Voyage à Alep : comment la guerre a déchiré la plus grande ville de Syrie
ALEP, Syrie – Avant la guerre, vous pouviez petit-déjeuner tranquillement à Damas, la capitale syrienne, et arriver à Alep à temps pour un déjeuner tardif dans l’un de ses restaurants célèbres.
Aujourd’hui, la voie rapide et directe a été coupée. Pendant plusieurs semaines cet hiver, les zones d’Alep contrôlées par le gouvernement ont été complètement isolées, comme cela a souvent été le cas depuis le début du conflit. Grâce aux récents succès de l’armée syrienne, cette route a été rouverte, mais le voyage implique de longs détours parfois imprévisibles.
Nous avons fait la première étape du voyage, les 160 km vers le nord de Damas à Homs, sans aucune difficulté, faisant une pause sur le chemin pour passer prendre un lieutenant de l’armée syrienne, Ali. Cet officier de 22 ans reprenait ses fonctions après huit jours de congé. Il nous a raconté comment il avait abandonné ses études d’ingénieur à l’université trois ans plus tôt pour s’engager volontairement dans l’armée.
Ça faisait plus de deux ans qu’Ali n’avait pas revu ses parents. Il était affecté à la défense de l’aéroport militaire Kweiris à l’est d’Alep. Ali nous a parlé de batailles quotidiennes contre le Front al-Nosra, la branche d’al-Qaïda en Syrie, et, plus récemment, de ses adversaires de l’État islamique (EI).
La base aérienne était inaccessible par voie terrestre, de sorte que les soldats ont été approvisionnés en munitions et fournitures par hélicoptère. Lorsque l’État islamique s’est joint au siège à l’été 2014, il a apporté des armes sophistiquées capables d’abattre des hélicoptères. Par la suite, les fournitures ont été parachutées. Souvent, elles déviaient et rataient leur cible puis étaient récupérées par les rebelles. Lorsque Ali a été touché à la poitrine par une balle, il n’y a pas eu d’évacuation. Il a passé quinze jours en convalescence à l’intérieur de la place forte avant de retourner au combat.
À propos des combattants de l’EI, il a dit : « Ils ne sont pas humains. Ils n’ont pas peur. Ils ne sont pas affectés par les blessures. Certains disent qu’ils prennent des médicaments spéciaux. Ils disposent de plus d’hommes qu’al-Nosra et ils sont plus féroces. Ils doivent mutiler les cadavres de ceux qu’ils tuent sinon ils ne croient pas à leur mort. Quand nous les capturons, nous trouvons des munitions, des dattes, des médicaments et des sous-vêtements féminins pour les vierges qui les attendent au paradis. »
Ali a sorti son téléphone portable et m’a montré des images de fusillades avec des adversaires de l’État islamique qui n’étaient qu’à 75 mètres selon lui.
« Le secret de Kweiris était la loyauté des soldats. Nous n’avions pas de chars, mais nous avons tenu bon pendant quatre ans. J’ai perdu 82 camarades », m’a confié Ali.
Le siège a été levé en fin d’année dernière, signe que le vent a tourné en faveur du gouvernement du président syrien Bachar al-Assad, qui est soutenu par des frappes aériennes russes depuis septembre dernier.
Ali est maintenant impliqué dans le ratissage des positions de l’État islamique autour d’al-Bab, une ville à l’est d’Alep qu’on dit plus importante en termes militaires pour l’EI que son siège syrien de Raqqa en raison de sa proximité avec Alep.
La route de Raqqa
Je voulais me rendre à Alep depuis plus d’un an mais n’avais pas été en mesure de faire le voyage parce qu’on m’avait dit que c’était trop dangereux. Cela a changé au début de l’année, les victoires du gouvernement syrien signifiant qu’il y avait une route sûre vers la ville.
Autrefois, la route directe vers Alep passait par Homs vers Hama, mais aujourd’hui, il y a de nombreuses déviations le long du chemin. Désormais, pour atteindre Alep, il faut bifurquer sur la route vers Raqqa et la suivre.
Notre chauffeur, Abdullah, faisait le voyage plusieurs fois par semaine et était très expérimenté. C’était indispensable : une erreur de navigation peut vous conduire à un point de contrôle tenu par l’État islamique ou al-Nosra.
Abdullah a raconté qu’il possédait une entreprise de textile dans la vieille ville d’Alep. Lorsque sa maison et son entreprise ont été détruites, sa voiture était la seule ressource qu’il lui restait. « Je devais affronter la réalité. Je suis devenu chauffeur », a-t-il déclaré à Middle East Eye.
Cela signifiait une perte de statut. « Au début, j’avais du mal à être appelé ‘’le chauffeur’’. En fin de compte, c’est un travail et je n’en ai pas honte », a-t-il ajouté.
Abdullah m’a dit ce qu’il a affronté sur la route : les bombes en bordure de route ; être pris dans des affrontements ; des faux postes de contrôle tenus par des insurgés ou des criminels. « Ils vous volent ou ils vous vendent pour obtenir une rançon. »
Nous étions maintenant en terrain dangereux. Notre chauffeur nous a dit que les positions d’al-Nosra n’étaient qu’à un kilomètre au nord tandis que l’État islamique était au sud. Il y a de nombreux points de contrôle et de nombreuses places fortifiées le long des routes improvisées, des zones surélevées artificiellement qui sont toutes bien armées, avec une vue panoramique sur la campagne environnante.
Entre les points de contrôle, Abdullah a conduit à une vitesse vertigineuse. Puis, à sa frustration, mais à mon grand soulagement, nous nous sommes retrouvés bloqués derrière un convoi militaire. Un soldat se trouvait à l’arrière du camion agitant sa mitrailleuse menaçant tout véhicule s’approchant de trop près. Bien que je n’ai aucun moyen de l’affirmer, mes compagnons m’ont dit que le convoi transportait des troupes russes et syriennes. Moscou a renforcé sa présence militaire en Syrie ces derniers mois, mais on dit que ses troupes étaient concentrées dans les provinces de l’ouest.
Finalement, nous avons pris la direction du nord. Je regardais les bergers rassemblant leurs chèvres tandis que le soleil se couchait derrière une série de petites collines et me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, il faisait sombre et Ali avait été déposé à sa destination. Nous étions arrivés à l’entrée d’Alep. Même s’il n’y avait pas d’éclairage de rue et que les immeubles étaient plongés dans le noir, je pouvais voir à travers l’obscurité les destructions tout autour.
Entrer à Alep
Il y a moins de quatre ans, Alep était une ville prospère et belle. Chrétiens et musulmans y vivaient côte à côte, tout comme sunnites et chiites. Une culture de tolérance était soutenue par un grand centre industriel. La dynamique communauté des affaires d’Alep avait créé des milliers d’usines dans la banlieue industrielle de Cheikh Najjar, lesquelles employaient un million d’Aleppins.
La ville recélait quelques-uns des plus grands trésors de la civilisation mondiale : des églises antiques, des mosquées, le célèbre marché couvert et l’incomparable citadelle au cœur de la ville.
Presque tout a été détruit. À Damas, la vieille ville survit mais la plupart des banlieues sont en ruines. À Alep, le centre a été ravagé et une grande partie de ce qui reste est entre les mains des rebelles.
Un voyage de l’est vers le centre de la ville prenait autrefois une demi-heure. Maintenant, ça prend une journée, et parfois beaucoup plus en raison des barrages routiers et des postes de contrôle.
Ces dernières années, le gouvernement contrôle les régions de l’ouest de la ville, tandis que diverses forces rebelles dominent l’est.
De nombreuses zones gouvernementales subissent régulièrement des bombardements de mortier. Certaines de ces attaques impliquent de petits mortiers qui infligent des dommages localisés. Le paysage grêlé de la ville révèle comment les rebelles utilisent maintenant des engins improvisés avec des bonbonnes de gaz, comme des missiles plutôt que des mortiers classiques. Ceux-ci peuvent faire s’effondrer les bâtiments ou provoquer un carnage s’ils atterrissent dans une foule. Les hôpitaux d’Alep sont en veille permanente pour un afflux massif de victimes – 100 ou plus à la fois. Ces armes meurtrières peuvent tomber n’importe où.
Ils constituent une raison supplémentaire conduisant à la fuite d’un million d’habitants. Pendant ce temps, dans les zones contrôlées par les rebelles, les organisations de défense des droits de l’homme accusent le gouvernement syrien de pilonner la ville depuis le ciel et de larguer ce qu’on appelle des bombes barils qui sont souvent remplies de fragments de métal qui peuvent pénétrer facilement la chair humaine. Amnesty International a qualifié l’utilisation généralisée de ces bombes de crime contre l’humanité.
La vie à Alep
Les problèmes les plus urgents à Alep sont l’électricité et l’eau. Quand je suis arrivé fin janvier, il n’y avait plus d’électricité depuis 112 jours (à l’exception d’une période pendant laquelle elle avait fonctionné brièvement pendant environ une demi-heure par jour).
La centrale, qui sert à alimenter les plus de deux millions d’habitants de la ville, est aux mains de l’État islamique. L’armée tente, jusqu’à présent sans succès, de la reprendre. Si elle n’est pas déjà détruite, elle le sera certainement lorsque les combattants de l’EI en seront chassés.
On pense que l’année dernière, les belligérants ont convenu d’un accord de partage de l’énergie qui donnait à toutes les parties un accès limité à celle-ci, mais cela semble avoir échoué en raison de la difficulté à concilier tous les groupes divergents.
La seconde source d’énergie d’Alep était le réseau national la reliant à Damas via Hama. Théoriquement, cela pourrait encore fonctionner, mais encore une fois uniquement si le gouvernement et les nombreux groupes rebelles coopéraient. Cela semble exclu. J’ai demandé un entretien avec le responsable de l’électricité, mais on m’a dit qu’il « n’avait rien à dire ». Ce n’est pas étonnant, ce malheureux est l’un des hommes les plus impopulaires d’Alep.
Pendant ce temps, les Aleppins qui peuvent se permettre de le faire utilisent des générateurs privés. Dans les zones résidentielles, il y a une masse chaotique de fils juste au-dessus du niveau de la rue reliant ces générateurs à des appartements.
Toutefois, deux ampères seulement d’électricité coûtent environ 6 000 livres syrienne (24 euros) par mois, dans un pays où les revenus se sont effondrés et l’acheminent de l’aide est sporadique.
C’est suffisant pour l’éclairage, mais pas pour les appareils électriques et encore moins le chauffage central pour atténuer le froid hivernal d’Alep. Les résidences privées sont humides et, pour une raison que j’ignore, il semble y faire encore plus froid que dehors.
Quand je suis arrivé en ville, le dernier problème avec l’eau remontait à douze jours auparavant. Une fois de plus, le problème est l’État islamique. L’approvisionnement en eau d’Alep vient de l’Euphrate par l’intermédiaire d’un réservoir appelé « lac d’Assad », à 90 km au nord-est. Il y a là-bas une usine de traitement, d’où l’eau est pompée via des zones contrôlées par al- Nosra jusqu’au cœur de la ville.
L’eau a déjà été coupée par les combats. Cette fois, toutes les tentatives de négocier une solution avec l’EI ont échoué. Cette tactique ne rend pas le groupe populaire et peut être interprétée comme un signe de désespoir face à ses récents revers militaires – une petite consolation pour les Aleppins.
Ils ont réagi en creusant des puits. Comme pour l’électricité, cela pèse énormément sur le coût de la vie. Les habitants m’ont dit qu’ils paient 1 500 livres (6 euros) pour 1 000 litres, soit suffisamment pour répondre aux besoins de base d’une famille pendant environ une semaine. Pour mettre cela en perspective, la consommation d’eau aux États-Unis est d’environ 340 litres par personne et par jour. À Alep, on est à moins de 20 litres par personne.
Beaucoup de gens ne disposent pas d’assez d’eau pour se laver : les médecins disent qu’il y a une épidémie de puces en ville.
Ces coûts s’additionnent. Le salaire d’un fonctionnaire est d’environ 30 000 livres syriennes par mois (121 euros). Là-dessus, il ou elle va dépenser 6 000 livres pour l’eau et 6 000 de plus pour l’électricité. En outre, les loyers commencent à 15 000 livres par mois, même pour le logement le plus sordide.
Au marché Jamilla, dans le centre-ville d’Alep, j’ai acheté des stylos et du papier à Mahmood, un vendeur de rue. Il a confié que lui et sa famille élargie vivaient dans une pièce dans un appartement voisin occupé par quatre familles différentes, soit environ 25 personnes. Comment s’en sort-il ? « Nous sommes en vie », m’a-t-il répondu.
Comme la plupart des gens que j’ai rencontrés, Mahmood, jeune marié, était un réfugié d’une zone contrôlée par les rebelles au sud de la ville où il avait un bon travail dans une usine de jeans, aujourd’hui détruite.
L’Université d’Alep a réservé dix-sept de ses vingt dortoirs pour les réfugiés. Pas de chance pour les étudiants qui sont obligés de dormir à huit dans une pièce conçue pour deux alors qu’ils tentent de poursuivre leurs études.
Un homme, tailleur avant la guerre, partageait une petite chambre avec sa femme et ses sept enfants. Il a décrit comment les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) ont mis le feu à leur maison – brûlant gravement une de ses filles – après qu’il a refusé de se joindre à eux. Il se souvient que lorsqu’ils ont envahi son quartier de la province d’Alep le 5 juillet 2012, ils les « ont traités comme des infidèles. Ils ont exigé que les hommes se laissent pousser de longues barbes et que les femmes se couvrent le visage ».
« Cette chambre ici est mieux qu’une citadelle dans une de leurs zones », a-t-il ajouté.
La famille a réussi à s’échapper mais ses cousins dans l’ASL continuent à le harceler, même à l’université. Il a expliqué qu’ils ont essayé d’enlever une de ses filles mais que les voisins sont intervenus.
Dans une pièce voisine, un homme d’une famille de marchands d’huile d’olive m’a dit qu’al-Nosra avait tué trois de ses beaux-frères accusés d’être des sympathisants du gouvernement. L’un d’eux a été décapité, un autre a été écartelé après avoir été attaché entre un poteau électrique et une voiture en mouvement. Un quatrième a été enlevé et personne ne sait où il est.
Persécution des femmes et des minorités
Tous les Syriens déplacés à Alep dans la zone contrôlée par le gouvernement racontaient la même histoire sur les zones qu’ils avaient fuies : femmes couvertes et confinées à la maison ; combattants étrangers imposant un régime de terreur. Ils ne sont parfois pas clairs sur le groupe qu’ils ont fui.
La mosaïque d’alliances entre les groupes rebelles est extrêmement complexe et en constante évolution. Il y a des groupes soutenus par les États-Unis et des factions islamistes radicales. Toutes s’opposent au gouvernement Assad et ne s’allieront pas avec l’État islamique, mais ils sont divisés quant à leurs stratégies et leur idéologie.
Les organisations des droits de l’homme et l’ONU ont lancé les pires accusations de crimes de guerre contre l’EI, al-Nosra et le gouvernement. Cependant, tous les groupes armés en Syrie ont été accusés de violations flagrantes des droits de l’homme.
« Je me considère comme Syrien », a déclaré un réfugié qui a souhaité rester anonyme. « Nous avons toutes sortes de religion. Nous ne croyons pas à la politique sectaire parce que ce n’est qu’un prétexte qu’ils utilisent pour nous attaquer. »
Pas étonnant que beaucoup ont fui. Alep (tout comme le reste de la Syrie) a subi une catastrophe démographique au cours des douze derniers mois. Combien reste de la population naguère florissante de plus de deux millions de personnes ? Tout le monde évoque la perte de nombreux amis qui sont aujourd’hui en exil.
Alaa al-Sayed, un militant pour les droits civiques qui se concentre sur la protection des minorités religieuses de la ville, estime qu’il ne reste plus que 5 000 chrétiens arméniens, contre une population d’avant-guerre de 60 000 personnes. Il y avait 200 000 chrétiens (arabes et arméniens) et la communauté chrétienne de la ville y était implantée depuis les années qui ont suivi la mort du Christ. Aujourd’hui, Sayed estime qu’ils ne sont plus que 25 000.
Si cela continue comme ça, la tolérance multiconfessionnelle qui était une caractéristique de la vie à Alep depuis deux millénaires cessera bientôt.
Les églises encouragent leurs fidèles à rester.
« Un de nos principes est que nous ne devrions pas quitter le pays quand il traverse des moments difficiles », a déclaré le révérend Selimian, pasteur de l’Église évangélique arménienne. « Quand votre mère est malade, cherchez-vous une autre mère ? En tant que dirigeants de l’Église, nous restons ici, nous affirmons qu’il n’y a aucune raison de partir. »
Le révérend Selimian, diplômé de l’Université de Chicago, m’a dit : « Nous distribuons des aliments et payons les loyers des appartements. Nous payons l’électricité de plus de 200 familles. Nous fournissons des médicaments gratuitement. »
Cependant, il a ajouté que ses fidèles doivent prendre leurs propres décisions au final. Les pauvres entreprennent des voyages périlleux sur des embarcations de fortune sur la Méditerranée entre la Turquie et la Grèce. Les riches paient 7 000 dollars (un peu plus de 6 000 euros) pour des voyages sans danger sur des vedettes sur cette même étendue d’eau.
Beaucoup n’ont d’autre choix que de fuir et, la semaine dernière, une nouvelle vague de réfugiés en provenance de la grande région d’Alep est arrivée, supposément causée par les bombardements aveugles de la Russie.
Les récits des réfugiés évoquent les crimes d’Assad
Déterminé à entendre l’autre version de l’histoire, après avoir quitté les zones contrôlées par le gouvernement à Alep, je suis allé dans l’un des camps de réfugiés en Jordanie.
Là, j’ai entendu des histoires de massacres par les milices pro-gouvernementales. J’ai rencontré des amputés dont la vie a été détruite par les bombes barils, appris les attaques perpétrées par des gangs armés de machettes, les viols utilisés comme arme de guerre.
Un éleveur de moutons du sud d’Alep se souvient du jour (le 3 décembre 2012) où l’armée de l’air syrienne a commencé à bombarder son village. Il a dit que 1 500 personnes avaient été tuées. Il a insisté sur le fait qu’il n’y avait pas de groupes armés opérant dans le voisinage immédiat. Aujourd’hui, il vit dans un camp de fortune dans le nord de la Jordanie.
Une mère de huit enfants originaire d’un village près de Hama, dans le nord de la Syrie, a raconté comment elle, son mari et ses huit enfants avaient été chassés de leur village par les bombardements.
« Ils nous ont massacrés, ils nous ont dépossédés, ils ont détruit tout ce que nous avions. Ils sont entrés dans nos maisons », m’a-t-elle dit.
Elle a parlé de groupes iraniens équipés de machettes pillant et mutilant : « Je l’ai vu de mes propres yeux. Ils coupaient soit le bras droit soit la tête. » On ne peut pas excuser ou ignorer les crimes et la barbarie du gouvernement d’Assad et de ses alliés.
Les bombardements russes à Deraa, ville du sud de la Syrie où la révolte contre le gouvernement d’Assad a commencé au printemps 2011, ont provoqué l’arrivée d’une nouvelle vague de réfugiés à la frontière avec la Jordanie.
Dans un centre pour les amputés, j’ai discuté avec un jeune homme qui avait perdu sa jambe dans un bombardement. Je lui ai demandé ce qu’il ferait lorsqu’il serait rétabli. Il n’y avait aucun doute dans son esprit. Il repartirait à Deraa et combattrait, en mission pour venger la mort de membres de sa famille.
Un conte de deux villes
Cependant, les citoyens des zones d’Alep tenues par le gouvernement ont une autre histoire à raconter. Eux aussi disent être victimes de la terreur et de la barbarie. Eux aussi ont subi des pertes incommensurables et connu l’intimidation. Ils pensent se battre pour sauver la civilisation.
Je dois dire que je suis resté exclusivement dans les zones contrôlées par le gouvernement. Je n’ai pas essayé de franchir les frontières des zones rebelles (j’aurais été enlevé). Des gardes du corps du gouvernement m’ont accompagné tout au long du voyage et étaient présents lors de presque toutes les conversations. Toutefois, je suis certain autant que faire se peut que les gens me disaient la vérité telle qu’ils l’ont vue. Ce qui suit est leur histoire.
Dans les paragraphes qui suivent, je vais rapporter l’histoire telle que me l’ont racontée des dizaines d’habitants : enseignants, commerçants, imams, prêtres, hommes d’affaires, médecins, professeurs d’université, étudiants et réfugiés sans emploi qui ont fui vers les zones gouvernementales depuis la campagne environnante.
Lorsque le soulèvement syrien a commencé au début de l’été 2011, Alep ne s’y est pas joint. Il y a eu quelques manifestations, mais celles-ci ont été gérées relativement calmement. Certains manifestants ont été emprisonnés mais il n’y a eu aucune réponse armée comme cela a pu être le cas dans d’autres parties de la Syrie.
Au début de l’année 2012, date à laquelle une grande partie de Damas était en guerre, la communauté des affaires aleppine dit avoir été la cible d’une série d’assassinats et de meurtres. Les dirigeants politiques et religieux disent qu’ils ont été menacés de mort ou de torture s’ils ne passaient pas dans le camp des rebelles.
« Nous savions que nous étions pris pour cible », dit Fares Shehabi, directeur de la chambre d’industrie d’Alep. « Nous savions ce qui allait arriver. Nous avons envoyé un message demandant l’envoi de l’armée à Alep. » Cette demande a été ignorée.
Le 5 juillet la même année, un convoi armé (la Brigade Liwa al-Tawhid, un groupe islamiste qui avait auparavant fait l’éloge d’al-Nosra) est arrivé dans la vieille ville d’Alep. Il s’est dispersé, a brûlé des commissariats et mis en place des barrages routiers.
En quelques semaines, les brigades rebelles avaient pris une grande partie de la ville. « Au début, nous pensions qu’ils étaient Syriens », a déclaré Shehabi. « Mais après quelques semaines, nous avons eu vent d’étrangers. De combattants de Tchétchénie, d’Ouzbékistan, de Jordanie, d’Arabie saoudite, d’Irak, d’Égypte. »
« Il ne s’agissait pas d’un changement de régime, c’était une invasion. Et pourquoi prenait-elle une forme religieuse ? Pourquoi portait-elle une barbe ? Nous ne sommes pas prêts à remplacer une société laïque par une société religieuse. »
Les nouveaux arrivants ont établi des tribunaux religieux. Les femmes ont été confinées à leur domicile et ont été contraintes de se couvrir. L’alcool et le tabac ont été interdits. « Je suis sunnite, mais ils me considèrent comme un infidèle », a déclaré Shehabi.
L’homme d’affaires aleppin soutient que le paradigme du conflit syrien promu par les gouvernements et les médias occidentaux est faux.
Le Premier ministre britannique David Cameron et ses ministres ont à plusieurs reprises dépeint cette guerre comme une guerre meurtrière menée par une minorité fanatique fidèle au président Assad contre l’écrasante majorité du peuple syrien.
Puisque le président appartient à la branche minoritaire alaouite de l’islam, cela implique que cette guerre est un conflit sectaire entre les partisans de la secte alaouite et la masse des musulmans sunnites.
Ce que conteste Shehabi. Il soutient que la véritable fracture se situe entre une culture de tolérance religieuse – notamment les sunnites modérés comme lui – et l’interprétation wahhabite de l’islam soutenu par l’Arabie saoudite.
« Il ne s’agit pas d’une guerre à propos du président Assad et de son régime ou État. Je ne suis pas un membre du parti Baas. Cela concerne l’identité et le style de vie », a-t-il expliqué.
Pour Shehabi et tous les autres habitants d’Alep que j’ai rencontrés, la guerre doit être envisagée d’une manière radicalement différente. Ils soulignent qu’il existe à Alep une culture de tolérance et de compréhension mutuelle embrassant chrétiens, chiites, alaouites et sunnites ordinaires – un mélange qui existe depuis des temps immémoriaux.
Encore et encore, les habitants m’ont demandé pourquoi le gouvernement britannique et l’OTAN étaient du côté de l’islam militant et du terrorisme.
« Allez à Idlib aujourd’hui », poursuit Shehabi. [Cette ville du nord-est a été prise à l’aide de l’Armée syrienne libre soutenue par l’Occident l’année dernière.] « C’est comme Kandahar [en Afghanistan]. Comment pouvez-vous prétendre que vous voulez faire de la Syrie une démocratie si vous imposez des tribunaux religieux qui ne reconnaissent pas nos religions ou nos différences ethniques. »
Shehabi affirme en outre qu’il croit que l’insurrection à Alep ne faisait pas partie d’un soulèvement syrien, mais a plutôt été délibérément alimentée et orchestrée depuis la Turquie.
« Les Turcs leur ont donné des armes », a-t-il dit. « Ils ont permis aux combattants de traverser la frontière. Ils ont soigné les blessés dans les hôpitaux. »
Il affirme que la Turquie était motivée par le gain économique, détruisant délibérément Alep qu’elle considère comme un rival économique. Shehabi affirme qu’il a des preuves irréfutables que les combattants appuyés par les Turcs ont systématiquement démonté les lignes de production dans le centre industriel d’Alep et expédié les machines de l’autre côté de la frontière.
Il s’est plaint publiquement du démantèlement des usines d’Alep peu de temps après le début des attaques et, en sa qualité de directeur de la chambre d’industrie d’Alep, a exigé des dommages au président turc Erdoğan. Il raconte que deux semaines plus tard, les grands bureaux de la chambre ont été complètement détruits dans un grand bombardement.
La démolition des infrastructures industrielles d’Alep n’est qu’une partie de l’histoire. Avant la révolution, c’était une ville sophistiquée. Il y avait un système de santé public gratuit qui offrait une large gamme de traitements, des maladies courantes aux problèmes plus complexes comme les cancers.
J’ai rencontré le Dr Mahamad al-Hazouri, chef du service de santé, dans son bureau à l’Hôpital Razi d’Alep.
« En juillet 2012, m’a-t-il dit, le terrorisme a frappé les infrastructures de nos centres de santé. Ils ont mis 6 de nos 16 hôpitaux hors service ainsi que 100 centres de santé primaires sur 201 et 12 des 14 centres complets. Ils ont également anéanti le service d’ambulance. »
Il a cité l’exemple de l’hôpital ophtalmologique d’Alep : « Ce qui était l’un des grands hôpitaux du nord de la Syrie a été transformé par les rebelles en prison pour détenus. »
Hazouri et ses collègues ont fait part de leurs efforts pour continuer à fournir un service complet à la population. Le personnel entreprend des voyages héroïques dans les zones rebelles dans le cadre de leur programme de vaccination : « Ils sont humiliés. Les insurgés disent qu’ils sont infidèles. Ils refusent de nous laisser entrer. »
En conséquence, des maladies qui ont longtemps été oubliées font leur retour. Hazouri a indiqué que la polio avait été éradiquée en Syrie il y a plus de dix ans : or, il y a désormais des cas dans les zones occupées par l’État islamique. En outre, il y a une pénurie chronique de médicaments et de matériel médical.
Le système éducatif a subi pareille destruction. Ibrahim Maso, à la tête de la direction de l’éducation, m’a raconté comment son département avait supervisé 4 400 écoles avant la guerre, avec 1,5 million d’écoliers dans la grande région d’Alep.
Environ 3 000 de ces écoles sont maintenant sous contrôle rebelle. « Seuls 915 écoles enseignent aujourd’hui le programme du gouvernement », a déclaré Maso, qui fut professeur d’arabe pendant dix-sept ans et directeur d’école pendant dix ans. Il continue à payer les salaires des enseignants bloqués dans les zones rebelles, même lorsqu’on les empêche d’enseigner.
J’ai rencontré l’une de ces professeurs, qui avait fait le voyage depuis son village contrôlé par l’État islamique à l’est d’Alep pour venir chercher ses 30 000 livres (121 euros) de salaire mensuel.
Avant la guerre, le voyage aurait pris moins d’une heure. Au lieu de cela, elle a dû passer cinq jours à traverser les points de contrôle de l’État islamique et d’al-Nosra pour se rendre au département de l’éducation. Elle portait encore les robes noires qu’impose l’État islamique : celui-ci confine toutes les femmes à leur domicile, à moins qu’elles soient entièrement recouvertes de noir, ne montrant pas le moindre centimètre de chair. Elle a raconté qu’elle avait entendu des accents britanniques et français parmi les combattants de l’EI ainsi que des « Américains très blonds et des Afro-américains, parlant l’arabe classique ».
Souvent, ces combattants passent dans les rues en pick-up Toyota ordonnant aux gens de sortir de chez eux pour « venir voir le châtiment » – généralement une décapitation ou une crucifixion.
« Derrière les rideaux, tout est autorisé. Sexe, cigarettes et vin. Certaines femmes de notre ville se rendent seules chez eux », a-t-elle ajouté.
Elle a décrit comment ils frappent aux portes demandant la permission d’épouser les filles de la ville. Un homme qui a refusé a été décapité.
Les écoles ont été fermées, mais l’EI impose son propre système éducatif : « Les adolescents sont emmenés à la mosquée pour y recevoir un enseignement religieux. Ils lavent le cerveau des jeunes hommes. On leur dit d’attaquer leurs parents. »
Pourtant, cette professeure courageuse et stoïque m’a dit qu’elle n’avait pas peur parce qu’elle était soutenue par sa foi islamique : « Quand vous êtes du côté de Dieu, vous ne craignez personne. »
Elle se préparait à faire le voyage de retour pour rejoindre son mari et ses enfants et a évoqué ses craintes pour l’avenir.
L’armée syrienne se rapproche de sa ville pour reprendre le terrain à l’État islamique dans l’est d’Alep : « Les combattants préparent des embuscades avec des explosifs. Ils éloignent leurs femmes et leurs familles. Ils nous gardent comme boucliers humains pour eux. »
L’héroïsme de certaines des personnes que j’ai rencontrées va au-delà de l’entendement.
Un directeur m’a raconté qu’il a essayé de garder son école ouverte dans une zone de l’État islamique. Il a été tenu au secret pendant 30 jours dans une cellule sans toilettes. De temps en temps, il était battu avec un câble électrique. Une fois, une boîte pleine de scorpions a été introduite dans sa cellule. On lui a dit que « c’était le sort de tous les Shahiba [employés du gouvernement]. Tu seras un exemple pour tous ceux qui travaillent pour le gouvernement. »
L’histoire d’Alep remonte à 7 000 ans et c’est l’une des plus anciennes villes au monde à avoir été constamment habitée. Pendant tout ce temps, elle a subi de nombreuses catastrophes. Elle a été pillée à deux reprises par les Mongols et une fois par l’empereur d’Asie centrale, Tamerlan, au début du XVe siècle. Elle a été détruite par un tremblement de terre.
Les événements de la guerre civile syrienne sont comparables en ampleur et en horreur à ces catastrophes passées. Bien sûr, la paix sera restaurée à un moment ou à un autre et la ville reconstruite. Pendant le temps que j’ai passé à Alep, l’armée syrienne a coupé les routes entre la frontière turque et la ville. Cela signifie que les lignes d’approvisionnement depuis la Turquie vers al-Nosra et l’État islamique ne fonctionnent plus. Lentement – comme à Stalingrad en 1942 – les assiégeants se transforment en assiégés.
Edward Dark, un contributeur de Middle East Eye vivant à Alep, a tweeté la semaine dernière : « C’est le début de la fin de la présence djihadiste à Alep. Après quatre années de guerre et de terreur, les gens peuvent enfin apercevoir le bout du tunnel. »
La ville d’Alep était encore dans l’impasse tandis que j’en partais, mais dans la campagne environnante la situation évolue très vite.
- Peter Oborne a été élu Chroniqueur britannique de l’année en 2013. Il a récemment démissionné de son poste de chroniqueur politique du quotidien The Daily Telegraph. Il a publié de nombreux livres dont Le triomphe de la classe politique anglaise ; The Rise of Political Lying ; et Why the West is Wrong about Nuclear Iran.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats de l’armée syrienne dans la zone d’Alep contrôlée par le gouvernement en 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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