Yémen : les magasins vendent les produits de l’aide humanitaire pour augmenter leurs marges
SANAA - Assis dans son lit dans une chambre minuscule à Sanaa, Abdulla al-Jaraei déplore que, comme tant d’autres Yéménites, sa vie et ses moyens de subsistance ont été dévastés par la guerre.
Pendant des années, Jaraei, natif de Sanaa, a tenu un magasin de légumes rentable dans la province de l’Hadramaout, à 620 kilomètres environ au sud de la capitale. Quand sa jambe s’est gangrénée en 2013, elle a dû être presqu’entièrement amputée, mais il dit avoir repris son travail dès qu’il l’a pu, pour subvenir aux besoins de sa famille.
Cependant, en juillet cette année, les militants locaux liés à al-Qaïda ont commencé à se heurter aux troupes soutenant la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui est intervenue au Yémen en mars 2015 pour tenter de faire reculer les militants houthis et leurs alliés. Jaraei, qui est originaire du Nord, a également déploré être particulièrement ciblé par certaines milices anti-Houthis, qui voudraient voir le Sud du Yémen réaffirmer son indépendance, ou au moins gagner une grande autonomie par rapport au Nord.
Depuis son retour dans la capitale tenue par les Houthis, sa qualité de vie s’est rapidement détériorée. Il partage avec les six membres de sa famille une maison de deux pièces ; il n’a pas d’emploi et aucune autre source de revenus, ce qui le force, pour survivre, à compter sur les denrées alimentaires de base – huile et farine en particulier – distribuées gratuitement par des ONG.
Même cette petite bouée de sauvetage est maintenant menacée. Jaraei, ainsi que de nombreux autres Yéménites dans le besoin, exprime sa reconnaissance de recevoir de l’aide, mais déplore qu’une grande partie de ces produits ne profite pas aux nécessiteux : elle se retrouve plutôt entre les mains de gens qui n’y ont pas droit.
« L’aide est notre seul moyen d’échapper à la faim, et la situation des pauvres serait encore plus dramatique sans elle », a déclaré Jaraei à Middle East Eye. « Pour les nécessiteux, l’aide est une source de réconfort, mais je suis inquiet car elle pourrait bientôt ne plus être disponible. »
Des sources internes à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) des Nations unies ont confirmé à MEE que des habitants « influents » – chefs tribaux, dirigeants houthis ou membres de famille de personnes affiliées au Congrès général du peuple (l’un des principaux partis politiques au Yémen) – ont réussi à mettre la main sur l’aide humanitaire. Le fonctionnaire a déclaré que bien qu’aucune statistique officielle ne soit disponible, il s’agit d’une pratique indéniablement répandue en ce moment.
« Ce phénomène de [vente de l’aide gratuite] échappe au contrôle des ONG », regrette le fonctionnaire de l’OIM, qui a souhaité garder l’anonymat. « Ce qui se vend sur le marché ce sont des produits de l’aide détournés dès leur déchargement par des personnes influentes. Ils en font d’abord bénéficier familles et amis, et la vendent ensuite à des commerçants. »
Pour ceux qui se trouvent dans la même situation que Jaraei, ce détournement des approvisionnements rend encore plus compliquée une situation déjà difficile : l’aide devient de plus en plus inaccessible et cela contribue à faire monter les prix.
L’aide de l’ONU dans les rayons des magasins
Il est désormais courant de trouver de l’aide humanitaire ouvertement proposée à la vente dans certains magasins de la capitale, dont les propriétaires ne cherchent même pas à dissimuler leur trafic.
Abdulwahid al-Wesabi, propriétaire d’un magasin dans le quartier animé de Dar Salm, fait partie de ceux qui vendent des produits relevant de l’aide alimentaire.
« Ce mois-ci, des individus sont plusieurs fois venus me proposer de vendre de la nourriture étiquetée avec le logo des agences de l’ONU ou d’autres organismes de bienfaisance », s’étonne le propriétaire du magasin, un homme dans la trentaine.
« Ils offrent ces produits à bas prix : j’en ai acheté et maintenant je les vends. Ce sont les affaires. Je ne suis pas censé leur poser des questions ni leur demander de quel droit ils se permettent de vendre ces articles. Ce n’est pas mon problème. »
Wesabi précise qu’il n’a pas de relations directes avec ces vendeurs d’aide non identifiés, mais que, régulièrement, diverses personnes se présentent à son magasin pour lui proposer de leur acheter sucre, riz, huile de cuisson et farine pour la revente.
« C’est très tentant pour nous, [propriétaires de magasins], car on ne peut s’empêcher de calculer la différence de prix et l’on sait bien qu’on aura des marges impressionnantes », avoue Wesabi.
D’autant plus que leurs bénéfices ont été durement touchés par la guerre qui a éclaté l’an dernier, et qu’il est extrêmement difficile de s’approvisionner, tant à l’intérieur du Yémen que dans d’autres pays : de nombreux commerçants avouent donc être tentés d’accepter d’acheter de l’aide « tombée du camion » à prix cassés.
Mohammed al-Barid, propriétaire d’un magasin de la rue Ta'izz à Sanaa, a indiqué avoir été approché voici quelques mois.
« Il y a quelques mois, un Hilux [pick-up de marque Toyota] s’est arrêté devant ma boutique avec, dans la benne, huit sacs de farine, plusieurs sacs de riz et de sucre et un carton de biscuit », se souvient-il.
« Tous ces produits portaient le logo de l’ONU. Les hommes sont descendus de voiture et m’ont proposé de les leur acheter. Après avoir marchandé les prix, on a fait affaire. Ensuite, je les ai vendus comme tous mes autres produits. »
Barid nous assure que les vendeurs ont refusé de lui révéler leur identité, sans doute par crainte de représailles de la part des sbires locaux, soupçonnés d’être aux manettes de ce trafic.
« Moi, je ne suis qu’un commerçant : j’achète et je vends tout ce qui peut me procurer un revenu », a déclaré Barid. « Je ne peux tout de même pas forcer ces vendeurs anonymes à décliner leur identité… »
Mohammed al-Barid prétend ne pas voir quel mal il y aurait à participer à ce trafic, et que nombre de bénéficiaires de l’aide viennent dans son magasin pour essayer d’échanger leurs produits pour d’autres qu’ils ont vus en magasin.
« On me fournit sucre, farine ou riz, et je donne en échange œufs, légumes, poulet ou chocolat », explique-t-il.
« Ce genre de situation ne me fait même pas tiquer. Je ne me méfie que des vendeurs qui proposent de grandes quantités de produits et qui n’acceptent que des paiements en espèces»
Le Yémen compte depuis plusieurs décennies parmi les pays les plus pauvres du Moyen-Orient. Il a été dévasté par des années de turbulences politiques, déclenchées par des manifestations inspirées par le Printemps arabe en 2011. En septembre 2014, les rebelles houthis, traditionnellement installés au nord du pays, ont mis la capitale à genoux et soutiré des concessions majeures au président Abd Rabbo Mansour Hadi.
En janvier 2015, les Houthis sont allés encore plus loin : ils ont dissous le parlement et placé Hadi en résidence surveillée. Le mois suivant, ce dernier s’est échappé et a fui en Arabie saoudite. En mars 2015, Riyad a décidé d’intervenir et a formé une coalition militaire, en grande partie arabe, qui s’est mise à bombarder le pays et à envoyer des troupes au sol pour faire reculer les Houthis et leurs alliés. Depuis lors, les régions du Sud ont été reprises, mais la capitale reste sous contrôle houthi. Plus de 6 000 personnes ont perdu la vie, en grande partie lors de frappes aériennes.
En mai cette année, l’UNICEF a déclaré que 21 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence, dont 300 000 enfants de moins de 5 ans menacés de grave malnutrition. Une enquête récente de la BBC a révélé que certains enfants mouraient déjà de faim.
Selon la source émanant de l’OIM, une partie de l’aide va aux personnes déplacées vivant dans des camps ou des abris de fortune – des écoles entre autres. Le reste est distribué en coordination avec le Fonds social pour le développement, organisme gouvernemental créé en 1997 pour lutter contre la pauvreté. Les habitants des zones rurales ou difficiles d’accès ont souvent le plus de mal à faire face.
Querelles autour de l’aide
Les conflits locaux ont également provoqué la suspension de l’aide. Mohammed Hafdalla, bénéficiaire de l’aide dans la province d’Ibb (centre du Yémen), a déclaré que depuis l’arrêt des livraisons d’aide, il n’était plus en mesure de nourrir sa femme et ses cinq enfants.
Il est l’unique soutien de sa famille ; il recevait de l’aide alimentaire d’un organisme local de bienfaisance, mais suite à une querelle concernant sa distribution, l’aide n’est plus fournie.
« Je recevais l’aide tous les trois mois. C’était une bénédiction pour nous, mais un désaccord grave a éclaté entre des militants houthis et les responsables de l’aide, et on n’a plus vu l’aide arriver. Finalement, l’organisme de bienfaisance a cessé de la distribuer. Je n’ai plus reçu d’aide depuis », a-t-il dit par téléphone à MEE.
Vues l’aggravation de l’insécurité alimentaire et la hausse du prix des denrées de base, il a déploré ne plus avoir grand espoir de voir s’améliorer sa situation. Selon l’Organisation onusienne pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les prix du blé dans le pays « ont augmenté en mai 2016 de 12 à 15 % par rapport aux niveaux d’avant la crise, alors même que les prix mondiaux du blé ont baissé au cours des derniers mois ».
Le sentiment de désespoir envahit aussi la capitale.
« L’aide est insuffisante. On devrait augmenter les quantités ou la distribuer correctement », a déclaré Jaraei. « Autre problème : nous n’avons pas d’eau non plus, et pas d’électricité. J’ai l’impression que l’avenir de ma famille est gravement compromis. »
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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