouse après s’être vu priver de salaire par l’Autorité palestinienne.
La police et les voisins sont parvenus à le faire descendre en discutant avec lui, mais seulement après que le bureau du président palestinien Mahmoud Abbas lui a promis que son salaire serait rétabli.
Les responsables gazaouis ont refusé de transmettre à MEE des statistiques officielles sur le nombre de suicides à Gaza ; cependant, Yahya Moussa, membre du Conseil législatif palestinien, a indiqué à MEE qu’une « forte augmentation » des suicides a été observée depuis 2006 et le début du blocus.
Fadel Abu Hein, professeur de psychologie à l’université al-Aqsa de Gaza, a déclaré à MEE que certains de ceux qui se sont suicidés ont écrit des messages pointant du doigt explicitement le blocus ; un homme a par exemple écrit : « Ouvrez les portes de notre avenir ou nous mettrons fin à [nos jours] de nos propres mains. »
« Le chômage et la pauvreté sont les deux piliers importants qui font que les êtres humains perdent de vue l’importance de leur existence », a précisé le professeur.
« Les jeunes souffrant de dépression, de frustration et de désespoir, qui ressentent que leur vie ne leur apporte rien, peuvent facilement se convaincre qu’y mettre fin est plus facile qu’être totalement contrôlé par les autres. »
Richard Falk, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, a expliqué à MEE que l’augmentation des suicides à Gaza était un indicateur du « désespoir » enduré par de nombreuses personnes dans leur vie quotidienne.
« J’éprouve depuis longtemps un sentiment d’admiration et d’inspiration devant la résilience spirituelle du peuple de Gaza face à l’épreuve prolongée imposée par la politique israélienne d’occupation, de blocus et de recours à une force excessive », a déclaré Falk.
« Cette volonté de vivre aussi bien que possible dans les circonstances les plus difficiles semble menacée par cette augmentation alarmante des suicides, qui semble exprimer un profond désespoir, une perte de tout espoir dans l’avenir et une situation de démoralisation totale. »
« L’oppression est également haram »
En dépit de la sympathie exprimée pour les familles de ceux qui parviennent à se donner la mort, la majorité de la population préfère garder le silence, parce que le suicide est généralement considéré comme interdit par l’islam.
« Le suicide est haram, mais l’oppression est également haram », a indiqué à MEE Imad Hamattou, un spécialiste basé à Gaza.
« Derrière chaque cas de suicide se cache une histoire humaine ; l’odeur de la mort est omniprésente à Gaza. Le problème est que l’individu moyen ne peut pas mener sa vie au quotidien. »
Le suicide est également interdit par la loi palestinienne et les personnes qui y survivent sont souvent emprisonnées, ce qui nourrit d’autant plus leur désespoir.
Dans une récente affaire judiciaire à laquelle MEE a assisté à Rafah, un jeune homme a été condamné à une peine d’un mois d’emprisonnement pour avoir tenté de se suicider, le juge ayant justifié cette sentence par un souhait de « [tenter de] protéger sa vie ».
« Même si vous me mettez en prison, je tenterai de nouveau de me suicider quand je serai sorti de prison ! », a crié l’homme au juge. « C’est mon corps, pas le vôtre. C’est à ma vie que je veux mettre fin, pas à la vôtre ! »
Mohamed Rashwan, avocat et militant des droits de l’homme dans le même tribunal, a indiqué à MEE que des affaires de tentative de suicide étaient portées devant les tribunaux presque quotidiennement.
« Penser à toutes ces affaires m’épuise l’esprit et je n’exagère pas lorsque je dis que le suicide est devenu un phénomène à Gaza », a-t-il expliqué à MEE.
« Il ne suffit pas de criminaliser les tentatives de suicide. Il y a eu une explosion massive de la frustration chez les jeunes. Tout ce dont ils ont besoin, c’est de 5 skekels pour acheter un litre d’essence et mettre le feu à leur corps fatigué et à leur esprit troublé. »
« Ils ont perdu tout espoir, ils ont perdu toute perspective, les frontières sont fermées et ils se sentent pris au piège, dans l’incapacité de trouver un emploi ou de poursuivre leurs études. »
En janvier, Younis Briem avait posté sur sa page Facebook des photos d’enfants devenus sans-abris depuis la guerre menée par Israël contre Gaza en 2014, ainsi que des images montrant à quel point d’importantes inondations avaient dernièrement dévasté le quartier.
« Je me sens étouffé... Et personne n’éprouve de compassion pour moi », a-t-il écrit. Neuf jours plus tard, il n’était plus de ce monde.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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