Être transsexuels en Égypte : un défi de taille
LE CAIRE – « Vous avez remarqué, n’est-ce pas ? » demande Nourhan en désignant sa poitrine avant de rire effrontément.
Attablée dans un fast food du quartier tentaculaire de Nasr City au Caire, Nourhan, âgée d’une trentaine d’années, parle avec enthousiasme devant son burger frites. Elle confesse s’être fait tatouer une mouche au-dessus de sa lèvre supérieure, à la manière du top-modèle américain Cindy Crawford.
Elle porte des jeans moulants et un chemisier à fleurs décolleté tout aussi près du corps, une large paire de lunettes de soleil de style Gucci est posée sur ses longs cheveux lissés, teints en blond. Ajoutez à cela du vernis à ongles rouge, un rouge à lèvres rose et de longues boucles d’oreilles dorées – Nourhan ne passe pas inaperçue.
Dans une société où les femmes, soumises à une pression considérable, doivent adopter une tenue vestimentaire et une attitude discrètes en public, Nourhan montre ses formes sans complexe. Sa vivacité et sa confiance en elle ne laissent pas indifférent.
Mais Nourhan est habituée à repousser les frontières : de sexe masculin à la naissance, elle a subi une intervention chirurgicale réussie en 2014 pour devenir une femme.
Elle fait partie de ces 21 patients égyptiens qui ont reçu du Syndicat des médecins égyptiens l’autorisation préalable de procéder à l’opération. Cette décision a été prise en 2013 suite à la reconnaissance officielle de l’existence des troubles de l’identité sexuelle – situation dans laquelle se trouvent les personnes qui n’ont pas la sensation que leur corps est en adéquation avec leur véritable identité sexuelle. Cet événement a marqué une étape historique pour la communauté transsexuelle du pays, selon un défenseur des droits de l’homme égyptien.
« Le fait que de plus en plus de personnel médical sur le terrain soutienne cette cause montre une profonde évolution de la situation », commente Dalia Abdel Hameed, responsable du programme sur l’égalité des sexes au sein de l’EIPR (Initiative égyptienne pour les droits personnels), situé au Caire. « Les transsexuels s’organisent mieux entre eux et l’organisation est la clé de la réussite. »
Mais l’année qui a suivi la transformation de Nourhan, la commission qui examine les demandes d’opération a suspendu ces autorisations. Composée de médecins et d’un représentant d’al-Azhar – centre prestigieux d’enseignement de l’islam sunnite –, cette commission a mis fin au processus lorsque le membre d’al-Azhar de plus en plus mal à l’aise a cessé de participer aux séances d’évaluation.
Ce n’est pas tant l’arrêt de la procédure qui a provoqué de vives inquiétudes dans la communauté – dont on ne connaît pas l’ampleur mais qui serait en constante augmentation – que le fait que les autorités aient empêché, l’année dernière, plusieurs Égyptiens ayant subi l’opération de modifier leurs documents officiels et cartes d’identité afin qu’ils prennent en compte leur changement de sexe, selon les défenseurs de la cause.
Même pour Nourhan, qui a réussi à obtenir l’intervention chirurgicale et à changer ses papiers, et qui, à bien des égards, a eu plus de chance que de nombreux Égyptiens transsexuels, les difficultés quotidiennes subsistent dans son travail et dans sa famille.
Démunie face à la souffrance
« Je ne jouais jamais avec mes frères lorsque j’étais plus jeune. Ils essayaient de me forcer, mais je refusais », confesse Nourhan avec un haussement d’épaules. « Je savais que j’étais transgenre depuis toute petite déjà. »
Nourhan allait à l’école des garçons, ce qui, admet-elle – sans se départir de son habituel ton détaché – n’a pas été chose facile. Les autres garçons ne voulaient pas jouer avec elle et elle ne voulait pas jouer avec eux non plus.
En revanche, explique-t-elle, « ils me harcelaient et j’étais la cible d’attouchements parce que j’étais féminine. Ils pensaient que j’étais homosexuel ou quelque chose comme ça. »
Ses professeurs se rendaient bien compte qu’elle avait peu de contacts avec les autres élèves. Cependant, ils ne parlaient pas à ses parents car elle était – selon ses propres termes – la plus « douée de sa promotion » et « ils pensaient que ce comportement était typique des premiers de la classe », comme elle.
Mais Nourhan se sentait incapable de parler de sa souffrance à ses professeurs ou à ses parents. Conformément à la définition stricte de la virilité dans le monde arabe, admettre que des garçons la harcelaient alors qu’elle était toujours un garçon aurait été honteux et « aurait suscité bien des questions dans son entourage ». Elle craignait que ses parents la battent en apprenant son secret.
Nourhan a alors souffert en silence.
Elle a ensuite obtenu son doctorat en ingénierie et a commencé à enseigner en 2003 à l’université d’al-Azhar située au Caire, où elle travaille encore aujourd’hui.
Stigmates
Mais jusqu’à ce qu’elle change de sexe, Nourhan raconte qu’elle a fait l’objet d’agressions permanentes. « Les gens frappaient constamment à la porte de mon appartement pour me harceler avant mon opération. »
Après le début de son traitement hormonal, on distinguait clairement que Nourhan était transgenre, mais elle continuait à s’habiller comme un homme parce qu’elle ne se sentait pas en sécurité en public. Ce qui ne l’a pas empêché un jour de se faire agresser par un individu dans la rue.
« Alors qu’il me frappait et m’accusait d’être homosexuel, d’autres agresseurs se sont joints à lui », ajoute-t-elle.
L’expérience de Nourhan traduit plus largement une incompréhension de ce qu’est le transgénérisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, souligne Shereen el-Feki, auteure du livre publié en 2013 Sex and the Citadel (traduit en français sous le titre La Révolution du plaisir). L’ouvrage s’intéresse au rôle de la sexualité dans le monde arabe, et au rapport qu’elle entretient avec la politique, la religion et la société dans son ensemble, dans le contexte de la multiplication des soulèvements dans la région.
« Pour la plupart des gens, il s’agit juste d’une autre manifestation de l’homosexualité », précise Shereen el-Feki. De sorte que les personnes transgenres « font l’objet des mêmes discriminations que les homosexuels, voire pires encore ».
El-Feki explique que les droits et les libertés étant plus étendus pour les hommes que pour les femmes en Égypte, la position des citoyens est plus dure envers les gens comme Nourhan qui cherchent à devenir une femme que pour les femmes qui cherchent à devenir des hommes.
Les gens se demandent : « Pourquoi revendiquer un statut plus précaire ? », analyse el-Feki.
L’année dernière, la police égyptienne a arrêté plus de 150 femmes transgenres dans le cadre de mesures répressives à l’encontre de la communauté LGBT du pays, souligne Mada Masr dans un rapport.
Selon ce rapport, les femmes transgenres font face à de grandes difficultés pour trouver du travail, surtout si elles sont efféminées et que leur apparence ne correspond pas à leur identité. Elles sont par conséquent nombreuses à se livrer à la prostitution, ce qui augmente leurs chances d’être arrêtées.
À titre de comparaison, pour Nourhan – qui affirme ne jamais avoir eu de problème avec la police avant ou après son opération et qui conserve dans son sac un courrier de son psychothérapeute indiquant qu’elle est transgenre –, la transition s’est faite beaucoup plus en douceur.
Nouveau sexe, nouvelle identité ?
En 2013, lorsque le Syndicat des médecins a publié un nouveau code de déontologie autorisant les patients transgenres à subir une opération pour changer de sexe avec son accord, Nourhan était déjà en mesure d’en faire la demande : elle avait déjà suivi un traitement psychiatrique obligatoire pendant deux ans, et avait fait l’objet d’un diagnostic de trouble de l’identité sexuelle.
Lorsque sa demande a abouti en 2014, soucieuse de la qualité des soins dans les hôpitaux publics en Égypte, elle s’est rendue à l’étranger pour se faire opérer.
En Égypte, ce n’est qu’une fois l’opération terminée que le sexe peut être changé sur la carte d’identité ou d’autres documents. Les documents officiels de Nourhan ont été modifiés en avril 2015, soit sept mois après son opération et son nouveau statut de transsexuel.
Mais Nourhan concède qu’elle « a eu beaucoup de chance » : changer des documents officiels constitue encore un obstacle majeur pour de nombreux transsexuels. La récente affaire Eiden illustre parfaitement ces difficultés : bien qu’ayant fait l’objet d’une opération chirurgicale, cette dernière n’a pu modifier ses documents qui sont bloqués par le tribunal administratif.
La décision du tribunal, inspirée par la charia, indiquait que le problème d’Eiden était simplement d’ordre psychologique et que de telles opérations ne pouvaient être autorisées qu’en cas de problèmes physiques comme, par exemple, la présence des deux organes sexuels mâle et femelle chez le patient.
Eiden n’est pas un cas isolé, relève Dalia Abdel Hameed de l’Initiative égyptienne pour les droits personnels : « Nous avons rencontré de nombreux cas de ce type ces derniers mois. Comme, par exemple, ces personnes transsexuelles qui ont terminé le processus de transformation chirurgicale et qui se voient opposer un refus lorsqu’elles font les démarches pour changer leurs papiers ».
Tollé à al-Azhar
Ses nouveaux papiers et sa carte d’identité en poche, Nourhan croyait qu’elle allait finalement pouvoir vivre sa vie normalement. Immédiatement après ces changements administratifs, elle s’est donc rendue à son travail avec sa nouvelle identité de femme.
Mais sa présence a provoqué un véritable tollé au travail. Certains de ses collègues ne lui ont plus adressé la parole et quelques-uns l’ont même insultée. Le mois suivant, elle a été suspendue de ses fonctions par al-Azhar jusqu’à ce que le conseil suprême de l’institution rende sa décision finale sur la situation.
En décembre, le conseil a déclaré qu’elle pouvait rester à l’université, mais uniquement à un poste administratif, alors qu’elle enseignait auparavant l’ingénierie.
« Ils ne veulent pas que je sois en contact avec les étudiants », conclut-elle.
Nourhan – qui entre-temps a accepté son nouveau poste – est particulièrement en colère, d’autant plus qu’un représentant d’al-Azhar siégeait à la commission du Syndicat de médecins lorsqu’elle a obtenu l’autorisation de se faire opérer.
Alors que Dalia Abdel Hameed de l’EIPR exprime sa sympathie envers Nourhan, elle reconnaît qu’elles seraient nombreuses à avoir perdu leur emploi dans cette situation. Selon Shereen el-Feki, la réaction d’al-Azhar « n’a rien de surprenant ».
« On pourrait considérer que son maintien à l’université est une avancée, d’une certaine façon », si l’on compare la situation de Nourhan à celle de Sally Mursi, une étudiante en médecine qui a changé de sexe en 1988 et qui n’a pas pu continuer ses études.
Mais le parallèle n’est guère réconfortant pour Nourhan, qui a engagé une action en justice à l’encontre de l’université. Al-Azhar n’a pas souhaité répondre aux questions de Middle East Eye concernant l’affaire Nourhan.
Trouver l’amour
Bien que visiblement contrariée par sa situation professionnelle, Nourhan savait qu’en changeant son identité, elle serait en mesure de se marier en toute légalité, ce qu’elle a fait sans attendre.
« Nous vivons une véritable histoire d’amour », raconte Nourhan dont les yeux s’illuminent à la seule évocation de son mari.
« Nous nous sommes rencontrés sur internet il y a des années, bien avant mon opération, lorsque je portais encore des vêtements d’homme. J’ai été honnête dès le départ avec lui et il m’a apporté un soutien inconditionnel. Après avoir échangé sur internet pendant trois mois, on s’est rencontrés », précise-t-elle.
Son mari, qui a souhaité garder l’anonymat, admet que leur situation n’est pas facile. « Aucun de mes amis ou membre de ma famille ne sait qu’elle est transsexuelle car ils ne l’accepteraient pas, surtout mes parents », confirme-t-il.
Mais ses parents ne sont pas un cas unique.
« Ma mère ne m’adresse plus la parole et ne me laisse pas entrer chez elle », commente Nourhan, une pointe de déception dans la voix, mais elle espère que la situation évoluera. « J’aimerais tellement reprendre contact avec elle. »
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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