Après-11 septembre : l'Amérique vit plus en sécurité mais le reste du monde en paie le prix
Les États-Unis sont réputés pour leurs grandes contributions aux avancées technologiques, pour leurs découvertes en médecine, pour l’art et la littérature - mais ne sont pas nécessairement familiers avec le concept d’introspection. En effet, l’Amérique n’a guère de temps pour se regarder le nombril, car maintenir son autorité sur l’ordre mondial est un travail à plein temps.
Les attaques contre New York et Washington ont changé le monde pour toute personne née à la fin du siècle précédent et au début de l’actuel
Ce dimanche marque les quinze ans écoulés depuis l’événement qui a le plus impacté ce pays ces cinquante dernières années : les attaques du 11 septembre 2001. Alors que le raid injustifié du Japon à Pearl Harbour en 1941 a changé le monde pour les Américains nés au début du XXe siècle, les attaques menées par al-Qaïda à New York et à Washington ont changé le monde pour toute personne née à la fin du siècle précédent et au début de l’actuel.
Il est grand temps de procéder à une petite introspection, voire même, si vous voulez, faire preuve de nombrilisme.
Quinze ans de bombardements sur le Moyen-Orient
Le mardi 11 septembre 2001 à 8 h 48, dans un ciel sans nuage et ensoleillé, le vol n°11 de la compagnie American Airlines, un avion de ligne détourné, transportant 81 passagers et 11 membres d’équipage, s’écrase contre la tour nord du World Trade Center à New York. Dix-huit minutes plus tard, le vol 175 de la compagnie United Airlines, transportant 56 passagers et 9 membres d’équipage, fonce dans la tour Sud. Trente-quatre minutes plus tard, le vol n°77 de l’American Airlines, transportant 58 passagers et 6 membres d’équipage, s’écrase sur la façade ouest du Pentagone à Washington DC, faisant 125 victimes au sein du quartier général des armées américaines. Enfin, dix minutes plus tard, le vol n°93 de l’United Airlines s’écrase dans un champ du comté de Somerset, en Pennsylvanie, tuant 37 passagers et 7 membres d’équipage.
Voici ce qui s’est passé le 11 septembre. Alors que s’est-il passé au cours des quinze années suivantes ?
La plus puissante des superpuissances de toute l’histoire de l’humanité a déchaîné la violence de ses forces militaires sur plusieurs continents. Elle a largué plus de 17 500 bombes sur l'Afghanistan dans les 90 jours qui ont suivi les attaques du 11 septembre.
Au 6 décembre 2001, le nombre de civils afghans tués avait dépassé le nombre total de victimes américaines des attaques d’al-Qaïda à New York, Washington et en Pennsylvanie, survenues seulement trois mois plus tôt. Dans les semaines précédant l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont largué 27 000 bombes en 43 000 interventions.
Pendant la seule année 2015, les États-Unis ont largué 23 144 bombes sur le Moyen-Orient
Les bombardements américains se sont ainsi poursuivis sans interruption pendant les mandats de deux présidents qui sont chacun restés quatre ans au pouvoir. L’intensité des frappes restera probablement la même, voire sera plus importante avec le prochain président, sans oublier que pendant la seule année 2015, les États-Unis ont largué 23 144 bombes sur le Moyen-Orient.
Un débat doit également avoir lieu sur le programme d’assassinats ciblés par des drones, la torture, les extraditions, le recours aux tribunaux militaires, la détention illimitée, la surveillance des foules, le profilage ethnique/religieux, la démagogie islamophobe, les lois relatives à l’hyper anti-terrorisme et le passage des dollars de la lutte anti-terroriste aux régimes les plus anti-démocratiques au monde.
Comment les dépenses militaires ont explosé
Les actions des quinze dernières années ont-elles fait pour autant des États-Unis et/ou du reste du monde un endroit plus sûr ? Y a-t-il eu de grandes victoires et des échecs dont il est possible de tirer un enseignement ? Le 11 septembre a-t-il marqué le début d’une guerre sans fin ?
L’erreur la plus décisive commise par les États-Unis en réponse aux attaques a probablement été faite lorsque le président Bush a déclaré « la guerre au terrorisme » le 20 septembre 2001.
Construire une guerre, en opposition aux efforts des autorités pour respecter la loi en essayant d’appréhender les auteurs des attaques (et qualifiant ainsi les membres d’al-Qaïda de « fantassins » et leurs leaders de « généraux »), invoque et pseudo-justifie non seulement une réponse militaire ciblée, mais pose également le risque d’un conflit à durée indéterminée, ce qui est précisément la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement.
Cette guerre sans fin prévisible contre la terreur a non seulement coûté la vie d’environ 10 000 Américains, mais si l’on prend en compte les guerres en Irak et en Afghanistan, le coût total s’élève à environ 4 000 milliards de dollars. Le budget du renseignement américain, à lui seul, a plus que doublé depuis 2001 et s’élève actuellement à plus de 70 milliards de dollars par an.
Une étude démontre que pour que la lutte anti-terroriste américaine soit considérée comme efficace, les programmes financés par le gouvernement doivent pouvoir empêcher 1 667 attaques terroristes par an sur le sol américain.
Le budget du renseignement américain, à lui seul, a plus que doublé depuis 2001
Le budget colossal consacré la sécurité intérieure a créé une nouvelle classe oligarchique entièrement dévouée à guerre contre le terrorisme. James Risen, journaliste d’investigation du New York Times, donne plusieurs exemples dans « Pays any price : greed, power and endless war » mais l'exemple le plus édifiant est celui de Neal et Linden Blue. Les frères Blue ont acheté la General Atomics Aeronautical Systems pour 38 millions de dollars à la fin des années 1980. En 2001, la société enregistrait des recettes de 110 millions de dollars. En 2012, les frères ont perçu « 1,8 milliard de dollars en contrats publics. »
Les frères Blue construisent des drones militaires, « les chasseurs sans âme qui patrouillent dans le ciel du Pakistan, du Yémen et d’autres pays en situation chaotique ». Risen écrit : « Ils [les frères Blue] sont les bénéficiaires de l’un des plus gros transferts de richesses publiques vers le privé de toute l’histoire des États-Unis. »
Les Américains sont-ils plus en sécurité ? Ce n’est pas si simple
Malgré cette indécente perte de vies et d’argent et en dépit de l’externalisation d’institutions publiques à des actionnaires privés, les États-Unis ont réussi à empêcher la seule attaque terroriste qui importe vraiment : un autre massacre d’une ampleur similaire au 11 septembre.
Étant donné le renforcement de la sécurité aérienne et plus généralement des mesures anti-terroristes, une autre attaque de cette ampleur est considérée par les experts comme improbable. C’est évidemment une réussite tangible. Mais cela signifie-t-il pour autant que les Américains sont plus en sécurité qu’ils ne l’étaient le 10 septembre 2001 ?
La réponse n’est pas si simple. Voyons d’abord les choses sous un autre angle. Depuis le 11 septembre, les terroristes ont tué 9 Américains par an. En comparaison, 69 ont été tués par leur tondeuse ; 747 en tombant de leur lit ; 31 en étant frappés par la foudre, et 21 sont tués chaque année par des bambins armés.
On ne peut surestimer l’impact de la médiatisation de la peur sur le débat public ces quinze dernières années
Lorsque vous comparez la mort des 9 américains tués chaque année par ceux qui proclament le « djihad » aux 11 737 Américains abattus par leurs concitoyens, vous pouvez aisément constater que la menace terroriste est largement surestimée.
Hélas, ces statistiques ne rassurent pas vraiment un public terrifié par des médias obnubilés par les actes d’une violence inouïe, actes que des groupes tels que l’État islamique (EI) sont bien trop heureux de livrer aux médias.
Il est impossible de surestimer l’impact que la médiatisation de la peur a eu sur le débat public ces quinze dernières années, et l’impact que ce débat a eu sur les politiques anti-terroristes. La peur exacerbée de l’opinion publique a poussé les politiques à trouver un compromis sur l’équilibre liberté-sécurité qui, à son tour, a conduit à la mise en œuvre de stratégies anti-terroristes controversées qui se sont révélées contre-productives sur le long terme.
En 2001, l’État islamique, Boko Haram et le Front al-Nosra n’existaient pas
La torture, le profilage, la détention illimitée, les extraditions, la surveillance de masse et le recours aux tribunaux militaires se sont non seulement révélés contre-productifs, dans la mesure où ils ont « augmenté la proportion d'interférences informationnelles dans le signal terroriste, discrédité l'État auprès des informateurs civils potentiels » mais ils ont également été décrits par des groupes tels que l’État islamique comme une preuve que les États-Unis ne sont pas uniquement en guerre contre les musulmans mais également impliqués dans une guerre clandestine.
Comme le constate Bruce Hoffman, expert en terrorisme, il est clairement impossible pour les agences nationales de sécurité d'empêcher chaque action terroriste et d' « empêcher n’importe quelle attaque potentielle, commise par n’importe quel groupe possible, au nom de n’importe quelle revendication ». Il peut cependant y avoir des mesures positives, qui se traduisent par une diminution du nombre d’incidents terroristes ou du nombre total de combattants. Les efforts militaires pour combattre le terrorisme en Irak, en Afghanistan, en Syrie, au Yémen, en Somalie, au Pakistan et ailleurs ne peuvent être considérés comme un succès eu égard à ces statistiques.
En 2001, les analystes avaient estimé que les effectifs d’al-Qaïda étaient de l’ordre de 200 à 1 000 combattants seulement, sachant que l’État islamique, Boko Haram ou le Front al-Nosra n’existaient pas. Comme l’a fait remarquer un ancien général de l’armée américaine, les effectifs d’al-Qaïda « ont quadruplé ces cinq dernières années » alors que des estimations fiables considèrent que les effectifs de l’État islamique sont de l’ordre de 20 à 25 000. Boko Haram compte 6 000 combattants. Et le Front al-Nosra en compte 3 à 5 000.
De plus, et bien qu’enlisée dans une guerre civile au Yémen, al-Qaïda reste une menace persistante si l’on considère tout particulièrement sa capacité à confectionner des bombes. Des groupes se développent dans une Libye anarchique, et les Talibans réapparaissent en Afghanistan.
Il est impossible de vaincre le terrorisme international en bombardant ou en tuant
Tout ceci se déroulant dans un contexte où les États-Unis ont largué 23 144 bombes au Moyen-Orient au cours de la seule année 2015 et ont déployé plus de 6 000 militaires ces douze derniers mois. Sans compter le fait que les guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient ont fait plus de 4 millions de victimes chez les musulmans depuis 1991.
Il est donc clairement impossible de vaincre le terrorisme international en bombardant ou en tuant.
La véritable menace plane sur les alliés arabes et européens
Les Américains sont-ils plus en sécurité qu’ils ne l’étaient le 10 septembre 2001 ? Certains répondront oui, mais il faut y apporter la nuance suivante : le pays est uniquement plus sûr en cas d’attaque similaire au 11 septembre.
Cependant, suite à la réponse des États-Unis au 11 septembre, on a pu observer l’émergence d’une nouvelle vague de groupes dispersés disposant de ressources suffisantes pour investir massivement et intelligemment dans le recrutement en ligne et hors ligne. D’autres diront que la menace d’attaques à petite échelle et non centralisées commises par des djihadistes amateurs est plus grande que jamais. Cela constitue un plus grand défi pour les agences de renseignement européennes, si l’on considère les milliers d’Européens partis rejoindre les rangs des groupes djihadistes en Irak et en Syrie.
En évaluant les actions globales menées contre le terrorisme, Brian Michael Jenkins, ancien Béret vert et membre de la commission de la Maison Blanche pour la sécurité aérienne, a identifié quelques exemples de succès mitigés. « Ni al-Qaïda, ni l’État islamique ne sont devenus des mouvements de masse », relève-t-il. « La constellation de groupes djihadistes n’est pas aussi importante qu’on pourrait le croire. Les terroristes ne peuvent traduire leurs actions en victoire politique permanente. L’État islamique est en train de perdre du terrain et peut être vaincu, et le commandement central d’al-Qaïda en est réduit à encourager les autres à combattre. » Mais Jenkins avertit que « le monde devra faire face aux conséquences des conflits en Syrie et en Irak pour les années à venir. »
Les efforts américains contre le terrorisme ont eu pour effet de rendre le pays plus sûr mais également d’embraser le Moyen-Orient
Dans un livre blanc intitulé « L'Amérique est-elle plus sûre ? », l’enquête de The Atlantic sur le niveau de préparation de l’Amérique face au terrorisme a conclu que la menace du bioterrorisme est toujours « l’attaque terroriste de grande ampleur la plus probable ». Et que malgré quinze années d’investissement total contre le terrorisme, « la menace de bioterrorisme n’a pas reculé, les avancées technologiques et scientifiques ayant au contraire facilité l’utilisation de ce type d’armes ». De plus, The Atlantic a calculé que le gouvernement américain avait dépensé jusqu’à 150 milliards de dollars pour des programmes et des équipements anti-terroristes sans intérêt ou qui ont échoué.
Le prix payé par les États-Unis pour rendre le pays plus sûr contre le terrorisme a en réalité été assumé par les pays que les États-Unis ont ébranlés. Les efforts américains contre le terrorisme ont eu pour effet de rendre le pays plus sûr mais également d’embraser le Moyen-Orient, engendrant ainsi de nouveaux groupes terroristes plus complexes qui représentent une moindre menace pour les États-Unis mais une plus grande pour leurs alliés européens et arabes.
- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America (2013), God Hates You. Hate Him Back (2009) et Koran Curious (2011). Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un soldat de l’armée américaine surveille la mosquée Abu Hanifa à Bagdad en juin 2003 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par STiiL.
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