Les musulmans partis en mission humanitaire en Syrie ne sont désormais plus les bienvenus chez eux
Alep se trouve désormais au cœur des combats opposant le régime syrien de Bachar al-Assad, soutenu par la Russie, aux nombreuses factions rebelles qui mènent l’insurrection dans le pays.
Au moment de la rédaction de cet article, les forces syriennes ont encerclé l’est de la ville où vivent encore au moins 300 000 habitants, presque certains de connaître le même sort que les dizaines de milliers de Syriens qui sont morts de faim, d’épuisement ou lors de bombardements, il y a un ou deux ans, à Homs.
Les médecins piégés dans la ville décrivent des « conditions d’exercice édifiantes ». Il resterait moins de 30 médecins et membres du corps médical dans cette ville nécessitant pourtant des centaines de personnes supplémentaires. D’autres rapports expliquent que les médecins travaillent en permanence, ne pouvant s’accorder plus d’une heure ou deux de sommeil par jour et devant se contenter d’une poignée de dattes séchées.
Depuis le début de la guerre civile il y a cinq ans, plus de 700 membres du personnel médical ont été tués, et, au cours de la dernière semaine du mois de juillet, pas moins de cinq hôpitaux ont été ciblés par des attaques aériennes menées conjointement par la Russie et le régime de Bachar al-Assad.
Il est remarquable et louable que certaines personnes soient prêtes à tout quitter et à mettre entre parenthèses le confort et la sécurité que leur offre leur vie « à l’occidentale » pour fournir l’aide humanitaire indispensable à ceux qui se trouvent sous les bombes barils du régime de Bachar al-Assad et les missiles russes lancés depuis des sous-marins.
À l’instar des pompiers qui se précipitent vaillamment dans un immeuble en feu pour sauver des vies, ces travailleurs humanitaires comptent parmi les personnes les plus courageuses. Ce sont des héros dans tous les sens du terme.
Mais les gouvernements occidentaux ont choisi d’accorder un statut bien différent à ces travailleurs humanitaires. Pour le Royaume-Uni, l’Australie, la France et les États-Unis, les musulmans qui se rendent en Syrie pour y apporter une aide humanitaire sont des terroristes.
J’ai eu l’occasion d’interviewer Tauqir Sharif, un musulman britannique qui a rejoint la Syrie avec sa femme en 2012. Le récit de son histoire et le courage dont il fait preuve devraient permettre de faire tomber certaines idées reçues largement répandues sur les musulmans qui vivent en Occident et font le choix de quitter leur pays pour se rendre au Levant. Pour le dire simplement, ces personnes ne sont pas toutes des terroristes, loin de là.
Tauqir Sharif n’est pas allé en Syrie pour soutenir le « djihad ». Il ne se cherche pas une identité et ne souhaite pas être reconnu comme un martyr. Il y est allé parce qu’en tant que militant, il est témoin de l’injustice et de la souffrance qui règnent sur place. Il y est allé pour apporter son aide à un peuple à qui tout le monde tourne le dos.
« Après l’Holocauste et le génocide de Srebrenica, tout le monde avait promis : "Plus jamais ça." Eh bien, je suis là pour clamer haut et fort : "Plus jamais ça". Et comme Malcolm X le disait si bien "Si vous ne vous levez pas pour quelque chose, vous tomberez pour n'importe quoi" », explique Tauqir Sharif.
Le conflit syrien n’est pas le premier à avoir suscité chez lui une volonté d’engagement. En 2010, il se trouvait à bord du Mavi Marmara, un navire humanitaire en route pour Gaza, lorsque des commandos israéliens ont détourné le bateau, tuant neuf de ses confrères militants.
« J’ai vu des gens se faire tirer dessus juste sous mes yeux. Je les ai transportés jusqu’au pont du navire. Ils nous ont rassemblés dans une zone spéciale. J’ai été fouillé, des gardes m’ont craché dessus », avait déclaré Tauqir Sharif en 2014 au journal The Guardian.
La première fois qu’il est allé en Syrie, il avait rejoint les rangs de l’organisation humanitaire One Nation, basée au Royaume-Uni. Plus récemment, il a fondé Live Updates From Syria, une organisation humanitaire qui intervient au cœur des zones de conflit. Il précise : « Nous nous rendons dans des zones où les autres organisations humanitaires [occidentales] ont peur d’aller ou ne souhaitent pas aller. Notre travail consiste à nous rendre là où les gens sont les plus démunis… Nous leur fournissons une aide d’urgence, de la nourriture ; nous mettons en place des programmes pour les orphelins, des campements pour les veuves, des écoles et des garderies. »
Tauqir Sharif a mentionné que le groupe humanitaire se trouvait actuellement dans les environs de la ville d’Alep, « au plus près de la ligne de front ». Pour faire référence à ce lieu, il utilise simplement l’expression « Hôpital X ». Et d’ajouter : « Nous savons que ce n’est qu’une question de temps avant que Bachar al-Assad ne bombarde cet hôpital. »
Les conditions d’exercice au sein de l’« Hôpital X » sont tout simplement cauchemardesques. « Hier, les rebelles ont abattu un hélicoptère russe. Lorsqu’il s’est écrasé, les gens se sont mis à courir pour rejoindre la zone du crash mais une fois sur place, les Russes ont commencé à faire feu avec des bombes à fragmentation », a ainsi indiqué Tauqir Sharif. « Il y a un jeune de 12 ans, il se trouve actuellement en bas [de l’hôpital], il s’est pris un éclat d’obus dans le pénis. Ce sont des blessures qui vous changent la vie. »
Et pour rendre la situation encore plus insupportable, il m’a décrit les opérations, en particulier les amputations, qui sont réalisées dans le meilleur des cas avec une légère anesthésie, quand ce n’est pas sans anesthésie. « Nous renvoyons systématiquement des personnes mutilées chez elles », a-t-il expliqué.
En ce qui concerne un potentiel retour au Royaume-Uni, Tauqir Sharif a indiqué qu’il s’agissait d’un rêve impossible à réaliser. Là-bas, ce que l’on appelle les « couloirs humanitaires » ne sont que le nom de propagande d’une réalité bien différente : les « couloirs pour les snipers ». En outre, il est de fait plus ou moins soupçonné de terrorisme par le gouvernement et les agences de sécurité britanniques car il est musulman, porte la barbe et se trouve actuellement en Syrie.
Non seulement les services de renseignements britanniques l’ont identifié comme une « personne à surveiller », mais il s’est également vu refuser une demande de passeport pour sa fille, née en Turquie en 2013.
« Ces dernières années, nous avons rencontré un nombre très important de personnes qui ont fait l’objet d’une confiscation de passeport ou d’une révocation de citoyenneté, mais en refusant de reconnaître à un nouveau-né ses droits fondamentaux, on touche le fond », a ainsi commenté Amanda Thomas-Johnson, porte-parole de l’organisation de défense des droits civils CAGE, pour la chaîne Al Jazeera.
« Il se porte au secours des Syriens qui ont été abandonnés par la communauté internationale, y compris la Grande-Bretagne. Mais en agissant ainsi, le gouvernement envoie un message fort : si vous venez en aide au peuple syrien piégé entre bombes artisanales, massacres à grande échelle et bombardements de la coalition, le gouvernement fera tout pour vous compliquer la vie. »
Les gouvernements occidentaux, en particulier en Europe, ont bien entendu des raisons valables de craindre le retour de ceux qui sont partis se battre aux côtés de groupes extrémistes, tels que le groupe État Islamique (EI) ou le Front Jabhat Fatah al-Cham (autrefois appelé Front al-Nosra), mais comme de nombreux experts du contre-terrorisme l’ont souligné, les armes les plus puissantes dont nous disposons pour lutter contre le terrorisme sont précisément les lois et les droits civils dont les terroristes souhaitent nous priver.
« Nous devons absolument comprendre que la protection des droits de l’homme n’est pas une option en matière de lutte contre le terrorisme. C’est un atout, voire une arme indispensable à la protection de la démocratie », constate Paul Wilkinson, célèbre expert du terrorisme.
Tauqir Sharif m’a indiqué qu’à sa connaissance, il reste très peu d’Occidentaux à Alep, cette ville située au nord du pays, avant d’ajouter qu’il y est accompagné d’un jeune Australien dénommé Oliver Bridgeman que l’on peut voir sur cette vidéo en train d’aider des Syriens à se protéger lors d’attaques aériennes russes.
Plus tôt dans l’année, le gouvernement australien a pris la décision d’annuler le passeport d’Oliver Bridgeman et d’émettre un mandat d’arrêt international à son encontre ; le jeune musulman de 19 ans est ainsi accusé d’avoir pris part à des activités hostiles dans un pays hostile.
« J’ai pu consulter le rapport détaillant les raisons pour lesquelles mon passeport a été annulé et bien entendu, ce qui y est mentionné est totalement ridicule », a déclaré Oliver Bridgeman. « En gros, il y était fait référence à mon travail en tant qu’humanitaire ici. [Les déclarations] indiquaient notamment qu’ils pensaient que j’allais participer à des violences politiques, ce qui n’est bien évidemment pas le cas. »
Concrètement, il se trouve pris au piège dans une zone de guerre et il est dans l’impossibilité de traverser la frontière qui le conduirait en Turquie. Ce qui revient, selon toute vraisemblance, à signer son arrêt de mort, faisant de lui l’une des victimes du controversé Foreign Fighters Act (Loi sur les combattants étrangers) de 2014, ce projet de loi australien en matière de contre-terrorisme qui rend illégal tout voyage en Irak ou en Syrie.
La situation à laquelle il se trouve confronté va à l’encontre du principe juridique établi de longue date et aux termes duquel on est « innocent jusqu’à preuve du contraire ». En l'espèce, un travailleur humanitaire australien qui rejoint la Syrie pour y apporter une aide humanitaire, comme c’est le cas d’Oliver Bridgeman, est considéré comme coupable bien qu’aucun acte répréhensible ne puisse lui être imputé, ce qui viole les traités internationaux visant à protéger la liberté de circulation, la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable.
Parce que les pays occidentaux ont voulu se montrer intransigeants, la Syrie a aujourd’hui urgemment besoin de personnes altruistes, telles que Tauqir Sharif et Oliver Bridgeman, capables de risquer leur vie pour aider leur prochain, comme si c’était une responsabilité religieuse. Mais en prenant la décision de renforcer à l’extrême la législation en matière de contre-terrorisme dans un contexte islamophobe, non seulement on punit ceux qui ont le courage de se précipiter dans un immeuble en feu pour sauver des vies, mais également on met en péril les valeurs démocratiques que nous souhaitons pourtant protéger.
- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America (2013), God Hates You. Hate Him Back (2009) et Koran Curious (2011). Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Un homme syrien pleure tandis que des sauveteurs recherchent des victimes enfouies sous les gravats. Le bâtiment se serait effondré à la suite d’une attaque aérienne à Sakhur, quartier tenu par les rebelles dans la ville d’Alep, le 19 juillet 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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