Dans Alep en ruines : « Vous ne pouvez imaginer à quel point c’était beau, avant »
Middle East Eye a voyagé à Alep dans le cadre d’une expédition organisée par le gouvernement syrien, guidée par un accompagnateur accrédité.
Dans le souk historique d'Alep ravagé par la guerre, la lumière joue au travers des hautes fenêtres avec des volutes de fumée, éclairant les voutes noircies du plafond et une photo encadrée de Bachar al-Assad. Fumée et crépitements sporadiques d’AK-47, voilà tout ce qui reste des combats de rue survenus un quart d’heure plus tôt, quand les forces d’opposition ont ouvert le feu sur une position de l'armée gouvernementale.
Depuis trois ans et demi, le souk, cette partie jadis si animée de la vieille ville d’Alep, site inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO, est le théâtre d'affrontements entre troupes gouvernementales et forces d’opposition.
Le marché couvert médiéval, dont les fondations remontent au deuxième millénaire avant notre ère, est dévasté par le conflit. Les anciens ateliers ne sont plus que des coquilles carbonisées ; les devantures de magasins ont été éventrées - leurs marchandises détruites pointant au travers des décombres - et les rideaux métalliques défoncés sont criblés d’impacts.
Mahmoud Memay vendait des instruments de musique traditionnels faits main, dans trois magasins. Ils ont tous été détruits par des incendies en 2012. Il participait régulièrement à des foires artisanales partout dans le monde, où il faisait la promotion de ses instruments en bois – mais, après toute une vie de travail, il ne lui en reste désormais plus que 20 exemplaires.
« Jamais je n’aurais imaginé que je pourrais tout perdre ainsi en un instant », déplore en hochant la tête Mahmoud, assis derrière le dernier éventaire encore opérationnel du souk - boutique de fortune offrant des plats à emporter. Elle se trouve dans une arcade aux volets clos, plongée dans le silence et obscurcie par des bandes de tissu clouées entre les piliers pour protéger les soldats des tireurs d'élite en embuscade.
« J'ai ouvert cette boutique au début des troubles et, jusqu'à présent, j’ouvre tous les jours », a-t-il confié au Middle East Eye.
« L'armée syrienne et l’Armée syrienne libre se tiraient dessus ici même, dans la rue principale, mais jamais je n’ai baissé le rideau ».
Bien que quatre fois blessé par des éclats d'obus, il tient à dire qu’il ne s’en ira jamais ; il a même refusé de profiter d’un visa envoyé d’Angleterre par son frère. « La plupart des commerçants qui avaient les moyens ont fui la Syrie ou ont ouvert des magasins ailleurs à Alep. Moi, j'ai de l'argent mais j'aime trop ce pays, en particulier la vieille ville, donc je reste », assure-t-il.
Il vend cigarettes et sandwiches et ses clients – une quarantaine par jour – sont principalement des soldats de forces gouvernementales (Armée arabe syrienne, AAS), outre quelques membres des 38 familles qui ont refusé d’abandonner leurs maisons dans la vieille ville. Les femmes s’obstinent à étendre leur linge aux balcons, bien qu’ils donnent sur des rues constamment menacées par des tireurs d'élite.
D'autres ont fui vers les quartiers plus sûrs d'Alep. Mohamed Mardini fait partie des 33 000 résidents déplacés qui occupent les anciennes cités universitaires dans l'enceinte de l'université d'Alep, transformées en centre d’accueil pour déplacés.
« Quand les terroristes ont attaqué la région, ils ont commencé par brûler les maisons, pour nous contraindre à fuir », raconte-t-il. Comme beaucoup, il n'a aucune idée de ce qui reste de son domicile, situé dans une zone toujours sous contrôle des forces d'opposition.
Près des bâtiments des résidences universitaires, où pendent à tous les balcons des bâches du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), des hommes se sont rassemblés devant un drapeau syrien et un portrait d'un jeune soldat - Amar Seraj Ali, 24 ans - tué au front dans la ville de Deir Ezzor, contrôlée par l’EI, et offrent leurs condoléances à sa famille en deuil.
Les habitants nous ont dit que ces cérémonies funéraires s’étaient banalisées, car la plupart des familles syriennes ont perdu un proche dans ce conflit.
Le gouvernement syrien ne communique pas le nombre de morts de son côté, mais l'ONU a estimé l'année dernière que 250 000 personnes avaient été tuées au cours de ces cinq années de conflit. Cependant, l’envoyé spécial de l’ONU en Syrie Staffan de Mistura a déclaré la semaine dernière que le bilan tournerait plus vraisemblablement autour de 400 000.
« Nous sacrifions nos enfants à notre pays. Nous rachèterons la Syrie au prix de notre âme », articule le père d’Amar, Mohamed Seraj Ali, 59 ans, la gorge serrée par les larmes. « Il est de notre devoir de défendre notre pays. Nous avons un président élu et nous lui faisons totalement confiance. » Un autre fils d'Ali a été porté disparu en 2013.
La famille pense qu'il a été enlevé par les forces d’opposition parce qu’il était fonctionnaire d’état. « Je crois que tout le monde devrait lutter contre le terrorisme et j’en suis même tellement convaincu que je me battrai tant qu’un membre de ma famille sera encore en vie », annonce Ali.
La vieille ville fait partie des quartiers d’Alep où le cessez-le-feu, négocié en février par la Russie et les États-Unis pour tout le territoire syrien, s’est avéré fragile. Tous les camps s’accusent mutuellement d’avoir violé la trêve.
L’AAS met à profit ces infractions au cessez-le-feu pour prolonger ses offensives contre les forces d'opposition reconnues comme des organisations terroristes par le Conseil de sécurité des Nations Unies, dont l’EI et la branche al-Qaïda en Syrie, le Front al-Nusra.
Les militants dans les quartiers contrôlés par les rebelles à l'est et au sud de la ville ont dit la semaine dernière qu’au moins 25 personnes, des civils pour la plupart, ont trouvé la mort sous les frappes aériennes et les bombes barils des forces gouvernementales dans ces zones.
Depuis l’annonce du cessez-le-feu, les combats dans la vieille ville ont faibli. Mais lorsque le commandant adjoint des forces gouvernementales de la région, Dia Dayoub Abu George, a parlé à MEE, il a décrit cette accalmie comme inhabituelle, ajoutant que l’AAS s’attendait à ce qu’ « une autre tempête se déchaîne sous peu ».
Il affirme que, si 75% de la vieille ville est sous contrôle gouvernemental depuis 2013, les attaques des forces d’opposition n’ont jamais cessé.
« Les terroristes tentent toujours de s’infiltrer ici mais notre défense est si solide qu’ils finissent toujours par battre en retraite », indique Abu George. En parcourant le labyrinthe de ruelles en ruines, il explique que les décombres des milliers de stands alignés jadis sur les 13 kilomètres du souk l’on transformé en un complexe champ de bataille.
« Le terrain présente de nombreux obstacles. Les terroristes cachent des hommes entre les boutiques vides et tout d’un coup l'un d’eux jaillit d'une porte et ouvre le feu », raconte-t-il. « Nous avons perdu beaucoup d'hommes ici ; beaucoup de martyrs y ont laissé leur vie. »
Aux frappes aériennes des forces gouvernementales, s’ajoutent les obus tirés à l’aveugle par les rebelles. Au début du mois, un missile de fortune – une bouteille de gaz attachée à un tube de mortier – est tombé sur le Consulat suisse, abandonné. Dans les décombres épars devant le bâtiment, des fleurs printanières fleurissent sur un arbre épargné par l'explosion et qui se dresse gracieusement à proximité de deux voitures renversées.
Autour des anciennes mosquées aux dômes effondrés et des bâtiments écroulés le long de l'artère principale qui traverse le souk – maintenant barricadé derrière d'énormes protections anti-snipers en tôle ondulée – l'air bruisse de chants d'oiseaux qu’interrompent par intermittence le crépitement des fusillades.
« Vous n’imaginez pas comme cet endroit était magnifique autrefois », se remémore en un profond soupir un ancien résident. « Il en faudra des années pour tout reconstruire. »
Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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