Pourquoi on ne peut pas expliquer la guerre en Irak sans parler de pétrole
Bien avant que les États-Unis et le Royaume-Uni ne mènent l’invasion de l’Irak, les deux pays faisaient l’objet de soupçons quant à leurs intentions au sujet du pétrole irakien. Interrogé le 6 février 2003 dans un programme de BBC Newsnight quant à savoir si la guerre en Irak était une question de pétrole, Tony Blair a répondu :
« Permettez-moi de traiter le sujet du pétrole [...] La théorie du complot pétrolier est honnêtement l’une des plus absurdes lorsqu’on l’analyse. Le fait est que si le pétrole dont l’Irak dispose était notre préoccupation, pour moi, nous pourrions probablement conclure demain un accord avec Saddam sur le pétrole. Le problème n’est pas le pétrole, mais les armes. »
Par opposition à ce démenti, le commandant de l’US Central Command pendant la guerre en Irak, le général John Abizaid, voyait les choses plutôt différemment : « Bien sûr que [la guerre en Irak] est une question de pétrole, nous ne pouvons pas le nier. »
Quel rôle le pétrole a-t-il donc réellement joué dans la guerre en Irak ? Divers membres des administrations américaine et britannique ont fourni des preuves que les riches réserves de pétrole irakiennes représentaient un intérêt anglo-américain majeur au Moyen-Orient, et que le contrôle des réserves de l’Irak allait toujours constituer un gain énorme pour les compagnies pétrolières américaines et britanniques.
Il serait toutefois trop simpliste de réduire la guerre en Irak à ce seul mobile, et comme le montre clairement le rapport Chilcot publié début juillet au Royaume-Uni, les explications de la guerre sont très complexes. Pourtant, certains facteurs sont plus importants que d’autres.
Le pétrole semble bel et bien être l’un des éléments centraux, même si ce n’est pas de la manière que la plupart des observateurs avancent, à savoir garantir une libre circulation du pétrole irakien vers les économies américaine et britannique. Nous devrions plutôt envisager l’impératif du pétrole dans le cadre d’un système beaucoup plus complexe de facteurs qui ont entraîné l’invasion de 2003.
L’équilibre des pouvoirs
L’hégémonie mondiale des États-Unis, c’est-à-dire leur capacité en tant que grande puissance à obtenir le soutien d’autres États pour atteindre leurs objectifs géopolitiques et économiques, dépend d’un ensemble de circonstances hautement accidentel et transitoire. Depuis la fin des années 1940, le pétrole du Moyen-Orient n’est devenu que plus vital pour le maintien de la suprématie mondiale des États-Unis, d’une manière plus complexe que l’idée d’un simple accaparement des réserves de pétrole.
Par-dessus tout, le pétrole s’inscrit dans une stratégie générale visant à maintenir et à exercer un pouvoir mondial et constitue un élément central du système mondial centré sur les États-Unis. Le pétrole du Moyen-Orient a joué un rôle central dans la montée et le maintien de la suprématie des États-Unis et de leurs alliés proches – des événements géopolitiques centraux de notre époque.
Si une puissance hégémonique veut imposer son autorité politique et économique sur une région, elle ne le fait pas par simple décret, mais en servant et en équilibrant les intérêts de ses alliés et clients. Les économies des différents alliés des États-Unis, dont le Japon et les pays d’Europe de l’Ouest, sont à des degrés divers dépendants des importations de pétrole ; les clients des États-Unis au Moyen-Orient, les monarchies pétrolières, nécessitent une protection et un soutien américains.
Les États-Unis ont donc consolidé leur position stratégique dominante au Moyen-Orient en contrôlant efficacement le « robinet mondial de pétrole ». Il s’agit également d’un moyen efficace de repousser toute concurrence pour la première place dans cette hiérarchie interétatique, dans la mesure où tous les concurrents des États-Unis, en particulier la Chine, sont fortement dépendants du pétrole du Moyen-Orient.
La question de l’influence des États-Unis sur les pays riches en pétrole du Moyen-Orient est devenue de plus en plus importante après la Seconde Guerre mondiale. La « doctrine Carter » résume parfaitement cette évolution :
« Que notre position soit bien claire : toute tentative de prise de contrôle par une force extérieure de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique, et une telle attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire. »
Trois décennies et demie plus tard, le pétrole du Moyen-Orient demeure l’un des piliers centraux de la politique mondiale, le but étant de garantir, si nécessaire par le biais de la violence, que le pétrole du Moyen-Orient reste accessible, distribué de manière fluide, pas cher et fermement sous contrôle américain.
Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis ont mené plusieurs guerres terrestres et aériennes dans la région – deux en Irak, une en Afghanistan et une en Libye – et menacent actuellement d’en mener davantage. Chaque conflit a bien sûr ses propres objectifs spécifiques, mais il existe un dénominateur commun : la nécessité de maintenir un pétrole distribué de manière fluide et peu coûteux dans la région, sous le contrôle ferme des États-Unis et de leurs amis.
Les stratèges américains ne veulent pas simplement obtenir du pétrole. Si vous avez de l’argent, c’est facile. Ils veulent également éliminer tous les concurrents potentiels et sécuriser ainsi la région sur le plan politique et militaire, de telle sorte que le flux de pétrole du Moyen-Orient vers les marchés mondiaux reste directement sous leur contrôle.
La routine
Quant à la Grande-Bretagne, qui a soutenu avec enthousiasme la guerre américaine en Irak, en contraste frappant avec la plupart des alliés européens des États-Unis, le partenariat avec les États-Unis n’était pas simplement une manœuvre à des fins d’influence sur la scène mondiale et n’était pas non plus le fruit d’une illusion impériale. La Grande-Bretagne nourrissait également un intérêt matériel évident, cherchant à se voir attribuer une part du butin sous la forme de commerce, de contrats et d’un accès aux marchés et aux ressources naturelles.
Il n’est pas question de suppositions ou de conjectures. En octobre 2002, cinq mois avant l’invasion de l’Irak, la baronne Symons, ministre du Commerce, a indiqué aux dirigeants de BP que le gouvernement britannique œuvrait dans le but d’obtenir une bonne part des réserves de pétrole et de gaz irakiennes pour les compagnies énergétiques britanniques en récompense pour l’engagement militaire important de Tony Blair dans les opérations américaines visant un changement de régime en Irak.
Plusieurs procès-verbaux confidentiels publiés à la suite d’une demande d’accès à l’information formulée par Greg Muttitt, co-directeur du groupe de campagne Platform, révèlent que lors de plusieurs réunions avec les dirigeants de BP et de Shell, des plans détaillés ont été élaborés par le gouvernement britannique dans le but d’exploiter les opportunités pétrolières de l’Irak post-Saddam.
Beaucoup considèrent tout cela comme la preuve d’une conspiration, ce qui est toutefois réducteur. Ces événements s’inscrivent dans un équilibre plus large de mécanismes économiques et politiques mondiaux, un enchevêtrement d’intérêts politiques et économiques qui convergent sous le vocable de « changement de régime ».
Les intérêts particuliers représentant l’énergie, les armes et des segments influents de l’industrie des médias et de la communication sont enracinés dans les secteurs clés des gouvernements occidentaux. Ces intérêts impliquent une préoccupation pour le maintien d’une position privilégiée, et les éléments clés de l’élite américaine et britannique y répondent directement.
Ce n’était pas une conspiration : ce n’était que la routine.
- Bulent Gokay est professeur de relations internationales à l’Université de Keele, au Royaume-Uni. Cet article est paru pour la première fois sur TheConversation.com
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un drapeau national irakien flotte devant des excédents de gaz brûlés au niveau d’un pipeline dans la nouvelle section de la raffinerie de pétrole de Zubair, au sud-ouest de Bassora, dans le sud de l’Irak, le 3 mars 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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