Le Liban uni à l’imparfait
« Michel, fais attention à mes fruits ! », lance une vendeuse de fruits et légumes de Baabda à un quadragénaire qui allume des pétards avec un rire de gosse pris sur le fait. Boum ! Lundi 31 octobre, l’élection de Michel Aoun, fondateur octogénaire du parti chrétien Courant Patriotique Libre (CPL) à la tête de la République libanaise, est annoncée en direct à 14 heures depuis le poste de radio d’Elie Fiyad, le responsable du CPL à Baabda. Il l’annonce aussitôt aux supporters du parti chrétien tout d’orange vêtu, réunis sur le rond-point à deux pas. Un cri de liesse générale s’empare de la foule. Une femme âgée s’en évanouie d’émotion, tandis qu’une autre sort un plateau de baklavas, sucreries traditionnelles distribuées aux chauffeurs, pour célébrer la fin de deux ans et demi de blocage politique.
Deux heures plus tôt, 127 députés libanais se sont réunis au Parlement pour la 46ème session dédiée à l’élection du 13ème chef d’État libanais. Le seul suspense était de savoir si Michel Aoun serait élu au premier tour, aux deux-tiers de la chambre, ou au second, à la majorité absolue. Il n’a manqué que deux voix au premier tour. C’est donc à l’issue d’un troisième tour, le second ayant donné lieu à un mauvais décompte, que les supporters de l’ex-général de l’armée libanaise ont pu envahir les rues des villes et des quartiers chrétiens du pays.
La victoire, 26 ans après
La veille de l’échéance électorale, Joseph décorait son petit local de mécanicien du quartier chrétien de Getaoui avec des portraits de Michel Aoun de l’époque de la guerre civile libanaise, sous-titrés « Il revient se tenir à vos côtés ».
« Pour nous, son élection, c’est une victoire, 26 ans après son exil forcé »
« C’est une photo originale », dit-il à MEE à propos du portrait du général surmonté d’un béret kaki. Sur sa table de travail, il sort la photo qu’il a dupliquée : « Je le connais bien, j’ai combattu à ses côtés pendant les "évènements" [expression utilisée par les Libanais pour évoquer la guerre civile, ndlr]. J’étais membre des services de renseignement de l’armée quand il a lancé la guerre de libération contre l’occupation syrienne », explique-t-il, avant de faire défiler sur son téléphone des photos de lui aux côtés de Michel Aoun, sur fond orange, la couleur du CPL.
« Pour nous, son élection, c’est une victoire, 26 ans après son exil forcé », dit-il, l’air soulagé.
Le 14 mars 1989, le général Aoun, alors commandant des forces armées libanaises et président du Conseil, lance une guerre de libération contre l’occupant syrien. À l’époque, il se fait la voix du Liban meurtri, comme le relate l’historien Georges Corm dans l’essai « Le Liban contemporain » : « Dans son abri souterrain au palais présidentiel de Baabda, il tient conférence de presse sur conférence de presse, parle aux radios du monde entier. Il a le langage simple et brutal des militaires : il dit le ras-le-bol d’une population martyrisée depuis quinze ans par les Israéliens, les Palestiniens, les Syriens (...) C’est le petit "David" libanais qui défie le "Goliath" syrien ».
Mais au lieu de remporter une victoire inattendue, le sursaut du général provoque les bombardements massifs de l’aviation syrienne sur une Beyrouth déjà exsangue, jusqu’à ce qu’il se réfugie le 13 octobre 1990 à l’ambassade de France, dernier abri avant son exil dans l’Hexagone, qui durera quinze ans.
Tous ses ennemis ont voté pour lui
Dans la mémoire de Joseph, le cauchemar du 13 octobre 1990 est si frais qu’il en tremble encore en le décrivant : « J’ai dû cacher ma femme dans le coffre de la voiture et nous avons fui le pays pour ne pas être tués », explique-t-il. Chez d’autres, l’élection de Michel Aoun soulève aussi des vagues de cauchemars vécus pendant la guerre civile, mais d’un genre différent. Peu après l’annonce de l’annonce du résultat des votes, une jeune libanaise poste sur son profil Facebook : « Quand je vois mon père s’en prendre à Aoun devant la télévision en criant : "Tu as détruit ma vie, brûlé mon studio pendant la guerre et maintenant tu nous demandes d’oublier ce que tu nous as fait ?" ».
Pendant et après le conflit, Michel Aoun a été un dirigeant clivant, fédérant autant de supporters qu’il s’est créé d’ennemis. En 1990, outre sa guerre forcenée contre l’occupant syrien, Michel Aoun refuse de reconnaître l’élection de deux présidents successifs et ne se soumet pas aux accords de Taëf censés mettre fin à la guerre le 22 octobre 1989. L’armée s’oppose aussi à la milice chrétienne des Forces Libanaises dirigée par Samir Geagea pendant six mois. Ces affrontements interchrétiens lui ont valu une réputation d’intransigeance et de jusqu’au-boutisme.
« Nous sommes heureux du rapprochement entre ces deux ennemis, dont les combats avaient fait plus de 2 000 morts en 1990. Mais leur entente n’est pas synonyme d’alliance politique : ils n’ont pas de programme commun et leurs désaccords demeurent »
Or 26 ans plus tard, sa détermination lui a permis de rallier tous ses ennemis d’hier, les uns après les autres. Le premier de ses ex-adversaires à annoncer son soutien au fondateur du CPL est Samir Geagea, en janvier 2016. Une réconciliation bienvenue chez les chrétiens libanais, même si selon Charles Saba, conseiller du président du parti chrétien Kataëb Samy Gemayel, cet accord de façade est limité à l’échéance électorale : « Nous sommes heureux du rapprochement entre ces deux ennemis, dont les combats avaient fait plus de 2 000 morts en 1990. Mais leur entente n’est pas synonyme d’alliance politique : ils n’ont pas de programme commun et leurs désaccords demeurent », souligne-t-il.
Après quinze années d’exil en France, Michel Aoun est revenu au Liban en 2005, suite au meurtre du Premier ministre de l’époque Rafiq Hariri, pour lequel le régime syrien a été directement pointé du doigt. Il choisit pourtant de se rallier au camp pro-syrien du 8 mars, dominé par le parti chiite Hezbollah. À l’autre bout du spectre politique, Samir Geagea s’est à l’époque rangé dans le camp du 14 mars, date de la « Révolution du Cèdre » qui a provoqué le retrait des forces militaires syriennes du Liban. Il a ainsi donné en 2005 son soutien à Saad Hariri, fils de l’ex-Premier ministre assassiné et leader du Courant du Futur, le parti sunnite opposé au Hezbollah.
Le 20 octobre 2016, Saad Hariri a lui aussi opéré un retournement inattendu d’alliance en annonçant à son tour son soutien à Michel Aoun.
Pour Ziad Kadri, député du Futur de la ville de Rachaya, cette alliance contre-nature est le fruit de circonstances exceptionnelles : « Nous savons que le pays est au bord du désastre après dix années de divisions entre 8 et 14 mars et cinq ans de guerre en Syrie. Hariri et Aoun ont décidé de s’unir pour préserver le Liban du conflit syrien et s’attaquer aux défis internes au pays », explique-t-il. Sa décision, Saad Hariri l’a prise « pour protéger le Liban » et « maintenir la neutralité de notre État concernant la crise en Syrie », a-t-il déclaré devant ses députés.
Des mots qui n’ont pas convaincu l’ensemble de son camp. Ahmed Fatfat, député du Futur du district de Minieh-Dinieh, désapprouve : « Les arguments de Saad Hariri sont cohérents, mais je ne fais pas confiance en Aoun, ni en son allié, le Hezbollah, qui continue de combattre aux côtés du régime syrien malgré le principe de neutralité du Liban prévu par la déclaration de Baabda de juin 2012. Selon moi, il s’agit d’une reddition qui place le Liban dans les mains de l’Iran, le parrain du Hezbollah », assène-t-il.
Au sein des Forces Libanaises, l’alliance avec Michel Aoun n’est pas non plus toujours comprise par la base. « Aoun est une caricature de Napoléon. Pendant plus de deux ans, son camp a bloqué le pays pour qu’il puisse être élu : c’était lui ou personne », soupire Tony Abu Rouhana, partisan de Samir Geagea et journaliste à Beirut Observer.
« La fin du vacuum politique ne va rien résoudre »
Michel Aoun président, le défi revient désormais à Saad Hariri, déjà annoncé comme le futur Premier ministre, de former son gouvernement. Pour Sami Atallah, directeur du Centre libanais d’études politiques, le ralliement du leader sunnite au candidat soutenu par le Hezbollah n’a rien à voir avec l’objectif noble de « protéger le Liban » : « Il cherche plutôt à protéger ses propres intérêts politiques, et à sauver ce qui reste de son empire économique », nuance-t-il. Selon lui, l’élection d’un chef d’État n’apporte pas de solution aux défis laissés en suspens par deux ans et demi de vide politique.
« Plus que l’élection d’un président fort, c’est une responsabilisation accrue des décideurs qui permettra au Liban de résoudre ses problèmes. »
« La fin du vacuum politique ne va rien résoudre. Cela va juste donner un semblant de normalité. Mais les dirigeants actuels ont échoué à de nombreuses reprises à répondre aux demandes des citoyens », regrette-t-il, ajoutant : « Plus que l’élection d’un président fort, c’est une responsabilisation accrue des décideurs qui permettra au Liban de résoudre ses problèmes. »
À deux pas de la place de l’Étoile de Beyrouth que Michel Aoun a quitté à 15 heures pour rejoindre le palais présidentiel de Baabda, les graffitis des manifestations de l’été 2015 contre la crise des déchets n’ont pas disparu : « À bas le gouvernement de déchets », lit-on. Non loin de là, l’entrée du port de Beyrouth continue d’être envahie par des tonnes de poubelles en plein air, preuve que la gestion des déchets est toujours aussi négligée. 26 ans après avoir fui Baabda sous les bombes, Michel Aoun s’y rassoit, à la tête d’un pays aux faux airs de décharge qu’il aura la tâche urgente de nettoyer.
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