Sissi aux Nations unies : le désespoir de l’Église et de l’État
Pour la plupart des dirigeants du monde entier, une visite à l’Assemblée générale des Nations unies est une formalité politique. Mais pour un chef de l’État égyptien en pleine hémorragie de soutien, c’était une question de vie ou de mort.
Lorsque le désespoir et la falsification sont les règles du jeu pour une telle visite, la perte politique et un président encore plus paniqué en sont le résultat.
Le problème est aggravé lorsque le clergé, une entité puissante dans un pays comme l’Égypte, s’attelle au wagon de l’État. Cette approche privilégiée par le pape égyptien est de la même manière tournée en dérision par les penseurs et les philosophes.
Mais cela n’a pas empêché le pape Théodore II de déclarer que « la dignité égyptienne est représentée par la façon dont Sissi est reçu » et de politiser ainsi l’Église pour la énième fois depuis le coup d’État.
Là où la séparation de l’Église et de l’État devrait régner, il n’y a que la proclamation cynique d’un roi.
Un conflit national à l’étranger
En face du bâtiment de l’ONU, où Sissi a prononcé un discours extraordinairement ordinaire le 20 septembre, se trouvaient deux groupes auxquels la plupart des Égyptiens seraient embarrassés de s’identifier.
Les coups d’État et les sphères politiques empoisonnées vont de pair, comme les fèves et le pain
Une foule pro-Sissi était saupoudrée d’une bonne dose de coptes égyptiens, tandis que le camp islamiste adverse était une mer jaune inondée de signes de Rabia.
La dynamique du jour : un contingent considérablement réduit de partout, mais une augmentation inversement proportionnelle de la virulence du venin. Seulement un jour après que Sissi a affirmé au célèbre journaliste américain Charlie Rose, dans son émission sur la chaîne PBS, qu’« il ne [pouvait] y avoir de retour à la dictature », il suffisait de prêter l’oreille à la mini-guerre qui se jouait devant l’ONU pour que la fausseté de cette déclaration fût très clairement démontrée.
Les coups d’État et les sphères politiques empoisonnées vont de pair, comme les fèves et le pain. Ce poison était visible lors des aboiements entre sissistes et islamistes.
Étonnamment, le président américain Barack Obama a saisi avec plus de précision la réalité égyptienne lors de son discours à l’ONU que son homologue égyptien. Une fois qu’un homme fort prend le contrôle d’un pays à l’aide de l’armée, a déclaré Obama, il n’y a que deux chemins : « la répression permanente qui génère des conflits à l’interne ou la diabolisation de l’ennemi […] qui peut mener à des guerres ».
Mais on peut ajouter un autre élément grotesque : le conflit se propage également chez les Égyptiens vivant à l’étranger.
Une approche ultra-nationaliste antagonique et politiquement musclée a été adoptée par l’Église copte, en particulier sous la direction de Sa Sainteté Théodore II, pape d’Alexandrie, pour soutenir le régime de Sissi depuis le 3 juillet 2013, jour du coup d’État.
La décision du pape d’apporter tout son soutien, y compris financier, à la mise à disposition d’autocars pour transporter des chrétiens égyptiens des églises locales de New York et du New Jersey jusqu’à l’ONU n’a fait que contribuer à injecter plus de venin dans des protestations que l’on peut décrire au mieux comme un plan de « location de protestataires » qui a tourné au fiasco.
Pour compliquer encore le scénario, l’église évangélique a décidé de s’engouffrer dans la mêlée.
Une mini-guerre devant l’ONU
Les escarmouches précédentes entre sissistes et islamistes à New York étaient si agressives et si proches de la violence que la police a jugé bon de les séparer en plaçant entre eux deux autres manifestations contenues et plus réduites.
Cela n’a que peu contribué à étouffer l’ignoble spectacle. Avec la foi comme moteur, la religion devient l’allumette pour enflammer l’essence politique. Chaque camp endoctriné a cependant laissé chez soi la politesse prodiguée par leur religion respective.
« Sissi est leur oncle et il fait bouillir leur sang », scandait en rimes le camp pro-Sissi en arabe. Ceux qui brandissaient le salut de Rabia à quatre doigts connu dans le monde entier adressaient à la place un salut du majeur tout en hurlant « Masr [Égypte], al-Sissi 3ar [al-Sissi est un proxénète] ».
Juste pour le plaisir, un fan de Sissi décidément très agité a levé sa chaussure en direction des islamistes, un geste hautement insultant dans le monde arabe.
L’atmosphère était si pesante que j’ai pensé que mon intégrité physique aurait manifestement été menacée si j’avais été identifié comme un journaliste ou associé de près ou de loin au journalisme. Les organisateurs, clairement conscients de la menace de violence, ont éparpillé plus d’une douzaine de gardes du corps à la carrure de colosse dans une foule de pas plus de 150 sissistes. Cela n’a pas tempéré le flot d’insultes proférées par les deux camps.
« Les Frères musulmans sont des terroristes », envoyait le groupe de partisans du président majoritairement chrétiens, tandis que l’autre camp, environ moitié moins fourni, rétorquait « Au revoir, au revoir, fils de p*** ».
Ce rassemblement regroupait des adultes qui, du moins sur le papier, n’affichaient aucun intérêt pour tout ce qui ne concernait pas leur vision particulière de l’Égypte.
Sissi « est le président que nous avons choisi et que nous aimons », soutenait le camp pro-Sissi, alors qu’à portée de jet de caillou, le leader égyptien « ne [représentait] pas » le camp anti-Sissi et était coupable de graves violations des droits de l’homme et de crimes constituant des faits de « haute trahison ».
Triste réalité
Le régime et les hautes sphères de l’Église vivent dans un univers alternatif. Dans ce monde, l’autocrate égyptien martèle que l’Égypte est un refuge chaleureux pour 5 millions de réfugiés, alors que pour le HCR, ce chiffre n’est que d’un quart de million.
En raison de l’absence de séparation de l’Église et de l’État, la « réalité » telle que la voient les hautes sphères de l’Église ne ressemble en rien à la réalité quotidienne vécue par la congrégation
Dans cet univers, la chrétienté égyptienne « est sur la voie, en route [pour] [...] un commencement fantastique », selon un haut responsable ecclésiastique en voyage à New York dans le cadre de la visite de Sissi.
Rappelez-vous, il y a trois semaines, le New York Times a parlé de chrétiens égyptiens au « point de rupture » face à une hausse des attaques sectaires dans la région explosive du sud du pays, qui regroupe une forte concentration de chrétiens et où l’évocation d’une église en cours de construction peut entraîner des émeutes sanglantes.
En réalité, avec l’adoption récente d’une loi controversée sur la construction de nouvelles églises, la situation est remplie d’injustice pour une minorité systématiquement piétinée. Les autorités « envoient un message indiquant que les chrétiens peuvent être attaqués en toute impunité », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
En réalité, il n’y a aucune « piste » pour l’amélioration de la vie des chrétiens. Il n’y a que des attaques sectaires qui se traduisent souvent par des habitations de chrétiens incendiées, des enlèvements et la migration forcée de chrétiens. La loi sur la construction de nouvelles églises exige que « la taille du bâtiment soit proportionnelle au nombre de chrétiens dans le secteur » et octroie aux gouverneurs un vague droit de veto sans possibilité d’appel.
En raison de l’absence de séparation de l’Église et de l’État, la « réalité » telle que la voient les hautes sphères de l’Église ne ressemble en rien à la réalité quotidienne vécue par la congrégation.
Alors que la colère monte dans les rangs de l’Église, les voix dissidentes, bien que pas encore majoritaires, sont loin d’être absentes. Le père Morcos Aziz, responsable ecclésiastique réputé et respecté installé aux États-Unis, avec plus de cent livres à son nom, a récemment décrit Sissi comme « le pire président » dans une vidéo pleine d’émotion diffusée sur YouTube. « Nous avons été trompés [...] Je vois en lui la trahison », a fustigé Aziz.
Peu de temps avant le discours de Sissi, 82 activistes coptes ont également exprimé leur mécontentement face au soutien de l’Église pour la visite de Sissi. « Le soutien de l’Église copte pour Sissi aura des conséquences négatives pour les coptes », a affirmé Ishaq Ibrahim, activiste et érudit copte réputé, qui a fait partie des activistes signataires d’une déclaration. Les citoyens ordinaires, en particulier dans le sud, continuent de souffrir de « discriminations et [de] violences sectaires », a précisé la déclaration.
Un mariage sans divorce ?
Alors pourquoi l’Église ignore-t-elle les voix de plus en plus indignées et soutient-elle de tout son poids un régime qui n’a opéré que peu de changements structurels en faveur d’une minorité acculée, si ce n’est aucun ?
Qu’est-ce qui rend Théodore II si certain que Sissi ne trahira pas une nouvelle fois l’Église ?
Les calculs politiques sont le cynisme incarné. Le 3 juillet 2013, lorsque Sissi apprenait aux Égyptiens l’éviction de Morsi, les chefs d’al-Azhar et de l’Église copte étaient assis juste à sa gauche. Les deux dirigeants des institutions religieuses de premier plan d’une nation qui aime à se dire « religieuse » ont attelé leurs fortunes politiques au cheval de Sissi.
Tel qu’il se présente, le mariage de Théodore II et Sissi ne peut pas se terminer par un divorce. Même si les perspectives de succès de la présidence de Sissi s’assombrissent de jour en jour, le patriarche copte tient obstinément et publiquement la main de Sissi. Ce faisant, le pape égyptien ignore les leçons tirées des démocraties prospères. « Le but de la séparation de l’Église et de l’État est de nous garder à jamais éloignés de ces rivages du conflit incessant qui a imbibé le sol de l’Europe de sang pendant des siècles », a autrefois déclaré James Madison, quatrième président des États-Unis.
Même si le pape Théodore II n’est pas au courant de la séparation opérée par Madison, il lui suffit de ramener sa mémoire à 2012 et au règne des Frères musulmans pour comprendre la logique sous-jacente à cela.
Des millions d’Égyptiens ont rejeté la gouvernance de Morsi à cause de l’imbrication entre la rhétorique religieuse et la gouvernance politique. C’est une omission majeure de la mémoire historique que de négliger le fait que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a tenu fermement la main des Frères musulmans. Qu’est-ce qui rend Théodore II si certain que Sissi ne trahira pas une nouvelle fois l’Église ?
De plus, le patriarche de l’institution sacrée a-t-il oublié que jusqu’à ce jour, le terroriste à l’origine de l’attentat à la bombe de l’église d’al-Kidissine, qui est survenu quelques jours avant la révolution de 2011, n’a pas encore été capturé ? Par conséquent, il semble plutôt désolant pour beaucoup de constater que le soutien de l’Église pour Sissi est entouré d’une bénédiction religieuse.
Il y a seulement quelques jours, un responsable de haut rang de l’Église, Mgr Beeman, envoyé par le pape dans le New Jersey pour rallier le soutien pour Sissi, a expliqué que « ce qu’[il faisait] ici [était] un travail patriotique et non politique ». Quelques minutes plus tard, son comparse Mgr Yoannis a expliqué comment les autocars payés par l’Église transporteraient les fidèles à l’ONU. Les actes dissimulent toujours les mots.
En Égypte, au lieu d’une séparation, nous avons le désespoir de l’Église et de l’État. Faute de comprendre le passé, une nation entière sera vouée à imiter les manifestants de l’ONU.
- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le pape copte d’Égypte Théodore II, en 2015 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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