La détresse d’une mère tunisienne : ses deux filles ont rejoint l’État islamique
Sur le téléphone, on pouvait lire : « Maman, c’est Rahma. Je suis à Sabratha. La situation est dangereuse et je risque de mourir. Prie pour que je devienne une martyre. »
Rahma Chikhaoui, jeune Tunisienne de 17 ans, a envoyé un message à sa mère le 26 février dernier pour l’avertir que le temps était sans doute venu pour elle de combattre en Libye.
Cela faisait une semaine que la ville de Sabratha, l’un des camps du groupe État islamique (EI), faisait l’objet de bombardements aériens. Rahma était effrayée, consciente d’être à proximité de la cible principale des tirs, Noureddine Chouchane, qu’elle venait d’épouser.
Chouchane, le chef tunisien de 36 ans d’Ansar al-Charia à Sabratha, était suspecté d’être l’un des cerveaux d’une attaque contre la ville de Sousse, en Tunisie, ayant entraîné la mort de 38 personnes. Il avait récemment prêté allégeance à l’EI.
Les tirs aériens américains ont finalement eu raison de Chouchane. Rahma a survécu à l’attaque et a essayé de contacter sa mère.
Lorsqu’Olfa Hamrouni, la mère de Rahma, a reçu le message, elle a immédiatement appelé sa fille. « Elle pleurait désespérément. Après la mort de son mari, elle a jeté son niqab et envisagé de rentrer en Tunisie, mais elle savait qu’elle irait en prison » a déclaré Olfa Hamrouni à Middle East Eye.
Rahma avait déjà demandé l’aide de sa sœur, Ghofrane. Celle-ci, qui vivait à Syrte, était également mariée à un combattant. Elle avait refusé de l’aider en comprenant que sa sœur voulait rentrer.
Rahma avait alors réalisé qu’elle était seule et à court d’options.
C’est la dernière fois qu’Olfa a eu des nouvelles de sa fille. « S’il existait un programme de réintégration, elle serait peut-être rentrée », a indiqué sa mère.
Depuis 2011, environ 6 500 Tunisiens ont rejoint les groupes de militants en Syrie, en Irak et en Libye, selon le Soufan Group. Cela fait de la Tunisie le plus grand pourvoyeur de combattants étrangers dans ces conflits. L’Arabie Saoudite arrive en seconde position avec environ 2 500 ressortissants désormais engagés dans ces combats.
Rahma s’est enfuie de Sousse, sa ville natale, en mai dernier, rejoignant ainsi sa sœur aînée, Ghofrane, dans un camp d’entraînement de l’État islamique près de la ville de Syrte, en Libye.
Depuis ce jour, Olfa Hamrouni a participé à de nombreuses émissions télévisées en Tunisie pour dénoncer le comportement des autorités tunisiennes : « Je leur ai dit que ma fille était sur le point de partir en Libye et je leur ai demandé de l’aide, mais personne ne l’en a empêchée », a-t-elle expliqué.
Elle est la première mère à avoir condamné publiquement l’indifférence des autorités tunisiennes face à des personnes telles que ses filles. Le choix qu’elle a fait de ne pas rester silencieuse était totalement inédit pour la société tunisienne.
« La question des combattants étrangers est tabou. Tout le monde sait qu’il y en a, mais personne n’en parle. Les familles des combattants ont peur des autorités », a souligné Iqbal Ben Rejeb, fondateur de la Rescue Association for Tunisians Trapped Abroad (Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger) qui vient en aide à des familles dont les enfants ont quitté la Tunisie pour s’engager comme combattants.
« Les femmes djihadistes représentent un sujet particulièrement sensible car leur choix revêt une dimension morale et sexuelle. Une femme qui part pour combattre est ainsi considérée comme la honte ultime de sa famille », a précisé Iqbal Ben Rejeb. Et d’ajouter : « C’est pourquoi nous entendons si peu de choses sur les femmes djihadistes présentes en Tunisie. »
« Ghofrane a été la première à s’engager sur la voie du radicalisme islamique », a expliqué sa mère à MEE.
Adolescente, Ghofrane, l’aînée de ses quatre filles, n’était pas portée sur la religion. À l’école, elle était particulièrement timide, mentant sur son nom de famille pour éviter d’être la risée de ses camarades de classe car elle n’avait pas de père. Sa mère était en effet le seul soutien de famille après avoir divorcé de son mari, alcoolique et violent.
Quant à elle, Rahma réagissait avec une telle violence face aux étudiants qui les insultaient, elle et sa sœur, qu’elle a finalement été expulsée de son établissement scolaire.
Un jour, au milieu de l’année 2012, un campement est apparu près de leur maison. Il s’agissait d’une grande tente destinée au dawah (N.D.T. : invitation, pour les non-musulmans, à écouter le message de l’Islam) qui parcourait tout le pays. Depuis celle-ci, des prêcheurs salafistes invitaient les habitants à venir écouter leurs sermons. Ghofrane avait alors 14 ans, tandis que Rahma en avait 13.
La tente contenait une section réservée aux femmes, où adolescentes et adultes pouvaient discuter avec des « femmes sages » et changer de vêtements pour essayer des niqabs.
Tentes au coin de la rue et femmes sages
Dans les rues, les espaces dédiés au dawah sont devenus monnaie courante à la suite des soulèvements tunisiens de 2011. « Il y avait des mégaphones et de nombreuses personnes avaient l’habitude de s’y rendre. Les discours religieux étaient très séduisants à cette époque », a expliqué Olfa Hamrouni.
Intriguée par toutes ces allées et venues, Ghofrane est entrée dans la tente dès la première nuit. Elle en est repartie en portant le niqab, un choix auquel elle s’est tenue en dépit des moqueries de sa sœur.
Au cours des jours suivants, certaines femmes sages ont commencé à se rendre au domicile de la famille Hamrouni. Leur objectif était de parler à Ghofrane et de lui enseigner comment prier, se comporter, parler et s’habiller selon leur interprétation du salafisme.
Olfa Hamrouni voyait ces visites d’un bon œil et encourageait Ghofrane à suivre leurs conseils : « Je pensais que c’était un cadeau qui nous était fait, que nous pouvions les suivre sur le chemin de Dieu et que nous pourrions finalement être sauvées », a-t-elle dit.
Mais Rahma désapprouvait. À cette époque, elle se considérait encore comme une « métalleuse », une fan de hard rock et de metal aux tendances révolutionnaires. Elle portait des clous et augmentait volontairement le son de la musique pendant les visites des femmes sages.
« Rahma était une rebelle », a confié Olfa. Un jour, un prêcheur travaillant dans une mosquée des environs l’a arrêtée dans la rue et a vivement critiqué son apparence.
Immédiatement après cette rencontre, Rahma a craqué nerveusement. Elle est rentrée chez elle et a détruit tous ses posters, photos et T-shirts de groupes de metal. Elle faisait cela en pleurant et hurlant : « Tout ce que j’ai fait est haram (N.D.T. : interdit) ! Je ne veux plus jamais être comme ça ! »
La transformation de Rahma avait débuté. Elle s’est mise à porter le niqab et a rejoint Ghofrane dans son nouveau monde.
Selon Neffati Arbi, un psychologue travaillant pour un programme gouvernemental de déradicalisation, le recrutement a lieu le plus souvent au cours de l’adolescence.
« Les jeunes ne rejoignent pas des groupes djihadistes juste pour gagner de l’argent, souvent ils cherchent à démarrer une nouvelle vie dans un nouvel environnement qui leur convient mieux et souhaitent se réinventer une nouvelle identité », a précisé Neffati Arbi.
En l’espace d’un mois, Ghofrane et Rahma sont devenues des leaders. La journée, elles travaillaient comme guides pour les visiteurs de la tente dawah, tout en travaillant dans un magasin de vente de niqabs appartenant à l’imam de la mosquée Hideya. La nuit, elles rencontraient leurs nouveaux « frères et sœurs » pour parler religion.
« Elles ont rapidement commencé à faire pression sur leurs deux sœurs cadettes et même sur moi. J’étais en colère… », a déclaré leur mère. « Tout ce que je faisais était trop haram pour elles, même mes habitudes vestimentaires. »
Aya, leur sœur de 9 ans, a très vite arrêté d’aller à l’école, alors que Teissir, leur sœur de 4 ans, est devenue une fervente oratrice au service de cette cause, allant jusqu’à enregistrer un discours pour une chaîne télévisée salafiste.
« J’ai complétement perdu le contrôle de mes filles », a expliqué Olfa Hamrouni. En 2014, elle a décidé d’emmener ses deux aînées en Libye, où elle a trouvé un emploi de femme de ménage.
En novembre 2014, Ghofrane a réussi à s’enfuir pour rejoindre le camp d’entraînement militaire de Syrte. Depuis ce jour, elle n’a plus jamais contacté sa mère, mais a souvent discuté avec ses trois sœurs par Internet.
Comme elle n’avait aucun moyen de faire revenir sa fille, Olfa Hamrouni est rentrée en Tunisie pour alerter les autorités des activités de Ghofrane. Elle a également conduit Rahma à la police en leur disant : « Elle a la même idéologie que sa sœur, vous devez la garder en prison pour qu’elle ne puisse pas partir. »
La police anti-terroriste tunisienne a interrogé Rahma et l’a gardée en détention pendant six jours.
Rahma a été libérée grâce à une avocate, Imene Triki - une figure majeure en Tunisie qui défend souvent ses clients contre des charges de terrorisme.
« Il y a des centaines de personnes accusées de terrorisme dans les prisons tunisiennes », a-t-elle expliqué à MEE. Selon elle, l’expérience carcérale elle-même sert bien souvent à radicaliser les accusés.
Entre novembre 2014 et mai 2015, Rahma est retournée en prison à plusieurs reprises. Elle s’est rapidement fiancée avec Hashraf, un homme de Sousse, avec qui elle a essayé de franchir la frontière libyenne avec l’aide d’un passeur.
Hashraf a finalement été arrêté, mais Rahma est parvenue à passer la frontière et à rejoindre Ghofrane au camp d’entraînement de l’EI. C’est là qu’elle a rencontré des membres d’Ansar al-Charia, et notamment son futur mari.
Ghofrane avait épousé Abdel Monam Amemi, un militant tunisien de 37 ans originaire de Sidi Bouzid. Ghofrane a avoué à sa sœur qu’elle n’aimait pas l’entraînement militaire. Une fois enceinte, elle est partie vivre dans un village proche.
Rahma, à l’inverse, aimait s’entraîner. Elle excellait dans l’art du combat, devenant rapidement le chef de son propre bataillon, au sein duquel elle a participé à l’entraînement de nouvelles recrues féminines.
Agressive et arrogante
« Lors de ses appels téléphoniques, elle menaçait de venir et de kidnapper ses deux plus jeunes sœurs », a indiqué Olfa Hamrouni.
À sa demande, la police a écouté ces conversations téléphoniques. Elle espérait ainsi que cela les inciterait à lui venir en aide pour faire revenir ses filles.
Le ton de Rahma est devenu agressif et arrogant lorsqu’elle a appris que la police avait écouté ces discussions : « Je vais rentrer en Tunisie et coloniser le pays. Nous préparons des attaques. Tu verras, maman. Vous verrez tous. »
Ce n’est qu’en mars dernier, après une attaque orchestrée contre la ville tunisienne de Ben Guerdane, que les autorités ont commencé à s’inquiéter des activités des adolescentes. Un certain nombre de journaux nationaux avaient présumé que les deux filles d’Olfa étaient impliquées dans l’attaque.
À ce moment-là, Olfa a été invitée à se présenter au ministère de l’Intérieur afin de fournir un échantillon d’ADN qui permettrait de concourir aux futurs efforts pour suivre ou identifier ses filles.
Elle a refusé. « Lorsque mes filles seront en sécurité et aux mains de la police tunisienne, je pourrai donner mon ADN », a-t-elle précisé. « Cependant, je suis certaine qu’elles ne se trouvaient pas à Ben Guerdane. »
Aya et Teissir, les deux filles cadettes d’Olfa la fixaient en silence. Elles sont visiblement toutes les deux traumatisées. Aya a tenté de se suicider. Elle montrait de l’agacement quand sa mère parlait de ses deux sœurs aînées comme de criminelles.
« Elles ont grandi avec des idées djihadistes ; elles ont subi un lavage de cerveau de la part de leurs sœurs », a expliqué Olfa Hamrouni, en les fixant comme des étrangères depuis la cuisine de son nouveau logement. Elle a déménagé pour protéger ses filles et pour ne pas avoir à supporter les remarques de sa famille.
« Si je ne peux pas faire revenir mes filles Rahma et Ghofrane, j’espère au moins pouvoir sauver mes deux filles cadettes. »
Traduction de l'anglais (original) par STiiL Traduction.
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