La parole est aux victimes de la dictature tunisienne
TUNIS - Manel Abrougui offre un magnifique sourire qui cache les horreurs entendues qu’elle ne parvient pas à oublier. Depuis un an et demi, cette doctorante en sociologie travaille au sein de l’Instance vérité et dignité (IVD), organe créé fin 2013 pour s’occuper du processus de justice transitionnelle et mettre en lumière les abus de la dictature tunisienne.
Lors d’auditions à huis clos, la jeune femme de 29 ans a écouté entre 800 et 1 000 personnes – elle ne sait plus très bien – raconter les exactions commises ou subies pendant la dictature. Alors que les premières audiences publiques marquant la fin de l’instruction des dossiers débutent ce jeudi, Manel Abrougui, elle, a cessé les auditions privées et changé de service. Trop dur.
« J’étais épuisée. Je faisais des cauchemars toutes les nuits »
« J’étais épuisée. Je faisais des cauchemars toutes les nuits », explique-t-elle à Middle East Eye. Accumuler les histoires de violations atteint forcément le moral. Manel a particulièrement été marquée par le témoignage d’un homme, torturé dans une geôle de Ben Ali. Dans la même pièce que lui se trouvait une jeune fille dont il n’a jamais connu le nom. Elle a été violée à de nombreuses reprises avant de mourir. Sous ses yeux. « Le témoin, lui-même victime, s’est senti coupable. Parce qu’elle l’appelait à l’aide et qu’il n’a rien pu faire », se souvient Manel Abrougui.
Comme cet homme, plus de 62 000 personnes ou collectivités ont déposé un dossier auprès de l’IVD. Un chiffre qui regroupe des victimes, mais aussi des auteurs repentis.
Chaque affaire doit remplir trois critères. Les faits doivent avoir eu lieu entre le 1 juillet 1955 (autonomie de la Tunisie) et le 31 décembre 2013 (instauration de la loi sur la justice transitionnelle). Les auteurs de violations doivent être l’État ou des personnes qui agissent en son nom ou sous sa protection. Enfin, les crimes doivent être considérés comme graves ou systématiques.
La torture du « poulet rôti »
Les écoutants, comme Manel, sont les premiers à entrer en contact avec les requérants. Le travail consiste alors à libérer la parole, à recueillir le témoignage afin d’identifier le type de violation – 32 ont été recensées par l’IVD –, à définir les besoins (suivi psychologique ou social) et à enregistrer les demandes de réparations.
Bechir Khalfi a ainsi dû raconter dans le détail ce qu’il a vécu, de 1991 à 2007, dans les prisons tunisiennes. Opposant au régime de Ben Ali, il avait été « condamné » à 52 années de détention pour différents motifs, comme appartenance à une organisation non autorisée, participation à une manifestation illégale ou distribution de tracts.
Des jugements considérés aujourd’hui comme illégaux. Les arrestations arbitraires représentent la plus grande violation. 13 752 plaintes ont ainsi été déposées à l’IVD, auxquelles s’ajoutent 6 367 cas de procès non équitables.
Mais Bechir a également été torturé. Le quinquagénaire se souvient comme si c’était hier de la « technique du poulet rôti » : « On m’attachait les bras et les jambes autour d’un bâton suspendu. Les hommes me tapaient de part et d’autre et mon corps balançaient entre eux. On me laissait comme ça jusqu’à 4 h du matin. On m’a aussi plongé la tête dans une bassine d’eaux usées. À force de coups de bottes, la peau de mes jambes tombait en lambeaux », raconte-t-il à MEE en précisant qu’il a passé « sept années à la case interrogatoire avec son lot de sévices ».
Après cette phase d’écoute, le dossier passe au service cartographie, où travaille à présent Manel Abrougui.
« On peut aussi voir l’évolution de certains bourreaux. Par exemple, il y en a un qui écrasait les testicules de ses victimes avec un tiroir »
« On retrace l’histoire de la Tunisie avec les différentes phases par lesquelles est passé le pays. On a ainsi déterminé dix-huit périodes de violations, comme les émeutes du pain (1983-1984), les grèves de Gafsa (2008)… », précise-t-elle.
Cette mise en commun permet de corroborer (ou non) les témoignages, de les préciser, d’identifier des victimes ou des auteurs de crimes.
Les coupables se retrouvent dans les affaires de corruption
Ainsi, la cartographie a mis en exergue le fait que la torture dite du « poulet rôti » est apparue après les années 1960 ou que les violences sexuelles étaient quasiment systématiques dans la région du Cap Bon (à la pointe nord-est de la Tunisie).
« On peut aussi voir l’évolution de certains bourreaux. Par exemple, il y en a un qui écrasait les testicules de ses victimes avec un tiroir. On peut retracer son parcours professionnel sur tout le territoire », explique à MEE Nouguil Heni, un collègue de Manel.
Un travail qui facilite la tâche du service enquête, qui instruit les dossiers par groupe de dix à vingt.
« Plus c’est lourd, moins le bourreau peut nier, justifie Elyes Ben Sedrine, qui travaille dans l’unité des homicides. Nous ne visons pas les exécutants, mais les hauts-cadres. Ce sont des gens qui sont parfois morts, en retraite ou alors toujours en poste. »
Cet avocat de formation révèle à MEE qu’il est souvent difficile d’atteindre les accusés : « Le petit exécutant est protégé de façon à ce qu’il ne soit pas tenté de parler. S'il ouvre la bouche, tout le monde tombe. »
Au final, « aucun coupable ne s’est dénoncé concernant des crimes, car cela mènerait à un procès en chambre spécialisée, même si le dépôt d’un dossier à l’IVD pourrait encourager à plus de clémence. »
Les coupables, on les retrouve en revanche dans les affaires de corruption. C’est le cas, par exemple, d’Imed Trabelsi, neveu par alliance du dictateur. Le quadragénaire est en prison depuis 2011. Il a été condamné à plus de 80 ans de prison dans différentes affaires (consommation de cannabis, chèques sans provision, etc.).
Désaccord entre l'État et l'IVD
« La loi sur la justice transitionnelle est aujourd’hui la seule issue qui lui permettrait de sortir de prison », indique son avocat, Anis Boughattas, qui affirme que son client est prêt à rendre tout argent mal acquis et… à divulguer toutes les informations en sa possession.
Pourtant le dossier stagne : le représentant de l’État, chargé de négocier les réparations, ne participe plus aux réunions. « Il y a un désaccord énorme entre l’État et l’IVD », explique Anis Boughattas à MEE, évoquant notamment le projet de loi de réconciliation économique voulu par le président Béji Caïd Essebsi, qui retirerait à l’IVD les dossiers de corruption.
Poursuivi par la police, empêché de circuler comme il le souhaitait, Béchir n’a jamais pu trouver un travail stable
Une fois l’enquête réalisée, les dossiers sont dispatchés selon leur contenu. « En cas de faute professionnelle, c’est la commission réforme institutionnelle qui le prend en charge. Pour la corruption, c’est l’arbitrage qui s’en occupe. Les violations massives sont transmises à l’unité d’instruction puis aux chambres spéciales. Mais en réalité, la majorité des dossiers sont liquidés à cette étape. Là, on les envoie à la commission réparation », explique Oula Ben Nejma, la présidente de la commission enquête.
Une réparation financière, Hamdoui Sami n’attend que ça. Et vite. Poursuivi par la police, empêché de circuler comme il le souhaitait, cet opposant à la dictature n’a jamais pu trouver un travail stable.
Considéré comme un cas d’urgence sociale, l’homme ne se montre pas tendre envers l’instance : « J’ai déposé mon dossier le premier jour. J’ai le numéro 59 ! Depuis, rien. J’attends. Il y a quelque chose qui cloche, il y a une mauvaise organisation au sein de l’IVD. »
La direction de l’IVD, elle, évoque l’idée de mettre en place une consultation afin d’« inscrire les réparations dans une approche de développement ». Objectif : transformer l’argent frais des fonds de réparation en ressources pérennes.
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